En allant au Puy Mary (1922)

lundi 26 février 2024, par velovi

« En allant au Puy Mary », Vélocio, Le Cycliste, septembre-octobre 1922, p. 82-91, Archives départementales de la Loire cote PER1328_13

Mes occupations ne m’ayant pas permis de suivre de bout en bout les cinq épreuves sur route de la Semaine d’Auvergne, je tenais cependant à me rendre compte, de « visu », de la façon dont les machines et leurs pilotes se comporteraient dans les passages les plus durs de l’itinéraire. La journée du 6 juillet, pendant laquelle les concurrents devaient aller d’Aurillac au pas de Peyrol (ait. 1.582 m.), par Salers, me parut la plus dure et je m’arrangeai pour assister au passage de ce col que le puy Mary domine à peine de 150 mètres. J’y étais déjà allé en 1911 avec mon compagnon fidèle, Ch..., à l’occasion d’une excursion dans le massif central, de l’A. C. P., que nous rencontrâmes à Saint-Cernin. C’était le bon temps, on était jeune alors et le lourd manteau d’angoisse de la terrible guerre, qui nous écrase aujourd’hui, ne pesait pas sur nos épaules.
Je partais seul cette fois et je résolus de suivre le même itinéraire qu’il y a onze ans, afin de constater l’influence de ce laps de temps sur mon rendement. Cet itinéraire est d’ailleurs le plus court et permet à de bons randonneurs d’aller de Saint-Etienne à Murat en une demi-étape, tandis que par Le Puy et les monts de la Margeride il faut compter une bonne journée.
Le 5 juillet, je me mis donc en route à 5 h., après avoir très soigneusement mis au point ma légère randonneuse, sur laquelle j’essayai à cette occasion un nouveau mode d’attache de roue libre au moyeu. Tous les cyclistes savent combien il est difficile de dévisser une roue libre bloquée par des milliers de coups de pédale ; il est rare que, ce faisant, on ne détériore pas irrémédiablement la noix de ladite roue libre.

Des constructeurs, ont, à toute époque, tenté de fixer roues libres et même pignons serves par d’autres moyens que le simple vissage. Il y a quelques années, l’Hirondelle reprit une idée mise en pratique dès 1889, en Angleterre, par Abingdon, et, remplaçant la partie filetée du moyeu par un huit pans, emboîta sa roue libre là-dessus à frottement doux et l’y maintînt par un contre-écrou. Mais ce dispositif nécessite un moyeu spécial et une roue libre de grand diamètre, l’usage ayant démontré que les arêtes octogonales devaient être assez accentuées sous peine d’être rapidement effacées, au point de ne plus retenir suffisamment la roue libre et de la métamorphoser en roue folle ; ce dispositif n’était, en outre pas applicable sur tous les moyeux et l’on hésiterait a bon droit, pour jouir de l’avantage d’une roue libre aisément détachable, à faire démonter et remonter une roue et à troquer un moyeu dont on connaît le roulement contre un moyeu dont le roulement est ou peut être douteux. J’avais donc déjà réussi à fixer sur n’importe quel moyeu une roue libre de 18 dents au moyen de deux ou trois goujons de 3 millimètres, logés entre la noix et une rondelle filetée sur le moyeu même, moitié dans l’une, moitié dans l’autre, comme qui dirait entre cuir et chair ; un contre-écrou empêchant la noix et les galets de s’esquiver. Cette solution est bonne et pratique et j’ai fait avec cela de longues et dures montées sans inconvénient, après quoi je détachais ma roue libre aussi aisément qu’on cueille une fleur ; il ne lui manque que d’être adoptée par quelque constructeur d’importance mais les gros brasseurs du cyclone s’intéressent pas à d’aussi minimes détails de construction.
Cette fois, sur ma randonneuse, j’essayais un autre moyeu auquel j’avais été conduit quelques jours auparavant par la nécessité. En voulant dévisser à coups de marteau la roue libre de ma petite vitesse, on avait fait sauter en même temps un manchon fileté qui n’était lui-même fixé sur le corps du moyeu que par un peu de soudure après emmanchage de force. Ce procédé, que l’on emploie avec les moyeux emboutis, paraît précaire, mais est néanmoins suffisant tant qu’on ne brutalise pas son pignon. Je me trouvais donc en présence d’un tube lisse sur lequel il s’agissait de faire tenir une roue libre et trop mince pour supporter un filetage. J’ajustai à frottement doux la noix de ma roue libre à travers laquelle je perçai deux trous de 3 millimètres tangents au tube et deux autres trous dans la joue du moyeu et je reliai par deux clous deux vulgaires clous de menuisier, noix et joue ; le contre-écrou du moyeu empêcha clous et roue libre de s’en aller et c’est moi qui pus m’en aller grâce à ce moyen de fortune qui ne vaut pas le précédent mais qui m’a permis d’aller au puy Mary, d’en revenir et de grimper depuis tous les jours aux grands bois. Un des clous s’est un peu tordu et lève son moignon au ciel comme pour protester contre le barbare traitement qu’on lui fait subir à chaque coup de pédale, mais l’autre n’a pas dévié d’une ligne ; j’en conclus qu’il n’y en a qu’un qui travaille sérieusement, ainsi que cela se passe d’ailleurs dans tous les embrayages et dans toutes les roues libres où jamais ne travaillent ensemble, contrairement à ce que bien des cyclistes pensent, dents, billes cliquets ou galets ; quel que soit leur nombre, il n’y en a jamais qu’un qui supporte l’effort, les autres se tenant toujours prêts à le seconder s’il fléchit tant soit peu.
Il y a donc bien des moyens de fixer une roue libre sur un moyeu, de telle façon qu’on puisse aisément l’en détacher et ce point particulier de construction pourrait être mis en vedette dans un futur concours : découvrir un moyen de fixation à un moyeu quelconque d’une roue libre de 16 dents au pas 12,7, tel qu’on puisse l’enlever et la remettre en place, avec les moyens du bord, en moins de trois minutes, après huit jours de tourisme en montagne. Je ne crois pas que le simple vissage actuel, si gai soit-il, après le bloquage énergique d’un long pédalage à forte pression puisse remplir la condition imposée.
