Pentecôte au Ventoux 1929

lundi 15 mai 2023, par velovi

« Pentecôte au Ventoux », Vélocio, Le Cycliste, mai-juin 1929, p. 42-45, Source Archives départementales de la Loire cote PER1328_15

Le Ventoux est un gros morceau, difficile à avaler. Je le savais, je l’ai écrit maintes fois, et je l’ai trouvé, ce dimanche de Pentecôte, encore plus coriace que je ne m’y attendais. Je ne l’avais pas escaladé depuis 1913, année où, coéquipier de mon ami Ch..., mort des suites de la guerre et dont je me sens plus privé que jamais, je mis quelques belles randonnées à l’actif d’un tandem dont en quelques instants on pouvait faire une bicyclette ou une triplette, voire une quadruplette, et que j’avais conçu pour les besoins des jeunes ménages, qui vont, comme l’on sait, ou qui du moins allaient autrefois, croissant d’année en année et exigent des machines à rallonge, comme la table du chansonnier. Il nous avait fallu trois heures et quart, avec 2 m. 50 de développement, pour aller de Bedoin à l’Observatoire, alors qu’à bicyclette deux heures et demie avec 2 m. 80, en ce temps-là, me suffisaient. Il m’en a fallu, juste le double cette année, avec 2 m. 65 ; ce développement me parut trop grand dès que j’abordai le 10 % et le mauvais sol pierreux qui commence à la sixième borne. Je dus faire avec quatre compagnons, parmi lesquels une toute jeune fille, Mlle R..., de Maillane, dont l’énergie et la volonté m’émerveillèrent, et qui consentirent à ne pas aller plus vite que moi, haltes sur haltes et franchir à pied les plus mauvais passages. De fréquents dérapages, sans être dangereux pour le cycliste, l’étaient pour la bicyclette, et ma manivelle gauche fut bientôt tordue, qui m’obligea à pédaler de guingois, à quoi l’on s’habitue très vite, heureusement, car nous étions encore à 14 km. du sommet, et si j’avais dû les faire à pied ! On s’arrêta longtemps à La Grave, auprès de l’unique fontaine, à la borne 17, autant pour se restaurer que pour se rafraîchir, et nous finîmes par arriver à 14 heures, étant partis de Bedoin à 9 heures.
Pendant ce temps, H..., de Montpellier, grimpait d’une traite en 2 h. 35, jusqu’à l’observatoire. L..., de Saint-Étienne, le suivait à 5 minutes, mais s’arrêtait à l’hôtel, ainsi qu’un Maillanais qui se classa troisième et un vétéran montluçonnais, parti un peu avant nous et qui ne fut rejoint qu’en haut. Les honneurs de la journée se partagèrent donc entre quatre départements et, chose assez curieuse, les quatre premières machines étaient mêmes du même dérailleur stéphanois. Par contre, l’arrière-garde comprenait une flottante pure, une flottante conjuguée avec moyen B. S. A. et deux pignons ovales au pédalier, une Rétro-directe avec pignon ovale encore, et enfin deux autres dérailleurs, stéphanois toujours. Entre les deux groupes, s’échelonnaient au cours de la montée une dizaine de cyclistes armés de dérailleurs ou de roues à retournement. Il y a longtemps que le Ventoux ne s’était vu assailli par tant de cyclotouristes venus de tant de côtés différents.
Je m’étais mis en route dès la veille, accompagné de L..., jeune Stéphanois de 21 ans, qui me paraît avoir hérité la vaillance et la vigueur de mes compagnons d’antan. Partis à midi tapant de Saint-Étienne, nous étions à Andance à 15 h. 10, après une crevaison qui nous avait retenus un quart d’heure, puis sans plus d’arrêt qu’un autre quart d’heure pour nous restaurer à Montélimar de quelques bananes et oranges, nous étions arrivés à 21 h. précises devant l’Arc de triomphe, ci : 134 km. à la moyenne commerciale horaire de 23 km. C’était un bon début, qui fut peut-être favorable à mon jeune compagnon, mais auquel j’attribuai en partie ma mauvaise ascension du lendemain. Il faudra que je refasse le Ventoux en partant frais et dispos après une bonne nuit passée à Bedoin, à une heure plus matinale et avec un développement plus faible. L ... malgré ses 20 ans, s’était contenté de 2 m. 40, et j’aurais mieux monté, je crois, avec 2 m. 25 qu’avec 2 m. 65.
