Mes bonnes fortunes

dimanche 3 mars 2024, par velovi

J’en suis depuis un mois, à ne plus les compter tant le hasard, Dieu favorable, s’est plu à m’en combler. Oyez plutôt  :
Le 14 juillet, averti du passage en Auvergne d’un groupe de cyclotouriste de l’Audax club parisien, je cours me joindre à eux, ce qui me fournit l’occasion d’une jolie randonnée de 250 km à travers des régions connus, certes, mais pas au point d’être devenue sans attrait.
Je pars la veille à 15h et vais d’une traite à La Chaise-dieux. De Saint-Étienne à la Chaise-Dieu j’avais l’habitude de passer toujours par Saint-Marcellin et Saint-Bonnet, la route des autos  ; mais depuis que ces véhicules encombrants nous obligent à fuir les grandes voies et à rechercher les chemins détournés, je passe par Roche-la-Molière, Le Pertuiset, Saint-Maurice, Apinac et St-Pal-en-Chalençon ; la route est moins large et le sol moins bon peut-être en quelques endroits, mais la vue est plus étendue, le paysage plus intéressant et, somme toute la distance un peu moindre. C’est donc tout profit et en nous éloignant des routes nationales et départementales, les autos nous rendre service. À quelque chose malheur est bon, c’est le cas de le dire.
À 20 heures, je descends à l’Hôtel Du Lion d’Or  : J’ai été quelque peu retardé par la boue, ça et là, dans les bois surtout, rendait la marche difficile.
Le lendemain je dois partir avant le jour dans un brouillard intense et glacial dont les premiers rayons du soleil ne me dégagent qu’à Saint-Alyre.
Le rendez-vous est à 9 heures sur les bords du lac Chambon, et je n’ai pas de temps à perdre. La boue dans les bois de Saint-Allyre, me retarde encore, mais sitôt le col franchi entre les vallées de la Dore et de l’Allier, le sol devient bon et roulant. Il a plu à peine de ce côté pendant que de l’autre côté la pluie a sévi plusieurs jours. Je puis donc négocier à grande allure la descente de Saint-Germain-l’Herm à Issoire qui, prise en compte sens contraire, me valut, en août 1904, en plein midi, une de suée dans on se souvient.
Issoire, Champeix, les deux Saint-Nectaire défilent rapidement, la route offre à maintes reprises des sites agréables sans rien de transcendant  ; mais quand on aperçoit tout à coup le château de Murol fièrement campé sur un monticule isolé, le village même de Murol et les hautes montagnes boisé et verdoyante au pied desquelles dort le lac Chambon, on est empoigné et, si pressé que l’on soit, on est à pied à terre et l’on s’arrête un moment.
Peu après, je rencontre sur les bords du lac 5 cyclotouriste parisien, tous aimables et gais compagnons, avec qui je vais passer une journée charmante  : quatre sont polymultipliés, un moyeu Pedersen, deux moyeux Sturmey dont un à frein à contrepédalage, une bi-chaîne gauloise à 4 vitesses  ; un seul s’est risqué à venir en Auvergne avec un unique développement de 5 mètres. Il est jeune et vigoureux et, les étapes n’ayant jamais été longue, il a eu rarement besoin de mettre pied-à-terre. La petite troupe, dont je suis, malheureusement de beaucoup, le doyen, redescends à Murol où l’on déjeune longuement, histoire de faire plus ample connaissance. Nous remontons ensuite sur de hauts plateaux et par une succession de montées et de descentes nous arrivons à Aydat sur les bord d’un lac très pittoresque, attristé quelques jours plus tard par un accident qui coûta la vie à plusieurs personnes.

L’Hôtel du Lac reçoit très convenablement les voyageurs affamés et paraît être le rendez-vous des chauffeurs et des cyclistes Clermontois en balade dominicale. Nous y fûmes bien traité et nous engageons les cyclotouristes de passage dans ces régions à s’arranger de façon à venir déjeuner là   ; il aurait d’ailleurs de la peine à trouver, à 20 km à la ronde, de quoi se restaurer, la plupart des villages environnants ne sont pas encore outillés pour le service des étrangers.