Toutes ces réflexions que je fais en cours de route ne m’empêchent pas de pédaler et je me trouve à 6 heures au delà du Pertuiset, en pleine rampe de Saint-Maurice-en-Gourgois, admirant une fois de plus ce site incomparable. A 150 mètres au-dessous de moi, la Loire se glisse, sinueuse, entre des montagnes qui ne seront bientôt plus que des collines, car elle n’est plus ici bien loin de la plaine du Forez, mais qui, s’étageant en amont, finissent par s’élever à une altitude imposante ; de riants villages, de blanches maisons se détachent en clair sur le vert sombre des prairies et des pinèdes et la vue s’étend d’autant plus loin que l’on monte davantage, jusqu’à ce qu’une brusque déviation de la route vous emmène sur le plateau de Saint-Maurice. La rampe est assez dure par moments et je ne trouve pas mon 3 m. 40 trop petit ; que sera-ce donc quand il me faudra avec cela (car je n’ai pas de plus faible développement) gravir les flancs du puy Mary ?
Sur le plateau désert, je file assez vite ; le temps est à l’orage et quand le soleil se montre par intervalles il est déjà piquant : le sol est semé de cailloux roulants et de têtes de chat que j’évite autant que possible ; mes pneus souples de 35mm n’y résisteraient pas longtemps : par contre, ni trous, ni ornières ; les autos qui vont à la Chaise-Dieu préfèrent suivre la grande route par Saint-Bonnet-le-Château et Usson, que je ne rejoins qu’après Saint-Pal-de-Chalancon et qui est, d’ailleurs, très bien entretenue et très roulante en ce moment.
Je dégringolais, à la vitesse limite, sur Pon-tempeyrat quand l’orage éclate sur le massif de Pierre-sur-Haute dont je ne suis pas très éloigné à vol d’oiseau. Le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde et quelques gouttes de pluie m’atteignent, mais j’en serai cette fois quitte pour la peur.
Je ne passe jamais à Pontempeyrat sans me remémorer mon premier essai de cyclotourisme. C’était en septembre 1881 ; nous étions partis deux la veille au soir de Saint-Étienne et nous étions venus coucher à Saint-Bonnet ; nous avions ensuite fait la descente sur Pontempeyrat, que j’avais jugée effroyable ; elle l’était assurément avec les outils rudimentaires dont nous nous servions en ce temps-là : bicycles en fer forgé dont la roue motrice et directrice de 125 centimètres de diamètre roulait sur des coussinets lisses avec tant de jeu que le bandage en caoutchouc plein carré, collé et cloué sur la jante plate en fer, venait frotter parfois contre la fourche. J’avais appris au printemps à me tenir en équilibre sur un vélo Michaux et je m’étais offert pour 200 francs ce misérable clou d’occasion.
De Saint-Bonnet nous avions pu, en faisant bien entendu à pied toutes les montées, être à Craponne à 9 heures pour le petit déjeuner, puis à la Chaise-Dieu à midi et nous ne nous étions arrêtés le soir qu’à Olliergues, à cent kilomètres environ de notre point de départ, ce dont nous ne fûmes pas peu fiers ! Le lendemain, nous nous contentâmes d’aller à Pont-de-Dore prendre le train du retour, nous aurions pu à cette époque être bien mieux outillés, car les Anglais avaient déjà amené le grand bi à un degré de perfection qu’il ne dépassa pas pendant les quelques années qui précédèrent l’avènement de la bicyclette ; mais nous étions alors bien loin du Saint-Etienne centre de l’industrie cycliste que nous voyons aujourd’hui et personne ne nous tenait au courant des progrès réalisés à Coventry. Le « Cycliste » était encore dans les limbes. Tous les détails de cette première excursion me sont restés dans la mémoire et je me souviens aujourd’hui d’un assez long arrêt que nous fîmes sur les bords de l’Ance, avant de pousser nos instruments de torture, à bout de bras, jusqu’à Craponne, sous un soleil déjà chaud.
Aujourd’hui — ah ! que les temps sont changés ! — le temps est frais, j’ai ce qu’on peut avoir de mieux en fait de machine et je grimpe sans effort à 12 à l’heure, si bien qu’à 8 h. 45 je m’assieds à l’entrée de Craponne devant un copieux café au lait avec beurre et pain exquis, coût 2 fr. 25 ; et ce n’était pas trop cher, tant je fis honneur à ce substantiel menu qui allait me conduire à 80 kilomètres de là jusque sur les bords de l’Allagnon.
A 9 heures et quart, de nouveau sur la route, je me hâte vers la Chaise-Dieu, mais le vent qui m’est contraire depuis le matin devient assez violent pour m’obliger à baisser d’un cran mes développements et à me contenter de 5 m. 25 et de 4 mètres là où j’aurais pu prendre respectivement 7 mètres et 5 m. 25. On s’obstine quelquefois à conserver sur tel tronçon de route connu le développement habituel, sans se rendre compte d’un surcroît de résistance dû au vent ou à un sol moins roulant et l’on arrive ainsi inconsciemment à se fatiguer plus que de raison ; de telles erreurs ne sont permises qu’à des débutants et j’ai bien souvent recommandé de toujours s’efforcer de savoir contre lequel de nos ennemis nous avons à lutter afin de nous armer en conséquence et de ne pas nous laisser démoraliser par une lutte contre une résistance sournoise que nous découvrons trop tard alors que nous sommes presque à bout. Cette résistance vient quelquefois de la bicyclette elle-même. Il n’y a pas très longtemps, je pédalais gaillardement sur mon 7 mètres, à une descente douce, vent favorable, quand je fus obligé de donner un bon coup de frein qui me fit éviter un chien, et je me remis à repédaler gaillardement sans me douter que ce coup de frein avait déclanché une de ces résistances sournoises contre lesquelles je vous mets en garde : ma poignée de frein trop serrée avait joué le rôle d’une poignée autoloc et les patins étaient restés en contact avec la jante ; je ne m’en doutais pas, sinon, ou j’aurais remis mon frein en bon état ou, si je ne l’avais pu faute d’outils, j’aurais abaissé mon développement et je ne me serais pas fatigué plus que nécessaire. D’autres fois la résistance supplémentaire vient de l’estomac ; on ne s’en aperçoit que lorsque les jambes cotonnent, trop tard pour que l’abaissement du développement puisse vous porter secours. En thèse générale, quand approche l’heure prandiale, on gagne toujours à prendre une plus petite multiplication, car on est à ce moment-là déjà loin du repas précédent et par conséquent plus ou moins vidé. Les très grands développements, j’entends de 7 à 8 mètres, sont en somme plus agréables qu’utiles et il ne faut pas en abuser.
