Peine perdue (1894)

mercredi 5 juin 2024, par velovi

L’avenue des Champs-Élysées opère sur tous les cyclistes une attraction aussi universelle que com- préhensible. Elle ouvre, en effet, entre les deux plus belles places de la capitale, la Concorde et l’etoile, une artère comme aucune autre ville du monde n’en possède de pareille par sa longueur, sa largeur, l’animation constante qui la caractérise, son cadre tour à tour verdoyant dans le bas avec les Champs-Elysées, riche et splendide dans le haut avec les magnifiques habitations qui lui servent de bordure.

Elle est, de plus, particulièrement agréable aux cyclistes par la nature de son sol et son inclinaison progressive.

Pavée de bois sur toute sa longueur, elle présente une surface roulante et douce qui excite tout naturellement à la vitesse. Plate dans sa première moitié, de la place de la Concorde au rond-point des Champs-Élysées, elle commence à monter légère- ment, puis la pente s’accentue et augmente graduel- lement jusqu’à cent mètres de la place de l’Etoile où elle s’atténue sensiblement pour finir d’une manière beaucoup plus douce.

Une telle disposition est éminemment propre à satisfaire le goût des cyclistes ; aussi y en a-t-il bien peu, même parmi les plus sages, qui résistent a la tentation de se lancer à pleine allure dans la des cente.

L’exercice contraire n’est pas moins pratiqué et il se passe peu de jours qu’il ne vienne à l’idée d’un à cycliste de chercher à brûler la politesse un bon trotteur et surtout aux autres cyclistes qui sillonnent l’avenue en grand nombre à chaque moment, La côte qui précède l’Etoile, le théâtre ordinaire de ce genre d’opérations, a vu des luttes plus nom- breuses et plus acharnées que n’importe quelle piste.

C’est une de ces batailles, d’autant plus curieuses que la plupart du temps les adversaires ne se con- naissent pas, qui fait l’objet de cette historiette.

Par une belle journée de l’année 1891, un cycliste solitaire revenait de la place de la Concorde et, après avoir donné en passant un amical bonjour aux chevaux de Marly, postés à l’entrée de l’avenue comme deux sentinelles de marbre, il s’engageait sur la chaussée nouvellement refaite et d’un roule- ment délicieux.

Excité par l’absence de résistance, il accéléra peu à peu son allure, passa rapidement devant le Palais de l’Industrie et, aidé par un agréable petit vent dans le dos, il arriva au rond-point dans un vrai train de course.

Là commençait la montée, le sol plus ancien était moins roulant et parsemé de trous qui donnaient une trépidation désagréable, aussi il ralentit sensi- blement.

Au bout d’une centaine de mètres, il entendit derrière lui un léger bruit et, se retournant, il vit un cycliste, la tête légèrement inclinée et dont les bords de son chapeau dissimulaient la figure. Ce cycliste était collé sur sa roue de derrière et se servait de lui commed’une entraîneur improvisé.

Ce n’était pas la première fois qu’une pareille aventure lui arrivait, mais il avait su jusque-là se défaire des importuns par un moyen qui lui avait réussi, celui d’accélérer le train peu à peu, ce qui lui avait permis de les lâcher avant d’arriver au sommet de l’avenue, car il était très bon marcheur.

Confiant donc dans sa force, il commença à appuyer un peu plus, mais sans démarrer brusquement. Il connaissait, pour les avoir pratiqués sur d’autres, les effets du vannage progressif et il voulait se payer le plaisir de recommencer encore avec celui-là.

Au bout de cent mètres, l’autre cycliste était tou- jours sur sa roue de derrière, il poussa plus fort à mesure que l’avenue montait davantage. Au coin de la rue de Berry, le cycliste était encore sur sa roue de derrière. Décidément celui-là était un peu plus dur à décramponner que la plupart des autres.

Alors notre homme se mit à l’ouvrage sérieusement afin de lâcher l’importun. Cette fois, il comptait bien y parvenir, car c’est la partie de l’avenue qui monte le plus et c’est à cet endroit qu’il avait ordinairement raison de ceux qui s’étaient montrés jusqu’alors récalcitrants.

Toutefois il n’y a pas de règle sans exception et notre cycliste en fit cette fois l’expérience, car, arrivé au coin de l’avenne de l’Alma, il entendait toujours le bruit de la machine de l’autre qui semblait accrochée à lui comme avec un invisible lien.

Il commencait à en avoir assez de ce petit jeu et se demandait déjà s’il n’allait pas, pour la première fois, en être lui-même victime. Quoique très intrigué de savoir qui était de taille à le tenir ainsi, il n’osait plus se retourner dans la crainte de montrer sa figure ruisselant de sueur. Voulant en avoir le cœur net, il rassemble ses forces et, tentant un dernier effort, il pédala d’une maniére furieuse jusqu’à la rue de Tilsitt.

A partir de cet endroit la pente était bien plus douce, aussi eut-il un vrai soulagement. N’entendant plus rien derrière lui et s’applaudissant d’être enfin arrivé, quoique à grand’peine, à son but, il s’apprêtait à se retourner pour voir où il avait laissé l’autre cycliste lorsqu’à sa grande stupéfaction il vit celui-ci passant à sa droite à grande vitesse, le corps à peine incliné sans aucune apparence d’effort et le regardant avec un sourire légèrement moqueur.

Il eut juste le temps de le reconnaitre :

Complet d’étoffe claire, petit chapeau rond, fleur à la boutonnière, légère moustache noire. C’était Charron, trois fois champion de France ! Tête de l’entraîneur malgré lui !

E. MOUSSET.

La Bicyclette

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