Notre objectif après le déjeuner était le col de la Moréno, où je devais prendre congé de mes compagnons qui allait terminer par le Puy-de-Dôme, Pontgibaud et autres lieux une excursion de 8 jours dont le point de départ avait été Bort et le centre la région des lacs d’Auvergne.
Un malencontreux hasard fit que nous arrivâmes que trois Au dit col où nous attendîmes vainement pendant une heure nos trois autres compagnon lancés dans une fausse direction par un Averne facétieux. Je rentrai le soir même, par le grand frère, bien entendu enchanté de cette journée passée en agréable compagnie de cyclotouriste de bon aloi qui, comme nous, aiment la nature et la route et qui, s’ils ont parfois l’humeur randonneuse des adeptes de l’école stéphanoise, n’en sont pas moins des admirateurs de beaux sites devant lesquels ils savent s’arrêter à propos.
Huit jours après nouvelle missive de deux cyclotouriste parisien m’invitant à me trouver à Langogne le dimanche 25 juillet. Parfait, je profiterai de cette occasion pour faire la nouvelle route de Pont-de-Lignon qui est, ma foi, charmante, et qui remplace par une pente régulière à 5 ou 6 pourcents les 2 km à moyenne de 13% avec ça et là du 15 et 16 % qui rendent légendaire la route de Saint-Étienne au Puy et qui pourront encore nous servir pour nos expériences, car ces deux s’amorcent sur la nouvelle et subsisteront.
Je viens ainsi, en trois petites heures de Saint-Étienne à Yssingeaux dans un hôtel moderne que je recommande pour y dormir, mais non pour y manger  : quand j’y pense  ! Vive le dîner tiré du sac  ! Que ne m’en suis-je contenté ce soir-là  !
Enfin le lendemain, de très bonne heure, je file, grimpe au Pertuis, redescends au puy où je ne puis déjeuner faute de lait, rattrape avant Thaulac l’autobus qui assure le service du Puy à Langogne et qui ne sera jamais accusé d’excès de vitesse  ; je le dépasse en effet et je ne le reverrai qu’à 20 km pendant que je déjeunerai à Costaros. Cependant, un vent du midi carabiné qui ne devait pas tarder à souffler en tempête, allait beaucoup réduire mon allure sur le plateau, allait la réduire davantage encore après Costaros de sorte que je n’arrivais à Langogne qu’à 10h19.
Le rendez-vous était pour midi à l’Hôtel de la Poste  ; j’achetai des fruits et je m’en fus les manger sur la route à l’abri du vent qui, de minute en minute, devenait plus violent. J’eus ainsi l’occasion de voir passer deux cyclotouristes monomultiplié qui, naturellement, faisait les honneurs du pied à une côte insignifiante. In petto je leur souhaitai beaucoup de plaisir s’ils devaient aller jusqu’à Villefort avec ce vent dans le nez. L’un d’eux portait son bagage sur le dos dans un sac tyrolien, procédé que j’emploie quand je voyage à motorette, mais qui, à bicyclette m’a toujours paru désavantageux. Quand je travaille, j’aime être encombré et même vêtu le moins possible. Mais fruits liquidés, je redescendis à Langogne où j’eus le plaisir de rencontrer de suite MM. De C. et F. qui venaient de tourister à travers l’Auvergne, le Cantal et la Lozère et qui, modifiant légèrement leur itinéraire de retour, consentir à m’accompagner jusqu’au Puy qu’il ne connaissait de reste pas.
J’avais eu déjà l’occasion d’entrevoir M. De C. au premier concours du T.C.F. où il pilota une bicyclette à 3 vitesses et fut un des cinq, si j’ai bonne mémoire, qui firent le col du Tourmalet sans quitter la selle.