Quelques kilomètres avant la Chaise-Dieu, la route change d’orientation et de contraire le vent devient favorable, à moi mon 7 mètres ! Sans effort, je tourne à 80/90 tours, le sol est uni, la descente se joint au vent et le 35 à l’heure ne me pèse guère. Le temps se met au beau ; la force du vent nous préservera de la pluie pour la journée. Je travers la Chaise-Dieu à 10 h. 1/2 et avant de me lancer à la descente je m’assure que mes freins fonctionnent bien, car avec ce vent dans le dos ils vont être à l’ouvrage jusqu’à Brioude.
On domine de là-haut une très grande étendue de prairies et de bois qui, de collines en collines descendent jusqu’à une ligne imprécise pour mes faibles yeux mais qui doit être limitée par la vallée de l’Allier, au delà de laquelle l’horizon se relève avec les monts de la Margeride et du Cantal. Je ne puis du reste pas contempler longtemps le paysage, le sol caillouteux et les ornières appelant mon attention à chaque instant ; parfois un lacet me ramène contre le vent et je suis forcé de pédaler, puis le vent me reprend et me pousse à 30 à l’heure.
Me voici à une bifurcation ; j’y trouve un cycliste qui me dissuade de passer par Champagnac et me recommande la route de Sistrières ; je connais les deux et je n’ai pas de préférence ; je me laisse donc aisément convaincre. Par Sistrières, on évite une contre-pente assez dure et l’on traverse des coins très pittoresques ; la distance est à peu près la même mais, si le vent avait soufflé du nord ce jour-là, j’aurais pesté contre mon conseilleur pendant les quelque dix kilomètres que l’on est obligé de faire dans la vallée pour gagner le pont de Brioude et qui me parurent longs même avec bon vent parce que je m’étais mis dans l’esprit que, de la Chaise-Dieu à Brioude. il n’y avait que 32 kilomètres alors qu’il y en a réellement 42. Il ne faut jamais commettre d’erreurs de ce genre quand on est pressé et surtout quand l’estomac commence à réclamer. Aussi étais-je un peu vexé, en entrant à Brioude à midi, de constater que je n’avais marché qu’à 20 à l’heure depuis la Chaise-Dieu, alors que j’estimais avoir tenu, même en palier, une allure bien supérieure. En fait, ma moyenne avait été de 27 à l’heure, ce qui était normal.
J’aurais dû déjeuner à Brioude, mais je m’étais promis de ne me mettre à table que sur les bords de l’Allagnon et les derniers vingt kilomètres par Saint-Bauzire me furent pénibles ; d’autant plus que la chaleur était devenue tropicale, au point de m’obliger à me couvrir le crâne d’un mouchoir mouillé. En quittant la ville, la route s’élève d’abord assez longtemps, puis se succèdent quelques montagnes russes et enfin une bonne descente de 5 ou 6 kilomètres aboutit à Grenier-Montgron, dans la vallée de l’Allagnon. Montées et descentes ne sont pas dures et le sol est excellent, pas de mauvais virages, pas de circulation : quand tout va bien, on peut négocier en une heure, dans un sens comme dans l’autre, ces 20 kilomètres, mais tout n’allait pas très bien pour moi à ce moment-là et il me fallut une heure et demie pour arriver à une modeste auberge où je pusse me restaurer. Il n’était que temps, la fringale était à ma porte et la chaleur devenait déprimante. Néanmoins, j’avais pu apprécier à sa valeur le paysage frais et verdoyant où les geais et les pies et autres oiseaux de ce genre semblent être chez eux, qui caractérise ce passage entre les vallées de l’Allier et de l’Allagnon. En 1911, nous avions passé là en pleine nuit et nous n’avions pu constater qu’une chose, que toute cette région paraissait inhabitée ; nous étions partis à midi, et demi de Saint-Étienne et nous arrivâmes à Massiac à 21 h. 1/2. Parti aujourd’hui à 5 h., j’arrive à Grenier, à 4 kilomètres de Massiac, à 13 h. 1/2 : je n’ai donc pas encore à me plaindre du poids des ans et la formule, ni vin, ni viande, ni tabac a du bon.
Ce n’est pas qu’elle augmente la force des muscles et la puissance de l’effort, mais il m’apparaît, aussi clair que 2 et 2 font 4, que l’endurance de l’organisme, la continuité de l’effort pendant des heures et des heures, des années et des années, sans diminution sensible du travail produit, en sont la conséquence immédiate. Le muscle n’est pas infecté, ou il l’est beaucoup moins, dès qu’on s’abstient de le charger de sucs morbides que le vin, la viande et le tabac distillent dans le sang d’où ils passent dans tout le corps. Nous absorbons, sans le vouloir et sans le savoir, assez de poisons solides, liquides et gazeux. pour au moins rejeter de notre alimentation avant d’y être condamné par la docte mais trop indulgente Faculté, ces soi-disant aliments qui nous soutiennent à peu près comme la corde soutient le pendu.
De quel travail musculaire un peu vif et soutenu, sont capables la plupart des hommes d’aujourd’hui, dès qu’ils ont franchi le cap de la soixantaine ? Et comment expliquer les causes de leur déchéance autrement que par leur façon de vivre ? Plus nous allons, plus nous vivons contrairement aux indications de la nature, dans une agitation continuelle, une surexcitation nerveuse pathologique qu’aggrave chaque pas en avant de la civilisation créatrice de besoins factices dont la satisfaction ne s’obtient qu’au détriment de la santé. Or, qu’avons-nous de plus précieux que la santé ? Rien. Nous le savons, nous le répétons tous les jours aux enfants, et sitôt que nous avons âge d’homme nous nous hâtons de faire tout ce qu’il faut pour la perdre.
J’ai eu bien le temps d’épiloguer sur cet inépuisable sujet au cours des 150 kilomètres qui m’ont amené devant l’omelette, le morceau de fromage et quelques fruits dont la déglutition lente après ensalivation prolongée, suivant mon habitude, me retient jusqu’à 15 heures.