Là-haut, l’hôtel du Ventoux n’était ouvert que de la veille et nous fûmes accueillis très cordialement par M. et Mme Vandran, dont le fils est, à Paris, un chroniqueur sportif très écouté, qui s’intéresse particulièrement aux choses du cyclisme. M. Vandran m’accuse d’avoir été le premier, il y a trente ans, à violer à bicyclette la majesté du géant provençal, et il a voulu placer dans la salle à manger de son hôtel une photo de Vélocio pour rappeler peut-être à ses nombreux visiteurs qu’on peut gravir le Ventoux autrement qu’en automobile et aussi bien à 16 ans, comme Mlle R.., qu’à 76 ans, comme votre serviteur. Ce dont parut éberlué un gros homme dont la voiture nous avait dépassés en pleine rampe et qui m’ayant vu monter et arriver avec le sourire, me félicita bruyamment, puis me demanda non sans quelque ironie si j’excellais ainsi dans d’autres sports. Encore assez, fis-je négligemment, quitte à m’y reprendre à plusieurs fois, comme en montant aujourd’hui au Ventoux. Bien répondu, opina une femme élégante qui nous écoulait et qui cingla mon interlocuteur d’un sourire narquois plein de sous-entendus. Je m’inclinai, heureux de cette approbation, mais je devais avoir ce jour-là d’autres bonheurs. A peine arrivé sur la plateforme de l’observatoire abandonné depuis la guerre, on ne sait trop pourquoi, car il n’y a pas de lieu plus favorable aux observations météorologiques, je fus saisi à bras-le-corps par mon vieil ami C..., de Montluçon, qui s’écriait joyeusement : « Enfin, nous vous tenons au sommet du Ventoux d’où vous voulez que vos cendres soient jetées au vent du nord, qui justement souffle aujourd’hui. Nous allons vous brûler... — Je protestai vigoureusement... — En effigie seulement pour cette fois ! — Et je fus amené devant un mannequin dûment étiqueté Vélocio, auquel on mit le feu incontinent. Le vent n’en fit qu’une flambée et mes cendres s’envolèrent vers Pernes, mon pays natal, heureux présage.
De tous les côtés la brume limitait l’horizon à quelques kilomètres, et la table d’orientation, déjà frappée et fendue par la foudre, nous indiquait les directions sans que nos yeux puissent voir ce qui était au bout : les sommets des Alpes et des Cévennes, la mer et les villes qui la bordent, la vallée du Rhône jusqu’à Lyon dont on aperçoit, paraît-il, les fumées. On eût été là, deux jours auparavant, aux premières loges pour voir évoluer par en dessus, le Graf-Zeppelin désemparé, devenu le jouet du mistral, heureux de se réfugier dans un port français qu’il avait orgueilleusement survolé la veille.
Mais le temps passait rapidement ; sauf nous, les cinq lanternes rouges, tout le monde avait déjeuné et la légère collation de La Grave n’était pour nos estomacs qu’un vague souvenir. L’hôtel Vendran était là heureusement et nous fûmes bientôt en présence d’un menu substantiel auquel ne manqua qu’une certaine omelette aux truffes — les truffes du Ventoux sont recherchées par les gourmets du monde entier — dont nos amis L... et C .,. arrivés avant midi, s’étaient pourléché les babines. Même au Ventoux, joue l’antique et dure loi du Tarde renientibus ossa. Bah ! les os étaient encore bien bons et nous quittâmes la table vers les 17 heures, solidement lestés heureusement pour nous comme on le verra par la fin de l’étape.