C’est dire que depuis longtemps MM. de C et F. sont ralliés à la cause de la Polymultiplication et que leurs machines étaient de vraies bicyclettes de voyage à 4 ou 5 vitesses dont toujours trois interchangeable en marche par moyen Bi Gear et deux chaînes, excellente solution que Le Cycliste recommanda beaucoup il y a quelques 10 ans et qui est encore goûtée par de nombreux cyclotouriste soit avec moyeux Faddy, Hub, W,F,W. ou pédalier Variand. Il tend pourtant à faire … aux bi-chaînes combinées avec les moyeux à 2 et à 3 vitesses, qui donnent une échelle plus complète sans plus de complications.
Nous quittâmes l’excellent hôtel de la Poste à 14 heures et le vent nous hissa sans efforts appréciables de notre part à Pradelles et jusque sur le plateau, montée de 6 ou 8 kilomètres qu’ on estime généralement dure. Du point culminant, la route jusqu’au Puy n’est qu’une succession de longues descentes et de faibles contre pentes. Ce fut vertigineux. Le sol était bon, la route déserte  : on pouvait sans danger laisser aller à la vitesse limite qui qui fut souvent de 60 à l’heure. A cent mètres les uns des autres nous ne roulions plus, nous volions et les montées ne nous ralentissaient guère. Nous serions vraiment arrivé trop vite au Puy et je proposais de faire un détour par le lac du Bouchet, cela nous permettrait de juger de l’agrément qu’il y aurait à voyager ce jour-là du Nord au Sud  : que le raidillon de Cayres en lac nous parut terrible  ! En fin de compte, il fallut mettre pied à Cayres et j’adressais par téléphone sans fil un encouragement aux deux monos qui devaient, à la même heure, s’escrimer contre ce même vent entre Luc et Villefort… à moins qu’ils n’eussent sagement pris le train. Le lac, agité comme une petite mer du côté du chalet, calme de l’autre côté, était curieux à voir  : il y avait là beaucoup de monde et le syndicat du Velay doit être loué pour avoir attiré l’attention sur ce joli coin de nature et organisé des moyens de transport pour s’y rendre à peu de frais et rapidement.

Une tasse de thé, une ou deux plaques, puis l’on revint sur la route où nous retrouvâmes notre moteur adjuvant  ; nous allions d’ailleurs descendre à jet continu. Le soleil qui s’était montré très avare de ses rayons toute la journée voulait bien en inonder le ciel au moment psychologique alors que, arrivant sur le bord de la dépression au fond de laquelle se blottit le Puy, le voyageur qui vient de Costaros perçoit tout à coup cette merveilleuse ville qu’un touriste américain appela un jour avec raison  : « The most pittoresque town in the world  ! »
Mes compagnons ne s’attendait pas à un si beau spectacle et furent charmés au point que j’ai dû les laisser un instant à leur enchantement pour suivre un groupe de cyclistes qui m’intéressait vivement. Un pater-familias remorquait une voiturette dans laquelle se prélassait la mère d’une grande fille et d’un garçonnet, qui, à bicyclette, évoluait légèrement autour de leurs parents. Cette application d’une idée dont j’ai maintes fois démontré le côté pratique me fit, je l’avoue, grand plaisir. Le cabcyclisme familial mérite d’être encouragé.
À 5h, sur la place du Breuil, je pris congé de mes compagnons et je m’engageai sur la route des bords de la Loire. L’ouragan s’était calmé, seul persistait une légère brise favorable qui me rendit très agréable et trop court le trajet du Puits à Chamalières où je prie le train de retour.

Le 3 août nous vit partir. Thorsonnax et moi, pour le Stelvio.. mon jeune ami nous contera bientôt comment il se fit que le lendemain soir nous nous trouvâmes à Cerdon, le surlendemain au Monétier-le-Briançon, comment nous passâmes 9 cols français et rentrâmes avec un millier de kilomètres et pour le moins dix milles mètres d’élévation en cinq jours, de quoi faire honte aux Tour de France !