Quand je m’éloigne de Grenier, le soleil frappe sur mon crâne avec une ardeur à laquelle je fais momentanément échec en pédalant sous une ombreuse alliée de tilleuls dont les fleurs jonchent le sol et embaument l’air ; cela ne dure malheureusement pas et j’arrive à Massiac, assommé par la température sénégalienne ; je m’y fais servir à l’ombre une tasse de café que j’arrose de beaucoup d’eau. Pendant ce temps, ma randonneuse attire les curieux et j’entends vaguement les exclamations et les explications bizarres des connaisseurs devant les deux chaînes dont l’une pend presque jusqu’à terre ; je n’ai pas le courage de sortir de mon assoupissement pour satisfaire leur curiosité, mais à 16 heures je me décide à partir ; je franchis un pont et je m’engage à gauche sur une route large, roulante et qui monte assez pour que, ne voulant pas me fatiguer, je prenne mon 3 m 40 ; je sais d’ailleurs que cela ne durera pas car je me souviens que la route qui remonte l’Allagnon est à peu près plate. La résistance de la pédale est faible et je grimpe toujours, somnolent, presque toujours à l’ombre de la montagne et jouissant constamment d’une très jolie vue sur un vallon où je crois voir couler l’Allagnon et courir la voie ferrée. Or, après cinq kilomètres de ce travail, au moment d’aborder la descente, je m’aperçois à une borne qu’au lieu d’aller à Murat je vais à Saint-Flour !
Et moi qui comptais aller coucher à Dienne ! Me voilà loin de compte. Tout au plus pourrai-je atteindre Murat. Il ne faut pas s’en faire, encore moins récriminer. Je plante là ma bicyclette, m’étends sous un arbre et je fais une sieste de 30 minutes qui me ragaillardit d’une façon extraordinaire. Après un dernier regard sur le paysage qui est vraiment très beau, car je suis là en face des hauts sommets de la Margeride sur lesquels passe la route de Saint-Flour au Puy que nous suivîmes au retour en 1911, je me laisse descendre à Massiac où je rentre dans mon itinéraire. Un peu avant Molompize, dans un bief où l’eau claire coule sur de jolis galets, je prends un bain de jambes et m’ablutionne abondamment ; les bornes m’apprennent que Murat n’est plus bien loin, 19, 18, 17 kilomètres, mais le vent continue à être contraire, je ne tiens pas essentiellement à coucher à Murat dont les hôtels m’ont laissé de mauvais souvenirs, de sorte qu’à 19 heures à la borne 10 je bifurque sur Neussargues où les hôtels ne doivent pas manquer, je suppose, puisqu’il y a là un nœud de voies ferrées important. Je trouve tout d’abord un village des plus primitifs, des huttes plutôt que des maisons et rien qui ressemble à un palace moderne ; j’ai même quelque peine à découvrir un indigène qui me dirige sur Neussargues-gare à un kilomètre de là. J’y descends à l’hôtel Rodier si je ne me trompe (le premier à gauche) où le menu fut assez abondant pour qu’un végétarien y trouvât de quoi satisfaire son appétit et ses principes. Jugez-en : potage aux légumes, omelette, truite, haricots verts, caneton, salade, fromage et fruits. Je dînai à côté de joyeux voyageurs de commerce qui m’évitèrent la honte de ne pas vider mon demi-litre de pinard, ce qui m’aurait certainement déconsidéré aux yeux du maître de céans ; une excellente tasse de tilleul très parfumé, une chambre très aérée, très propre et un bon lit. Que me fallait-il de plus après une journée bien remplie ? Le tout me coûta 12 francs, c’est pour rien par le temps qui court.
J’étais maintenant à pied d’œuvre, à 35 km. à peine du puy Mary où je voulais voir passer les routiers dont le travail se terminait là, le reste de l’étape n’étant qu’une descente continue coupée de l’insignifiante montée du Lioran. Je pris à Murat le petit déjeuner a l’hôtel des Messageries où l’avant-veille avait été tenu le contrôle et où j’espérais obtenir quelques détails ; mais ce passage des coureurs — le concours n’était pour le public qu’une course — n’avait pas attiré beaucoup l’attention et je n’appris rien d’intéressant. Je me mis donc à grimper tranquillement sur mon 3 m. 40 qui, çà et là, dans Murat même, où l’on me dirigeait toujours par les raccourcis les plus directs, me parut souvent trop grand. Je m’appliquais alors à pédaler bien rond en pensant aux deux clous qui tenaient ma roue libre et que je voulais ménager. On apercevait déjà au loin des bandes de neige plaquées au flanc des puys Mary et autres. Le ciel restait couvert, le vent devenait aigre, le temps se gâtait visiblement et la température ne ressemblait en rien à celle de la veille. La montagne ne tarde pas à prendre des allures d’alpe en miniature ; de grands éboulements dont les parois se sont revêtues d’herbe rase, des rochers dénudés, pas de forêts, des fissures profondes par lesquelles s’écoulent des filets d’eau nourris maigrement par quelques tas de neige oubliés dans des creux que les rayons du soleil ont peine à atteindre. C’est en tout petit Je spectacle que présentent les Alpes et les Pyrénées, et qu’on ne voit ni dans les Vosges, ni dans nos Cévennes où tous les sommets sont couverts, de forêts ou de gras pâturages.
