RANDONNÉE PASCALE 1928
lundi 25 mars 2024, par
« Randonnée pascale », Vélocio, Le Cycliste, mars-avril 1928, p. 31-33, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_15
C’aurait dû être aussi un meeting ; malheureusement pour moi, le mauvais temps en a fait une randonnée comme celles d’avant guerre, où nous ne partions que pour secouer la torpeur hivernale, pour faire kilomètres sur kilomètres, pour boire de l’air, de l’espace du soleil, du vent et de la pluie, tout ce qui se présentait, et pour rentrer enfin avec un meilleur coefficient de santé. Or, depuis la guerre, nous avons pris la douce habitude de rencontrer, au bout de la première étape, des amis, des samideanoi, et la randonnée finit en meeting. Mais pour que tout aille bien, il ne faut pas fixer trop loin le lieu au meeting et, cette année, nous avons été trop téméraire en nous supposant capable d’aller d’un seul coup d’aile de Saint-Étienne à la Sainte-Baume, malgré vents et marées, à quelque 340 km., et assez présomptueux pour y donner rendez-vous à nos amis du Midi qui sont venus vainement attendre les Stéphanois, dont un seul, le Chemineau Hormuth, en s’aidant sagement du grand frère, entre Saint-Vallier et Avignon, et en pédalant ensuite toute la nuit, a réussi, bien que parti douze heures après nous, à arriver bon premier à l’hôtellerie de la Sainte-Baume, le jour de Pâques, à 8 heures. Nous pûmes ainsi sauver la face, mais il me reste le regret de n’avoir pu, à cause de mes principes qui m’interdisent d’aller autrement qu’à bicyclette à un meeting cycliste, causer quelques heures avec mes amis de Montpellier, de Marseille, de Toulon, de Nice, d’Avignon, de Nîmes, de Maillane, de Paris ; car, attirés par la réputation de la Sainte-Baume, il en était venu de tous côtés, et ce meeting compta une quarantaine de cyclistes, tous polyxés, cela va sans dire, et presque tous par dérailleur Chemineau, ce qui fit qu’on y parla beaucoup de Saint-Étienne et des efforts que nous faisons vers le perfectionnement incessant de la bicyclette de tourisme.
Nous nous étions pourtant trouvés douze au départ, à 2 heures, au col des Grands-Bois, mais la pluie et le vent contraires, qui ne nous firent pas grâce un instant, découragèrent les uns après les autres tous mes compagnons, et je finis par échouer seul, à 18 h. et quart, à Lambesc, arrêté par la nuit ; j’eus beaucoup de peine à trouver un lit et je ne l’obtins qu’à la condition de ne partir le lendemain qu’à 6 heures, attendu qu’au Lion-d’Or les voyageurs sont boudés comme dans une prison, que tout est fermé, verrouillé, cadenassé, gardé par des chiens féroces, jusqu’à 6 heures bien sonnées ; cette condition draconienne m’enlevait ma dernière chance d’arriver à la Sainte-Baume. S’il avait fait beau temps, en parlant comme la veille à 2 heures, le hasard m’aurait fait trouver sur la route Hormth, qui passa justement à 2 heures à Lambesc, et je serais arrivé avec lui à l’Hôtellerie. Mais Jupiter Pluvius en avait décidé autrement et il me réservait un dernier tour de sa façon pour vaincre mon entêtement à vouloir quand même arriver à la Sainte-Baume et pour m’obliger à tourner bride.
Parti, en effet, à 6 heures et quart, en même temps qu’un automobiliste qui venait de Roanne et qui m’apprit, par son compteur, que j’avais fait la veille. 280 km., ce qui le surprit fort, vu qu’il n’en avait fait que 80 de plus que moi et qu’il avait trouvé l’étape bien longue, je me trouvais une heure plus tard aux portes d’Aix. J’entends par là le sommet de la descente rapide et dangereuse (une auto s’y était écrabouillée la veille) qui, de ce côté, amène les voyageurs au cœur de la vieille ville romaine.
J’avais eu jusque-là, encore plus que la veille, le vent et la pluie contre moi et j’avais pu franchir Saint-Gannat, ce que je tiens pour un haut fait, vu l’état de la chaussée pendant la traversée de ce village. Un éclair brilla soudain ; j’avais déjà entendu un lointain grondement ; la menace se précisait ; je n’hésitai pas une seconde ; je sais ce qu’est un orage dans le Midi ; je fis demi-tour, et le vent, devenu enfin favorable, me fit refaire à 70 à l’heure les quelques kilomètres que je venais de faire péniblement à 15 à l’heure, qui me séparaient d’un café que j’avais repéré en passant.