Le 14 août, par une tropicale chaleur je quittais de rechef la ville noire par le col des Grands bois et j’allais par Le Pouzin rejoindre mes compagnons à la gare de Livron. Un conseil en passant   : si jamais vous avez l’intention de prendre à Livron le train de 16h37 pour Veynes, gardez-vous en bien  : continuez simplement à bicyclette sans vous hâter jusqu’à la nuit et attendez-le là où vous vous trouverez, à Die, à Luc voir à Baurières, vous aurez gagner cinq centimes par kilomètre et vous vous serez épargnés des heures d’énervement dans le train le plus galochard que j’aie jamais vu. Il arriva néanmoins à Veynes à son heure, tant son horaire lui laisse de marge, et nous descendîmes à l’hôtel Terminus qui se recommande par la façon parfaite quand il est tenu.
A peine avons-nous traverser la Durance qu’un motocycliste nous dépasse à grande allure  : au vol il me reconnaît et il s’arrête, c’est mon ami Monsieur Benoît, directeur de la Provence sportive et grand propagandiste des machines et des enseignements de l’école stéphanoise à Marseille. Aujourd’hui, pourtant, à cause de la chaleur sans doute, il a préféré partir sur sa magnat-Debon 2 3/4 HP qui, comme toutes ses congénères, enlève réellement toutes les côtes sans un coup de pédale. Cela ne ferait pas mon bonheur mais il paraît que je suis le seul à vouloir pédaler sur une motorette et que tous les cyclistes qui viennent au moteur veulent non pas le moteur adjuvant, mais le moteur à tout faire. Aussi les motocyclette magnat-Debon, qui satisfont parfaitement ce desiderium sont-elles de plus en plus appréciés à Marseille et ailleurs. Ce n’est pas qu’on fasse des étapes beaucoup plus longues qu’à bicyclette, mais on les fait dans un fauteuil un peu trépidant malheureusement.

Monsieur Benoit est allé la veille de Marseille à Sisteron, aujourd’hui il va par le Lautaret à Grenoble, demain il fera le Vercors et après demain il rentrera à Marseille  ; nous, nous ne pensons, en en ce moment qu’à aller déjeuner car la fin nous tenaille et l’hôtel Dubert, à Guillestre, et notre seul objectif  : Nous y arriverons après 3 km de rampe moyenne en plein soleil qui ne diminue pas notre appétit au contraire.

Beaucoup d’animation à Guillestre ; les cars partent pour le Queyras, chargés de voyageurs, nous ne les rattraperons pas, nous nous attardons à déjeuner jusqu’à dix heures, puis nous cueillerons des bottées de lavande, puis nous barboterons dans le Guil, puis nous flânerons, bref, nous mettrons 2 heures pour aller de Guillestre à Château-Queyras, avec vent favorable  ; mais qu’il fait donc chaud dans cette gorge du Queyras quand le soleil y darde d’aplomb en plein midi.