Trois kilomètres de descente rapide me font bientôt retomber de 1.210 mètres à 1.050 et je franchis à Dienne le ruisseau qui descend en droite ligne du puy Mary. D’abord presque en palier, la route ne tarde pas à accentuer son pourcentage et le vent sa violence, de sorte qu’il faut en mettre pour avancer à 8/10 à l’heure. J’arrivais ainsi, pas bien vite, au refuge, quand j’ai le grand plaisir de rencontrer l’ami Chevalier, venu de Bordeaux avec un de ses disciples pour prendre contact avec le concours auquel il avait failli participer avec sa 6 vitesses par moyeu 3 vitesses et flottante Chelloise dont il se sert ainsi que son compagnon avec une maestria remarquable. Je m’attendais à trouver beaucoup de monde, et, en 1902. plus de cent cyclistes auraient été là, tant, à cette époque, ce premier concours de bicyclettes de voyage avait été attendu et suivi avec intérêt. Or, nous étions bien en tout une demi-douzaine. A quoi tient cette indifférence des cyclotouristes ? Ne serait-ce pas à ce qu’on soupçonne, chez les dirigeants du T. C. F., le désir de faire triompher coûte que coûte, des idées préconçues, de récompenser, quoi qu’il advienne, tels et tels systèmes qui semblent préférables à quelques-uns, mais qui sont indifférents au grand public. Celui-ci aimerait que le champ fût ouvert à n’importe quels systèmes, à n’importe quelles machines pouvant servir au cyclotourisme. Du moment où vous excluez les mono et les bimultipliées, c’est donc que vous craignez d’être forcés d’en reconnaître la supériorité sur les routes du cyclotourisme qu’il vous est loisible pourtant de choisir assez longues et assez accidentées pour que s’éliminent d’elles-mêmes les bicyclettes impropres à ce service. J’ai entendu tenir ce raisonnement et je n’ai rien trouvé à répondre, si ce n’est que les concours du T.C.F. n’étaient actuellement dirigés que vers le perfectionnement de certains détails, de certains accessoires de nos machines, mais que, au grand concours définitif qui aura lieu un jour, tous les outils propres à nous véhiculer par nos propres moyens seront admis à concourir entre eux. Les concours actuels ne sont donc que des étapes préliminaires. Il est manifeste que celui d’Auvergne a simplement voulu mettre en vedette les dérailleurs, afin de faire comprendre au public que le fait, pour une chaîne, de grimper sur des pignons au grand dam de ses flasques et de ses rivets, puis de tirer obliquement sur au moins la moitié des 4, 6 ou 8 développements que comportent la plupart des dérailleurs, que tous ces défauts, dis-je, d’un dispositif que les juges des premiers concours de 1902 et de 1905 n’auraient pas voulu même examiner, qu’ils auraient méprisé comme antimécanique au premier chef, n’empêchaient pourtant pas les bicyclettes qui en étaient munies de se comporter merveilleusement sur toutes les routes si dures soient-elles.
Cette intention secrète, peut-être même inconsciente, du dernier jury d’examen était cependant si formelle que le malheureux pignon extensible de Pernot sur lequel la chaîne ne déraille pas, ne fatigue par conséquent ni ses rivets, ni ses flasques anormalement et ne peut être qualifiée d’antimécanique, a été conspuée de la belle façon quoiqu’il se fût très bien comporté au cours de l’épreuve sur route et que les moyeux anglais à 3 vitesses, qui s’étaient également très bien comportés, ont joui à peu près du même traitement ; mais pour eux du moins, la faute en est manifestement à Lloyd Georges.
Je m’efforce à découvrir les motifs pour lesquels les cyclistes susceptibles de devenir des cyclotouristes — car il y en a encore beaucoup quoi qu’on en dise ne s’intéressent pas aux concours du T. C. F. autant qu’au Tour de France et pourquoi l’idée que la bicyclette des Tour-de-France est la meilleure, même pour cyclotourister, se propage de plus en plus dans tous les milieux.
Évidemment, les Tour-de-France se sont depuis quelques années rapprochés de nous, en polyxant de plus en plus leurs outils, qui ont couramment aujourd’hui 2, 3 et même 4 vitesses par système primitif (déplacement de la chaîne à la main) ; il est même d’ores et déjà certain que des Belges, « omnium gal-orum fortissimi », comme les considérait déjà César, il y a 2.000 ans, courront l’an prochain avec deux jeux de vitesses en marche, grâce à un ingénieux déraillement inventé par un Stéphanois, mais cela ne suffit pas à expliquer l’engouement de certains cyclotouristes et surtout des néocyclistes, pour la bicyclette de course légère, à boyaux minuscules, privée de tout confortable et même monoxée. Je crois qu’il faut chercher la cause de cette évolution clans la campagne que mène depuis longtemps le Docteur Ruffier dans l’ « Auto » et dans beaucoup de journaux sportifs, en faveur de la légère monoxée et contre la confortable poly dont il raille volontiers la majestueuse lenteur. A force de frapper sur un clou on finit par le faire entrer, surtout quand on sait que la première impression est favorable. Si l’on essaie concurremment sur un terrain convenable une mono légère à boyaux de 28 et une poly à gros pneus, on n’hésite pas un instant, c’est à la mono qu’on donne la préférence. Que mille cyclistes contre un optent donc pour la première, qu’il y a-t-il d’étonnant ? C’est le fait de la bouchée de pain qui, d’abord peu savoureuse, devient, quand on l’avale bien mastiquée, excellente, comparée à la pâtisserie qui, délectable en entrant dans la bouche, laissé un arrière-goût désagréable et même suspect ; cependant les enfants et beaucoup de grandes personnes préfèrent celle-ci. En général dans la vie, on se laisse trop prendre aux apparences ; on se jette sur la devanture sans songer à ce qu’il y a derrière, comme les poissons se précipitent sur l’appât sans soupçonner l’hameçon. Il s’agit donc de regarder ce qu’il y a réellement derrière la bicyclette Tour-de-France que l’on nous offre pour nos longs voyages par monts et par vaux. Ce qu’il y a, c’est l’éreintement complet, la surfatigue nerveuse et musculaire et l’obligation de s’arrêter en plein voyage pour faire d’urgence une cure de repos..., à moins que l’on ne soit un athlète, une façon de Belge du Tour de France. Certes, nous serions, nous aussi, enchantés d’avoir une bicyclette qu’on puisse porter à bras tendu, rapide au démarrage, solide pour résister aux descentes à la vitesse limite et ne nous imposant pas les résistances passives d’un changement de vitesse en marche ; bien souvent depuis trente ans nous sommes allés de
son côté, mais nous avons toujours été ramenés je ne dis pas vers la machine inutilement lourde, mais vers la machine confortable à pneus gros mais souples, légers et rendant bien, à selle bien suspendue, à guidon permettant de modifier la position des mains, j’ajoute aussi à des pédales caoutchoutées, enfin et surtout à une bonne gamme de vitesses en marche. Les expériences fâcheuses que nous avons faites avec la mono légère, nous voudrions simplement les éviter aux autres, voilà pourquoi nous insistons sur la nécessité d’instituer des concours de bicyclettes de voyage moins étroits, plus intéressants pour le public, ouverts à toutes les machines mues par la force humaine, depuis cette mono légère qu’on nous jette à tout propos dans les jambes jusqu’à la plus compliquée et la plus lourde des polyxées. Pourquoi ne ferait on pas le tour de France de l’« Auto » par étapes quotidiennes d’environ 200 kilomètres, tantôt plus, tantôt moins, selon les difficultés du terrain, de façon à liquider en vingt-cinq jours ces 5.000 kilomètres ?