Deux, trois éclairs fusèrent encore, suivis de coups de tonnerre de plus en plus rapprochés, et j’entrai sous l’auvent protecteur au moment où la pluie torrentielle se déclenchait, entremêlée de grêlons et accompagnée d’un tintamarre inquiétant. Je déjeunai, je vis passer un train, car il y avait là une petite gare et, à 8 heures, ayant dit adieu définitivement au meeting pascal de 1928, je me laissai pousser par le vent dont l’orage avait encore augmenté la violence. Puisque je suis condamné à randonner, me dis-je, randonnons et rentrons par la route ; ce me sera l’occasion de soumettre à plus rude épreuve ma bicyclette Ballon n° 2 dont c’était le premier long voyage. Ma Ballon n° 1 est mon Aumon qui, depuis février 1927, a mis a son actif, d’abord en mono, puis en flottante, ensuite en dérailleur, plus de 9.000 km. Je me suis fait construire pour cette année une Gauloise à pédalier très bas, arrière court, cadre ouvert qui en permet l’accès aux dames, aux ecclésiastiques et surtout aux cyclistes âgés qui aiment pouvoir s’arrêter sans quitter la selle et se dégager rapidement ; au lieu du col de cygne simple ou double qui caractérise les bicyclettes de dame, j’ai repris le dispositif des Gauloises de dame d’il y a vingt-cinq et trente ans dont je retrouve quelques squelettes dans mon grenier et auquel les Anglais sont venus l’an dernier ; les tubes cintrés sont remplacés par deux tubes droits parallèles qui rendent un cadre ouvert à peu près aussi rigide que le cadre actuel des bicyclettes d’hommes. Ma Ballon n° 2 est trixée : 6 m. 60, 5 m. et 3 m. 30, par flottante, elle a des ballons façon main, demi-couverts, de luxe, sur jantes acier de 650 C. Elle pèse, avec ses larges garde-boue, ses deux freins Roc, une vulgaire selle 4 fils qui est pour moi la meilleure selle du monde, ses pédales à scie, larges, pour recevoir les semelles débordantes de mes sandales, son guidon Trial et sa pompe, juste 15 kg.
Je l’avais mise au point par quelques sorties préalables et, la veille du départ, Mme Masson m’ayant fait, comme il y a deux ans, la bonne surprise de venir de Paris à l’improviste, prendre part à notre excursion pascale avec deux de ses camarades du club des Audax, nous allâmes l’après-midi à Rochetaillée, et ma Ballon n° 2 termina là ses cent premiers kilomètres. Les montures de mes trois compagnons, qu’un incident malencontreux retarda tellement le lendemain que je ne pus les avoir un seul instant à mes côtés, différaient essentiellement de la mienne. Mme Masson elle-même, que j’avais vue munie pour donner l’assaut, et avec quel brio, au Ventoux, d’un dérailleur à six vitesses, ne montait cette année qu’un poly primitive à retournement de roue, la machine à la mode sans doute à Paris, que j’aurais aimé pouvoir juger à l’œuvre le lendemain. J’ai donc doublement regretté qu’une fatigue stomacale d’un des leurs ait empêché ce trio de bonnes pédales de me rejoindre à 7 heures à Valence.
Cinq autres cyclistes stéphanois dont quatre en tandem, et parmi ces quatre, Mme Barrière, une de nos meilleures pédales, me dépassèrent avant Tournon, je les vis s’arrêter à Tain pour déjeuner et ne les revis plus ; ce groupe devait subir, au retour, de dures épreuves ; une collision de son tandem avec un chien de forte taille, laissa Mme Barrière sans connaissance sur la route et l’on craignit un instant une fracture du crâne. Il n’en fut rien heureusement ; Mme Barrière est aujourd’hui hors de danger. Le second tandem fut embouti par une auto, presque aux portes de Saint-Étienne et les deux équipiers assez gravement atteints. Un autre de mes compagnons eut de longs et fréquents démêlés avec ses chambres à air, et les deux derniers me quittèrent à Orange, vers 13 heures, las de lutter contre une pluie et un vent qui devenaient d’autant plus acharnés qu’on descendait davantage vers le pays du soleil, qu’ils ne reconnaissaient pas sous un tel déguisement. Seul, je persévérai, car ce pays est le mien, et je l’aime même quand il y pleut, j’avais d’ailleurs donné rendez-vous à 14 heures, au pont de Bonpas, à mes amis de Maillane qui m’y attendirent deux heures ; je n’y arrivai qu’à 15 heures et quart ; ils m’accompagnèrent jusqu’au Plan-d’Orgon où nous nous séparâmes à 16 h. 45, et j’allai échouer à la nuit tombante à Lambesc, à l’hôtel du Lion-d’Or où, si les lits sont bons, la cuisine laisse beaucoup à désirer.