L’hôtel Puy-Cot mérite toujours la clientèle des cyclotouristes qui y sont accueillis avec autant de prévenances que les chauffeurs, tandis qu’au Lautaret nous sommes considérés comme quantité négligeable, aussi aurions-nous grand tort de nous y arrêter, ne fût-ce que pour y prendre une tasse de thé servie avec négligence, dédain et lenteur. Certains hôteliers français attachent trop d’importance à l’apparence, à l’extérieur, à l’habit du voyageur qui frappe à leur porte et ils mesurent la politesse de l’accueil, à l’aspect plus ou moins cossu des arrivants. Ils ont tort et les hôteliers suisses pourraient sur ce point leur donner des leçons. Quand l’hôtelier français a, par surcroît, le bonheur d’être le père de plusieurs filles mûres pour le mariage, il ferait mieux de céder de suite son établissement à quelque célibataire endurci, car ses filles le ruineront. Ces pécores n’ont, en effet, d’égards et de sourires que pour les princes russes, les parvenus et les rastas qui débarquent avec fracas, pendant que ronfle encore leur 60 H P  ; pour les modestes pédestrians qui passent sac au dos, pour les cyclistes qui s’épongent en mettant pied à terre au sommet de la côte, ces péronnelles n’ont que de méprisants regards, ce n’est pas dans cette catégorie d’individus qu’elles espèrent découvrir le mari de leurs rêves. Leur prince charmant doit arriver vêtu d’une peau de bête, d’un masque de scaphandrier et descendre d’une limousine de chevaux pour le moins et d’un bon faiseur encore  ! charmantes dindes vraiment... Qu’elles me permettent de leur donner du haut de mes 60 ans le conseil tout à fait désintéressé de s’occuper également et indistinctement de tous leurs hôtes et de ne pas éloigner la clientèle du grand nombre, qui en attendant les maris, leur procurera de grosses dots  ; or, par le temps qui court, les uns ne vont pas sans les autres.
A 14 heures, quand nous quittons l’hôtel Puy-Cot il fait plus chaud que jamais, il s’agit cependant de ne pas trop lambiner si nous voulons être avant la nuit à Briançon dont 36 kilomètres à peine nous séparent, mais il y a le col d’Isoard et ce n’est pas une taupinière  ! Dès qu’on tourne à droite, dans la direction d’Arvieux, le pourcentage de la rampe devient inquiétant  ; il faut s’élever de 1.000 mètres en 15 kilomètres, et comme il y a çà et là, quelques paliers et même quelques contre-pentes, on peut tabler sur une moyenne de 8 % et bien des passages vont à 10 et 12 %. On a beau avoir six développements en marche comme mes deux compagnons ou quatre comme moi, faire 15 kilomètres en plein soleil, et quel soleil (tous ceux qui ont été sur les routes le 15 août 1909, entre 14 et 17 heures en savent quelque chose), ça vous nettoie les articulations, les bronches, les poumons, tout le corps enfin de tout l’acide urique et autres déchets malfaisants qui ont pu s’y entasser pendant un mois. De fait, un de nous y oublia une bronchite et un autre un lumbago. A Brunissard on se recueille longuement devant quelques bouteilles de limonade avant de se hasarder dans les lacets qui, vus de bas en haut, semblent beaucoup plus terribles qu’ils ne le sont en réalité, et ce qu’il y a de plus dur pendant tout ce trajet ce sont surtout les lignes droites.
Comme quelques habitants de Brunissard, n’ayant rien de mieux à faire en ce jour de fête, s’apprêtaient à nous voir grimper, je pris mon envolée et mon plus faible développement 2m,60 et j’enlevai en 31 minutes, 4 700 mètres qui me conduisirent à un point culminant d’où je pouvais voir arriver mes compagnons. Ah  ! la belle et bonne suée, et combien je me délectai à m’étendre ensuite au soleil qui me sécha en peu d’instants.
Pendant ce temps, un des nôtres risquait de dégringoler sur le dos toute la pente qu’il venait de conquérir à grands coups de pédale. Un bouquet de lavande qu’il portait sur son bagage s’étant détaché avait roulé sur le talus à un endroit particulièrement dangereux où la route se trouve protégée par un garde-fou  ; sans réfléchir, notre ami se lance à la poursuite de sa lavande mais à peine a-t-il mis le pied sur le talus que le terrain très peu solide glisse sous lui  : il se sent entraîné, s’assied d’abord, mais glisse toujours, il a heureusement la présence d’esprit de se jeter alors à plat ventre, les bras étendus et de ne plus faire le moindre mouvement  ; son compagnon accourt à ses cris, et, à grand’peine, on s’accrochant d’une main à la barrière, réussit de l’autre main, à le tirer de ce mauvais pas.