Le malheur est que personne n’est intéressé à dépenser un sou pour la mise eu faveur auprès du public de la bicyclette rationnelle ; les constructeurs ne demandent qu’à standardiser un type facile à établir, facile à vendre à tout le monde, à la campagne comme à la ville. Par les courses sur route ils font à un type unique une vaste réclame et la foule suit moutonnière. Les constructeurs de bicyclettes polyxées et spécialisées sont submergés par le flot montant des demandes de machines Tour-de-France et sont sollicités par leur propre intérêt à ne pas perdre trop de temps à satisfaire les loufoqueries, comme disent nos adversaires, des cyclotouristes, encore moins celles des randonneurs stéphanois, qui croient que la bicyclette est faite pour aller loin, vite et longtemps sans fatigue ni pour elle, ni pour eux.
Tels étaient les propos que nous échangions en attendant, au sommet du col, les premières arrivées. Chevalier avait tenu à me faire grimper là-haut avec mon 3 m. 40 et je suis sur qu’ « in petto « il s’attendait à voir sauter sous l’effort les deux clous de ma roue libre ; il n’eut pas cette satisfaction, bien que, obligé par une pointe d’essoufflement (je venais de déjeuner) a marquer une halte à mi-côte, je dus ensuite démarrer dans du 10 1/2 %, aggravé par un sol mou. Il soufflait là-haut un vent qui vous jetait des pierres à la figure ; nous dûmes nous défiler à droite derrière un mamelon herbeux où vînt bientôt nous rejoindre un cycliste parisien que nous avions vu grimper gaillardement derrière nous.
Notre attente ne fut pas longue ; il était près de 10 h. 1/2 et le départ ayant été donné à 7 h. à Aurillac, les 70 kilomètres et 1.000 mètres d’élévation qu’avaient eu à franchir les concurrents n’exigeaient pas plus de 3 h. 1/2. Notez que Pélissier dans la course du mont Agel (14 km. et 1.100 m. d’élévation) qu’il bâcle en 54 minutes fournit un travail à la seconde autrement considérable que n’en a produit Grange en venant d’Aurillac au puy Mary en 200 minutes ; il le fournit, il est vrai, pendant moins longtemps ; mais on peut affirmer que s’il avait pris part au concours sur sa machine de course et si son développement lui avait permis de faire en machine les derniers deux kilomètres de rampe à 13 %, il nous aurait fourni une belle démonstration de la puissance du moteur humain dont le Docteur Ruffier aurait pu faire état pour sa propagande en faveur de la légère mono à boyaux de 28 ! Seulement, tout le monde n’a pas les muscles et le cœur de Pélissier et c’est ce qu’on oublie. Tout le monde n’a pas non plus les muscles du jeune professionnel stéphanois qui nous apparut tout à coup au virage, fonçant sur le col avec une vitesse croissante qui prouvait qu’il y avait encore des réserves dans le moteur. Sa bicyclette, une Royal-Cycle, de Saint-Étienne et son changement de vitesse Chemineau, ne furent certainement pas ménagés pas plus à la montée qu’à la descente et j’ai été émerveillé d’apprendre que cette machine avait accompli les cinq étapes du concours sans encourir la moindre pénalisation ! Pourquoi diable alors, se demande le public simpliste, n’a-t-elle pas obtenu le grand prix ? Patience, le rapport nous le dira et nous espérons qu’il en fournira de bonnes raisons. Je voudrais que les épreuves d’un concours fussent assez dures et suffisamment prolongées pour qu’à la fin, l’état seul des machines permît de les classer, alors le public comprendrait. Voyez ce qui se passe dans le Tour de France ; il n’y a pas de machine qui n’arrive plus ou moins démolie : fourche, cadre, selle, chaîne, pédale, tout a été cassé et tant bien que mal réparé deux fois plutôt qu’une ; il est facile alors de reconnaître la moins mauvaise !
Quand Grange eut disparu à 60 à l’heure dans la descente à 10 %, on put supposer pendant 20 minutes qu’il n’y avait pas eu, ce jour-là, d’autres partants ; comme le froid devenait pénétrant et que le brouillard s’élevait, nous redescendîmes au refuge où arrivèrent presque en même temps que nous Lacolle et Lebrun sur Automoto à pignon extensible ; ces deux coureurs semblaient bien un peu vexés de se trouver si loin du premier, mais ils avouèrent qu’ayant moins que Grange l’habitude des polyxées, ils ne savaient peut-être pas changer toujours, à propos, de développement.
Et c’est une chose importante, même pour un cyclotouriste, que de savoir prendre à propos le développement qui convient à la résistance qu’on a à vaincre ; il ne faut pas se tenir ce raisonnement : qu’on doit abaisser son développement seulement quand on ne peut plus pousser sur le grand, comme je le vis faire un jour à la montée des grands bois par un futur ingénieur qui, ayant 6 m., 4 m. et 3 m. à sa disposition, pédalait sur 6 mètres pendant les deux premiers kilomètres à 7 % ; il prenait alors 4 m. ; — j’éprouve ainsi, me disait-il, un véritable soulagement et je comprends les avantages de la polyxion ! — Il gardait ses 4 mètres pendant les 4 kilomètres à 6 % et n’éprouvait le besoin de passer sur 3 mètres qu’en abordant le dernier kilomètre à 4 %. Malheureusement, ses muscles ayant à ce moment perdu toute élasticité, comme des ressorts que l’on a trop tendus, le brave garçon était incapable d’utiliser sur le palier son grand développement ; il continuait tout doucement sur 3 mètres parce que, disait-il, ce moindre effort le reposait de la montée ; les théoriciens ont réponse à tout. Nous qui, dès le pied de la côte, nous servions de nos petits développements et qui avions même grimpé plus vite, nous prenions alors notre grande vitesse et nous le laissions faire sa cure de repos.