Ma Ballon n° 2 m’avait amené jusque-là sans me causer le moindre désagrément ; la pluie, la boue n’empêchaient pas la chaîne flottante de fonctionner et mes délicats Ballons de luxe se comportaient aussi bien qu’auraient pu le faire des ultravulcanisés. Il en fut d’ailleurs de même jusqu’à mon retour et aujourd’hui encore, après le premier millier de kilomètres, je n’ai pas remarqué chez eux la moindre défaillance et (cela c’est une chance) pas eu de crevaison, pas même un coup de pompe à leur donner. Je traverse sans doute une période de veine et, dès demain peut-être, vais-je crever coup sur coup. Avec les pneus, il faut s’attendre à ces retours de fortune et je souris quand j’entends un cycliste se féliciter de la qualité de ses pneus parce qu’il n’a pas encore crevé. Des pneus indifférents aux clous et aux épines ne seraient pas plus souples que des Ducasble et crèveraient le cycliste à tous les tours de roue ; ce serait autrement pire que d’user tout un sachet de rustines ! Des pneus souples, minces et légers comme je ne cesse de les conseiller doivent être, au contraire, très sensibles aux perforations et, s’ils ne crèvent pas, c’est simplement parce qu’ils n’ont pas rencontré de corps perforants sur leur route. On peut pourtant, part des arrache-clous judicieusement placés, les protéger contre les attaques brutales des clous, et j’avais pris la précaution de placer avant mon départ sur ma Ballon n° 2, les chaînes croisées de mon ami Durieu à qui je suis redevable aussi (si ce n’est à lui, c’est à son frère) de la vieille touricyclette qui me sert depuis 1905. pendant la période hivernale où la neige et la boue rendent nos routes presque inaccessibles aux machines à chaîne. Je finis aussi par croire, tant j’ai peu crevé pendant les 9.000 km. de ma Ballon n° 1 qui n’eut jamais, elle, d’arrache-clous, que les pneus Ballons comme les Conforts des autos, échappent, grâce à leur souplesse, aux morsures des silex, des pointes de verre et même des clous ; seuls sont à redouter les pinçons, les épines... et les épingles de la malveillance.
J’ai donc tout lieu d’être satisfait de ma Ballon n° 2, comme je l’ai été de ma n° 1. Aussi je songe déjà à m’en construire une troisième avec des roues de 550mm, des ballons de 60mm, un cadre de forme toute nouvelle pour ceux qui n’ont pas connu le cadre Holbein ; et cette Ballon n° 3 pèsera, s’il ne dépend que de moi, dix kilos, comme ma Sumbeam de 1892, sans pourtant avoir recours à ces nouveaux alliages, Conlov ou Duralumin, qui sont cassants comme du verre et qui, s’ils allègent de 20 % une bicyclette, la rendent de 50 % plus fragile à ce qu’on m’assure, car je n’en ai pas fait encore l’expérience.
Mon retour à Saint-Étienne, que l’aide constante du vent rendit facile, n’a pas d’histoire. A midi, le dimanche de Pâques, je déjeunai à Maillane chez mes amis Roumanille et passai la nuit à Pierrelatte à l’hôtel Terminus, après 170 km. ; il m’en restait autant à faire pour le lundi ; je pris à Montélimar mon café au lait, je déjeunai à 11 heures à Sarras à l’hôtel du Commerce et je franchis le col des Grands-Bois à 17 heures, après avoir musardé dans la délicieuse vallée de la Cance qui, grossie par les pluies des jours précédents, grondait au fond de sa gorge étroite, comme un torrent alpestre. La petite route qui la suit et la domine parfois d’assez haut est très bonne en ce moment. Elle ne laisse pas cependant d’être dangereuse par son étroitesse, quelques ornières imprévues et ses nombreux tournants derrière lesquels on risque toujours de se trouver nez à nez avec une auto. La prudence y est donc de rigueur. Bien qu’elle allonge un peu le chemin du retour, tout comme après Bourg-Argental, le détour par Saint-Sauveur, on s’y attarde avec plaisir ; car, après avoir subi le charme de la riante garrigue provençale, on ne goûte que mieux la séduction plus austère de nos montagnes.
Vélocio.