Nous revoyons la Casse déserte toujours aussi farouche et menaçante avec ses flèches dentelées émergeant des pierrailles croulantes.
A 18 heures enfin, c’est-à-dire 4 heures après avoir quitté Château-Queyras, nous faisons halte devant le refuge, non sans avoir longtemps admiré du sommet même du col le panorama inoubliable qui, soit sur le versant sud, soit sur le versant nord, déroule sur un magnifique fond d’azur, des pics, des dentelures, des dômes à perte de vue. Nous arrivons à l’heure la plus favorable pour apprécier à sa réelle valeur, ce merveilleux belvédère où j’étais passé dix jours auparavant avec Thorsonnax, dans la matinée, à une heure de plein soleil où les lointains étaient noyés dans la brume.
Nous nous rencontrons au refuge même avec deux cyclotouristes qui vont dans le Queyras. Ils poussent leurs bicyclettes lourdement chargées  : si, depuis Briançon ils sont forcés, faute d’un développement convenable, de pousser leurs machines, je les plains dans de telles conditions. Ces 19 kilomètres n’ont rien de réjouissant, car la vue depuis Cervières y est bien bornée et bien monotone  ; ce sont là kilomètres de transport qu’il convient de négocier à bonne allure à la montée. A la descente, que nous voudrions bien achever avant la nuit, on ne peut les faire bien vite et nous ne mettons pied à terre devant l’hôtel Terminus qu’à 19 heures et demie bien sonnées.
Il y a çà et là des passages dangereux même en plein jour  ; dans l’obscurité croissante, ils sont inquiétants.
Décidément, les hôtels Terminus du P.-L.-M. sont tous très bien tenus et recommandables  : je les ai, je crois, tous essayés, mais celui de Briançon est le meilleur de tous, parce que, de toute la nuit, on n’y entend pas le moindre coup de sifflet, le moindre roulement de locomotive, aussi peut-on se reposer aussi bien que dans un hôtel d’altitude où seul vous berce le bruit du vent dans les sapins ou le grondement lointain du torrent sur les rochers.
Notre étape du lendemain, Briançon-Grenoble, devant être courte et facile, nous partons un peu tard et allons d’abord visiter la ville qu’un de nous ne connaît pas, cela me donne l’occasion de constater que l’avenue de la gare qu’on m’avait dit incyclable même avec nos petits développements, ne résiste pas à 2m,60, et la gargouille elle-même, si le sol le permettait, serait enlevée aisément. Nous nous retrouvons au débouché de la route du Monétier où nous comptions prendre le petit déjeuner  ; mais les exigences de messer Gaster nous obligent à nous arrêter dans un petit village et nous en profitons pour réparer un pneumatique qui, depuis la veille, se dégonfle lentement mais sûrement. Pendant ce temps, montent deux autobus et descendent quelques cyclistes.
La montée ne s’accentue qu’après le Monétier pendant les 10 ou 11 derniers kilomètres  ; le soleil est chaud et nous oblige à de fréquentes ablutions, mais l’eau ne manque pas, ce n’est plus comme au passage du col d’Izoard où nous avions dû, pour pouvoir nous désaltérer en cours de route, emporter de Brunissard une bouteille d’eau.
Nous dépassons bientôt deux cyclotouristes monomultipliés qui avaient quitté l’hôtel quelque temps avant nous et qui essaient de nous suivre, mais en vain  ; l’un d’eux porte son bagage sur le dos, non plus dans un sac tyrolien mais en un paquet fixé rigidement entre les deux épaules.
A l’entrée du premier tunnel, que nous évitons en suivant le passage ménagé à l’extérieur, nous oublions, sur une borne, en train de s’éponger, nos deux monos, que leurs efforts pour nous tenir pied pendant un kilomètre, ont définitivement vidés Cette leçon, les aura, je l’espère, convertis.