Si l’on veut aller longtemps et aller vite sans se fatiguer, il faut faire varier le développement à mesure que varie la résistance et ne pas attendre d’être réduit à quia ; c’est au raisonnement et non à la fatigue qu’on doit obéir.
Après les trois professionnels, j’eus le plaisir de voir descendre du col à bonne allure Bouillet, Roche et Gravier, trois de nos bons routiers ; le dernier m’avoue qu’il avait dû faire à pied les 2 km. à 13 % parce que le plus petit développement (3 m. 75) de son Chemineau était encore trop fort (la marche à pied avait été autorisée sous peine de dix points de pénalisation) ; il avait estimé préférable de pousser à pied sa machine à vive allure plutôt que de se reposer tous les 2 ou 300 mètres, ainsi que firent quelques concurrents qui allaient ainsi bien moins vite qu’à pied. Bouillet et Roche, tenants de la R. P. F. et de l’As, avaient eu soin d’aller préalablement reconnaître le terrain et s’étaient empressés en rentrant de faire placer aux machines de l’équipe R. P. F. des développements appropriés à cette rampe exceptionnellement dure. Il n’y eut en somme que sept concurrents qui la firent à pied faute d’un développement convenable et. j’estime qu’il n’aurait pas fallu permettre d’aller à pied, pas plus que de s’arrêter pour reprendre haleine ailleurs qu’à des points désignés d’avance, ceci pour faciliter le contrôle.
Bimbenet arriva ensuite et j’admirai l’ingéniosité du pédalier baladeur qu’Erpelding avait sorti pour le concours. Boizot avait imaginé avant la guerre de faire coulisser sur l’axe du pédalier un groupe de roues dentées analogue au groupe de pignons que Terrot, Audouard et Hervier font coulisser sur l’axe du moyeu, mais Erpelding déplace, par le moyen d’une rampe hélicoïdale le pédalier lui-même qui est mobile transversalement dans la boîte du cadre. Il y a là une question d’ajustage de précision qui ne peut être résolue que par un très bon constructeur, car le pédalier est une des parties de la bicyclette à laquelle il faut conserver le plus de fixité possible. En tout cas, le fait d’avoir résisté à des pressions comme celles que Bimbenet, routier remarquablement vigoureux et entraîné, peut mettre sur une pédale, suffit à première vue pour qu’on fasse confiance à ce nouveau dérailleur.
Après Bimbenet nous vîmes encore arriver assez près les uns des autres et dans l’ordre : Rugraff. Moulin, Lavergne et Raimond, les quatre autres tenants de R. P. F. et de l’As. Précédant Lavergne de peu, Kayser, bon coureur lyonnais, avait présenté sa rétrodirecte Hirondelle au contrôle et était reparti dare dare pendant que j’échangeais les paroles de bienvenue avec M. G. Clément, administrateur du T. C. F. qui, depuis les quelques mois qu’il est entré au Conseil de la puissante institution de tourisme, lui a fait faire plus d’efforts en faveur du cyclotourisme qu’elle n’en avait fait pendant dix-ans. M. Clément compte parmi les plus anciens amis du « Cycliste » et il est de ceux qui écoutent plus volontiers les critiques que les compliments. Je le félicitais du grand succès qu’obtenait le concours dont la préparation et l’organisation étaient son œuvre personnelle et lui fis part des espoirs que faisait naître chez tous les cyclotouristes son intelligente initiative. Tout cela un peu précipitamment, car M. Clément suivait l’épreuve en auto et était attendu à Murat. J’assistais encore à l’arrivée de deux bons routiers stéphanois : Janicaud et Mathevon, tenants du Chemineau, et nous partîmes à notre tour, Chevalier, son ami et moi qui était vraiment ravi, en ma qualité de fondateur de l’École Stéphanoise, d’avoir vu, de mes yeux vu, dix de nos bons routiers de l’E. S., parmi les quatorze premiers, professionnels inclus. Les bonnes pédales ne manquaient pourtant pas parmi les trente autres compétiteurs, mais moins habitués que les nôtres à gravir les longues rampes, elles se trouvaient ce jour-là handicapées. Lejeune Parisien qui reprocha, en 1902. à l’E. S., d’avoir failli à sa réputation, n’aurait pu cette fois lui adresser le même reproche, qui était d’ailleurs immérité, puisqu’une jeune fille, Mlle M. Hesse, que j’accompagnais, avait pu, grâce à sa 3 vitesses, gravir entièrement en machine la côte du Tourmalet, alors que les professionnels étaient forcés d’en faire à pied de nombreux kilomètres.
Je m’étais promis d’attendre au col les deux tandems mixtes et Mlle Juliette Garnier, qui pilotait une Desvages ; j’aurais été heureux de féliciter ces trois dames de l’énergie dont elles faisaient preuve en participant à l’épreuve de bout en bout sans avoir recours à des remplaçantes comme le règlement les y autorisait et comme le firent quelques cyclistes. On m’annonça — faussement, je l’ai su plus tard —que je devais attendre deux heures au moins et mon temps était malheureusement limité ; qu’elles me permettent de leur présenter ici mes excuses et mes regrets.