Il nous fallait maintenant redescendre Bédoin et je ne voyais rien de drôle à cette opération qui me valut, d’ailleurs, deux mauvaises chutes et quelques écorchures insignifîantes c’est entendu, grâce à la protection de mon saint patron Vélocio, mais que l’arrivée soudaine d’une auto ou d’une moto - et en passa des unes et des autres, plus de cinquante dans la journée, eût rendues très graves. Je ne fus pas seul à déraper dans les ornières, les pierres et le sable ; personne ne fut, par bonheur, sérieusement touché et l’on se retrouva au complet, entre 18 et 19 heures, à Bedoin où l’on rechargea les machines des bagages dont on les avait allégées pour faire l’ascension. Je fis redresser ma manivelle par le même mécanicien qui, à Pâques 1926, m’avait réparé ma bichaîne et qui me parut tout aussi réfractaire à la Polyxion qu’il l’était il y a trois ans. Vous verrez qu’en dépit du Ventoux, Bedoin sera le dernier boulevard du monoxisme. « Le Ventoux ? Té, non ben, nous y montons en auto ; c’est bon pour vous autres d’y monter à vélo, parce que vous êtes des piqués ! Telle est la mentalité des cyclistes de Bedoin. Laissons-les donc à leurs truffes.
Le soleil déclinait rapidement et quelques-uns nous avaient déjà quittés, quand le gros de la troupe qui comptait une bonne douzaine de cyclotouristes, de Maillane, d’Arles, de Montpellier, d’Avignon et autres lieux, s’ébranla. Nous filions bon train, et la jeune Thérèse R..., que ni la montée, ni la descente du Ventoux qu’elle venait d’aborder pour la première fois n’avaient fatiguée, pédalait avec plus d’ardeur que jamais, tout comme les meilleures pédales du groupe que M. H..., de Montpellier, emmenait parfois à 30 à l’heure, quand mon pneu arrière s’affaisse ; on remplace la chambre ; il faut recommencer après un kilomètre : on remplace la chambre de nouveau et je puis arriver à Carpentras, mais à plat derechef. Un troisième démontage s’impose auprès d’une fontaine monumentale où l’on vérifie les deux chambres. On les répare soigneusement, et cette fois cela tiendra, cela tient même encore. Seulement le soleil s’est couché et la nuit va nous envelopper. Or, la nuit, avec mes faibles yeux de myope, quand je dois voyager de compagnie et suivre des ombres que je risque de perdre de vue, c’est un handicap qui m’enlève la moitié de mes moyens ; la lune même qui, au zénith, va nous éclairer magnifiquement, aggravera ma situation, car elle rendra les routes étroites où nous allons nous engager, tantôt claires, tantôt obscures, tantôt rayées de bandes noires et de bandes blanches, selon la disposition des arbres qui les bordent. D’où une tension d’esprit fatigante. Nous avons perdu encore une demi-heure avant d’obtenir à Carpentras, des flambeaux ou des lampes électriques pour tout le monde, à cause des gendarmes qui sévissent parait-il dans la région. Bref, il est 21 heures et nous avons à égrener encore 40 km. par Bernes, Velleron, Le Thor, Caumont, Noves et Chateaurenard, pour atteindre l’hospitalière demeure de nos amis R..., à Maillane. Je sens que je vais retarder tout le monde, et le simple bon sens me commande de passer tranquillement la nuit à Carpentras ou à Pernes, mais le simple bon sens qui n’est que la froide raison, n’a pas voix au chapitre aujourd’hui. Et me voilà embarqué pour une nyctocyclade qui n’a pas été sans charme, ni sans imprévu : un clou qui perfora le pneu de mon voisin dès la sortie de Pernes, sépara du gros de la troupe, l’arrière-garde où j’étais et qui ne comptait que quatre Stéphanois, dont un jeune homme résidant à Saint-Rémy depuis un an et qui se fit fort de nous amener à Maillane à travers le dédale des routes enchevêtrées qui sillonnent les fertiles plaines du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Nous nous confiâmes à ce pilote improvisé et nous voilà roulant à la queue leu-leu à travers la campagne silencieuse et déjà solitaire. Il était facile de s’égarer et nous n’y manquâmes pas ; nous n’étions pas les seuls. Près du Thor, nous trouvons une auto arrêtée qui nous demande où elle est et où il lui serait possible de trouver un hôtel. Nous étions bien incapables de lui répondre, mais de l’ombre s’élève tout à coup une voix qui donne le renseignement demandé. Eh ! les routes ne sont pas si solitaires que nous le pensions ! Avant Caumont, nous bafouillons en plein, et notre guide va se renseigner à son tour dans un mas où brille encore une lumière. Nous en sommes quittes pour quelques kilomètres de rabiot. Enfin, aux portes même de Maillane, nous palabrions devant les inscriptions à demi effacées d’une plaque indicatrice, quand deux noctambules que nous prîmes l’abord pour des gendarmes, surviennent et nous renseignent. Quelques minutes plus tard, nous entrions chez nos amis R... qui, arrivés depuis une heure, se demandaient ce que nous étions de venus. Il était minuit et, somme toute, cette promenade nocturne où l’on pédalait sans savoir où l’on était, ni si l’on arriverait quelque part et où, n’avait pas été sans agrément, à tel point que mes trois compagnons qui avaient encore six kilomètres à faire pour atteindre Saint-Rémy, ne répugnaient pas à l’idée de pédaler ainsi jusqu’au jour.