Un peu plus loin, je constate, en faisant un kilomètre sur la route du Galibier, que cette route s’est bien améliorée en tant que sol et virages, depuis le jour où j’y passais pour la première fois, il y ajuste dix ans  ; aussi, quoique la pente soit restée de 14 %, elle ne me parait plus aussi dure, tant il est vrai que l’état du sol influe beaucoup sur nos appréciations.
Selon notre habitude, nous passons au Lautaret sans nous y arrêter, mais nous mettons pied à terre un peu plus loin pour admirer le glacier, source de la Romanche, qui m’a semblé cette année plus étendu que d’habitude et descendant beaucoup plus bas.
Nombreux sont aujourd’hui les autos rangés en bataille sur les côtés de la route et devant le chalet, et nous en rencontrons jusqu’à la Grave une bonne douzaine dont trois sous le premier tunnel, rencontre peu agréable à cet endroit. Ces tunnels sont plus que jamais mon cauchemar et j’ai pris le parti de les faire toujours à pied ; malgré cela j’y crève cette fois un pneu et j’arrive à l’hôtel des Alpes, à la Grave, en roulant sur la jante depuis 1 .500 mètres. Je répare, nous déjeunons et nous repartons à 13 h. 40 avec, pour objectif immédiat le train de retour à 18 h.30 à Grenoble dont 76 kilomètres nous séparent. Il ne s’agit plus de tourisme, il s’agit de transport ; cela ne nous empêche pas de jeter de temps en temps des regards admiratifs à droite et à gauche ni même de nous arrêter pour mieux voir et les derniers glaciers et les cascades et la gorge de l’infernet, enfin tout ce qui a valu à cette belle et classique route de tourisme sa réputation méritée.
Ce retour à vive allure, malgré un vent contraire, parfois fort gênant, fut égayé par la rencontre à Bourg-d Oisans d’un groupe de jeunes cyclistes stéphanois tous polymultipliés, bien entendu, et qui sont comme qui dirait les pellastes ou les vélites de l’Ecole stéphanoise. Légèrement armées, leurs machines sont presque des bicyclettes de course et les uns ont même des pneus boyaux collés, de sorte que les crevaisons et les éclatements ne sont pas rares  ; l’un d’eux, le chef du groupe qui, circonstances atténuantes pour les pneus, dépasse le poids de cent kilos, eut deux éclatements entre Bourg-d’Oisans et Grenoble. Nous les trouvâmes d’abord tous (ils étaient bien une dizaine) sur le bord de la route en train de réparer un pneu  ; peu après, à grande allure, ils nous dépassèrent  ; nous les retrouvons arrêtés de nouveau, et de nouveau ils nous dépassent pendant que nous marchions régulièrement à 22/23 à l’heure, et ce manège dura jusqu’à Grenoble où nous arrivâmes ensemble, sauf deux ou trois qu’on avait abandonnés à leur sort. Ces jeunes gens qui ont en eux certainement le germe de futurs cyclotouristes venaient de faire un joli tour par Chambéry, Saint-Michel-de-Maurienne, le Galibier et le Lautaret.
En quatre heures, nous vînmes à bout de nos 76 kilomètres de transport, et mes deux compagnons trouvèrent là une occasion d’utiliser leur grand développement de 7 m. 60 alors que mes 6 m. 30 me forçaient de tricoter souvent plus vite que je ne l’aurais voulu  ; mais j’avais jugé nécessaire pour aller en Suisse de faire abaisser d’environ 10 % tous les développements de mon n° 6, qui étaient ainsi devenus 2m.60, 3m.45, 4m.70 et 6m.30.
Telles ont été depuis un mois mes bonnes fortunes touristiques, sans compter une recrudescence de cartes postales qui m’apprend que le cyclotourisme est cette année plus vivace que jamais.
Malheureusement toute médaille a son revers, et mon voyage en Bretagne que le mauvais temps m’a empêché de faire en juin et que j avais renvoyé à fin août devra maintenant attendre jusqu’à la saison prochaine, tout comme le Stelvio.
Vélocio.

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