On descendit à Dienne en trombe dans un tourbillon de vent qui, en quelques instants, couvrit les sommets de noires nuées, d’où la pluie se mit incontinent à tomber ; nous nous arrêtâmes à Dienne ; il eut été imprudent de continuer car on ne savait trop ce qui allait arriver tant à un moment la rafale fut violente ; le brouillard déferlait sur la montagne ; il pourrait bien neiger, nous dit le patron de l’hôtel où nous avions commandé un déjeuner quelconque. Au col il pleuvait ferme ; les coureurs passaient couverts de leurs imperméables ; l’équipe Audouard s’engouffra dans la salle à manger au moment où nous allions partir et je pus encore serrer la main de mes amis de Paris. MM. Prat, Lavenu, Maliverne et de plusieurs Stéphanois. Le mauvais temps mettait partout un peu de hâte et de confusion et chacun était pressé ou de partir, ou d’entrer, ou de se prémunir contre la douche céleste qui s’annonçait copieuse. Pour mon compte, je revêtis ma pelerine sans devant derrière, comme d’habitude, et mon veston bien a l’abri dans le capuchon, je suivis mes deux compagnons. Le vent nous poussait, nous fîmes tranquillement les trois kilomètres de montée que j’avais descendus le matin et qui ne me parurent pas bien durs après l’ascension du puy Mary ; tout s’estime en effet par comparaison. Au sommet, près d’une baraque de cantonnier. on quitte les manteaux ; il ne pleuvait plus que par intermittence. La descente nous entraînait à belle allure quand nous entendîmes les appels impératifs d’un appareil avertisseur sonore, comme disent ces messieurs de la maréchaussée ; nous nous rangeâmes pour laisser passer un des concurrents qui pédalait a une cadence vertigineuse. Zimmermann l’aurait envié, lui qui tournait à 160 tours aussi aisément qui vous et moi tournons à 60. C’était le n° 16 qui pilotait un moyeu 3 vitesses et qui ayant voulu sans doute disposer de 2 m. 50 pour la rampe du puy Mary était condamné à pédaler dans les circonstances les plus favorables sur 4 m. 40. C’est le défaut de ces moyeux anglais de ne pas donner une gamme de vitesses convenant a tous les terrains, défaut auquel les deux Bordelais que j’accompagnais avaient remédié en doublant la gamme du moyeu par la flottante. On peut la doubler, la tripler, voir la quadrupler, par bien des moyens que j’ai souvent indiqués, jusqu’à obtenir par une seule chaîne 168 développements !
A 16 heures, nous nous séparâmes à Murat dont nous avions eu une très belle vue au cours de la descente : les gamins nous avaient pris naturellement pour des coureurs et nous avaient acclamés. Les raidillons par lesquels on passe de la partie haute de la ville à la partie liasse, sont plus impressionnants à la descente qu’à la montée et la disposition des lieux est telle qu’on ne pourra jamais les atténuer : j’y avais vu, le matin, des cyclistes du pays les descendre à pied et c’est le parti le plus sage quand on trouve en pleine ville des rues d’une telle déclivité ; qu’un frein vous casse dans les doigts et. Mais, me dites-vous, un frein ne doit jamais casser !
Mes amis allaient à Aurillac vent dans le nez et j’allais à Brioude vent dans le dos ; cela fait une belle différence. Je connaissais la route, j’étais talonné par la crainte de la pluie imminente ; je pris mon 7 mètres et j’en mis un coup ; à 18 h. j’étais à Brioude ; malgré les quelques kilomètres de rampe après Grenier-Montgon, j’avais pu tenir la moyenne de 24 à l’heure : le vent est un bien agréable adjuvant ; il est, par malheur, souvent abattu par la pluie et je m’en aperçus en entrant a Brioude sous une averse carabinée qui, menaçant de s’éterniser, m’interdisait tout espoir d’aller coucher à La Chaise-Dieu pour, selon mon programme, rentrer le lendemain dans la matinée à Saint-Étienne. Le P.-L.-M. était là, heureusement, pour me rapatrier promptement ; l’horaire consulté m’apprit que je pouvais, par Saint-Georges-d’Aurac et le Puy, être chez moi à 7 heures du matin, c’était parfait mais il fallut déchanter ! Il ne faut, pas compter sur le grand frère quand on est pressé. Sans que nous sachions pourquoi, nous commençons par rester deux heures dans un train figé en gare de Brioude, sans que la moindre casquette blanche ou galonnée vienne s’informer de la destination des voyageurs que l’on tenait ainsi parqués. On part enfin et l’on arrive à Saint-Georges. Nous nous précipitons vers le train du Puy qui devait assurer la correspondance ; un employé nous apprend qu’il est parti depuis longtemps mais qu’il y en a un autre le lendemain matin. Nous étions bien quarante en détresse dans cette gare perdue au milieu d’une lande où l’on ne trouve pas d’autres habitations que celles des employés du chemin de fer et un hôtel sans chambres disponibles. Vous entendez d’ici le tapage ; on réclame le chef de gare, il était absent comme par hasard ; un employé a l’air de trouver nos cris de mauvais goût ; on parle aussitôt de le passer à tabac et mettre le feu à la gare, tant et si bien qu’une autre casquette s’efforce de nous apaiser en nous annonçant qu’il va téléphoner pour demander qu’on nous envoie au Puy en autobus. Cela calme un instant les plus exaltés. Drin-drrin, allô, allô, le téléphone fonctionne, on se voit déjà en route. Cela nous amuse bien 30 minutes ; tantôt l’autobus va partir, tantôt on n’attend que le chauffeur, puis arrive une contre-ordre, bref l’auto n’arrive pas et il est près de minuit ; nos rangs s’éclaircissent ; le personnel a allumé du feu dans les salles d’attente et les dames qui criaient le plus fort sont installées dans les fauteuils et commencent à somnoler. Dans le bureau du chef, la discussion continuait et tournait sur elle-même ; le spectacle était tout de même amusant par la variété des personnages et des idées. Je finis par demander le livre des réclamations qui me fut apporté avec empressement et j’y formulai une demande de dommages pour le préjudice causé, puis j’allai m’étendre sur une banquette où je dormis assez bien ; les autres firent comme moi et la comédie fut terminée. Ne croyez-vous pas que, si le chef de gare de Brioude avait été à la hauteur de sa fonction, il se serait d’abord informé du nombre de voyageurs allant au Puy et, avant de permettre le départ du train de correspondance de Saint-Georges, il nous aurait fait transporter en auto à la gare de Saint-Georges, peu distante en somme de Brioude et où je serais bien allé a bicyclette, malgré la pluie, si j’avais pu prévoir une telle négligence dont toute la responsabilité incombe à ce chef de gare qui mériterait pour sa pénitence d’être permuté avec celui de Saint-Georges.
J’ai voyagé autrefois en Allemagne et le chef de train savait le nombre exact des voyageurs qui devaient prendre telle et telle correspondance et il s’employait à ne pas la leur faire manquer. Puisque nous ne pouvons pas prendre aux Boches de quoi payer nos réparations, si nous leur prenions, faute de mieux, leurs bonnes méthodes !
Et voilà comment je revins du puy Mary beaucoup moins vite et surtout moins agréablement par le P.-L.-M. que je n’en serais revenu a bicyclette si je n’avais eu peur de me mouiller. Je méritais d’être puni.
Vélocio.

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