En tout cas, elle termina pittoresquement une journée où, comme je l’ai dit, j’avais eu tous les bonheurs. Songez donc ! Après avoir été brûlé, j’avais été pendu — toujours en effigie — dans la salle à manger de l’hôtel du Ventoux, puis j’avais ramassé deux bûches de belle taille qui m’avaient prouvé que je sais encore tomber en souplesse, après quoi trois crevaisons successives n’avaient pas réussi à altérer ma bonne humeur et, enfin, last not least, comme on dit outre-Manche, j’avais pédalé toute la journée au milieu des meilleurs amis que je me connaisse.
A cinq heures, le lendemain, nous étions sur la route. Nous allions d’abord nous regrouper à Saint-Rémy, pour venir prendre ensemble, en Avignon, le train de 8 heures qui nous laissa à 11 heures à Saint-Vallier d’où l’on revint à Saint-Étienne par le chemin des écoliers, après avoir déjeuné à Sarras avec un autre groupe de quatre cyclotouristes stéphanois qui revenaient de faire la Grande-Chartreuse.
Et ma Ballon n° 2 rentra avec 440 km. de plus a son actif, sans fatigue anormale pour elle pas plus que pour son propriétaire.
C’est la chose importante, car lorsqu’on me montre un coureur, ou si vous voulez un cyclotouriste, qui arrive exténué au point de ne pouvoir quelquefois descendre de machine sans s’effondrer entre les mains des assistants, je dis que cela ne compte pas et que ce pauvre diable a fait plus de mal que de bien à la cause que nous défendons. Nous soutenons, en effet, dans le Cycliste, depuis quarante ans, que la bicyclette est supérieure à tout autre moyen de transport au quadruple point de vue : rapidéconommodhygiénique que nous avons condensé dans ce néologisme qui résume ses quatre qualités dominantes et objectives : rapidité, économie, commodité et hygiène, ses autres qualités : utilité et agrément n’étant que subjectives et par conséquent secondaires, puisqu’elles dépendent des premières.
Mais si par la faute de ceux qui, dans un but de lucre ou de vanité stupide, se surmènent et en arrivent à la fatigue anormale, excessive, pathologique, nous étions forcés d’admettre que la bicyclette nous éreinte, nous rend malades et nous tue, notre démonstration serait bien compromise.
C’est pourquoi le Leitmotiv de toutes nos excursions, de nos randonnées, des étapes de 40 heures même, fut toujours et surtout : pas de fatigue anormale à la fin ni à aucun moment. Qu’on s’arrête dès qu’elle apparaît.
En somme, nous ne voyageons pas pour la galerie, nous ne faisons pas de sport spectaculaire. Nous allons où il nous plaît d’aller, sans quête des applaudissements, nous voulons simplement prouver que grâce à la bicyclette tout homme à peu près bien portant peut faire de longs voyages rapidéconommodhygiéniquement (quel bel alexandrin !) que par tout autre moyen de transport.
L’auto est plus rapide, mais combien coûteuse, antihygiénique et peu commode ; le bâton du piéton est plus commode, mais combien lent, etc.
J’attends donc qu’on me prouve le contraire.
Vélocio.

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