Les enseignements du Tour de France (septembre 1911)

lundi 25 juin 2018, par velovi

Par Paul de Vivie, Touring Club de France, septembre 1911, Coll. pers.

L’excellent article ci-dessous annonce l’avènement prochain de la machine polymultipliée et cela, grâce aux grandes courses organisées sous le nom de «  Tour de France  ».

Il est curieux de voir que ce seront les coureurs qui feront le succès définitif de ce genre de machines préconisées par nous depuis si longtemps pour le tourisme.

Nous n’attendions certes pas de ce côté ce résultat.

Il est si désirable et si précieux que, d’où qu’il vienne, il sera le bienvenu.

A. Ballif (Peu après l’article de M. de Vivie, nous recevions, sur le même sujet et sous le même titre, un article également très intéressant d’un de nos camarades, M. Thiblot. Nous le publierons dans le numéro suivant.)

Les enseignements du Tour de France

Des enseignements  ! ce serait trop dire et tant que le Tour de France ne sera pas autre chose qu’une manifestation purement sportive, je crains fort que nous n’en puissions tirer que des indications, de vagues indications, pour le perfectionnement de la bicyclette de voyage.

Ce qui nous intéresserait dans cette épreuve gigantesque, ce sont les machines qui y figurent, la façon dont elles se comportent, leur résistance, leur rendement, la part pour laquelle elles entrent dans le succès de ceux qui les montent. Or, des machines on ne nous dit rien ou presque rien, tandis que des hommes qui s’en servent, les organisateurs du Tour de France ne nous laissent rien ignorer.

Cependant, de la course qui vient de dérouler autour de la France ses 5.000 kilomètres, quelques vérités essentielles se dégagent, qui, d’ailleurs, s’étaient déjà dégagées des deux concours du T. C. F, celles-ci par exemple  : que, dans les régions accidentées la polymultiplication s’impose même à des hommes vigoureux, et que, de tous les systèmes de changement de vitesse adaptables aux bicyclettes, il n’en est encore point dont on puisse dire qu’il est supérieur à tous ; en effet si ce phénix existait tous les coureurs l’auraient choisi et ils le choisiront l’année prochaine s’il existe au moment du Tour de France.

Les professionnels qui courent pour gagner leur vie, sont encore plus que nous, cyclotouristes, intéressés à choisir l’arme la meilleure pour triompher de leurs adversaires.

Jusqu’à présent, ils avaient cru que leurs muscles d’athlètes suffiraient et qu’ils viendraient toujours à bout, avec la légère monoserve de course, des étapes de plus en plus dures qu’on leur imposait.

«  Vous regarderez la côte bien en face quelque dure qu’elle soit et, sans tricher, sans amoindrir par un faible développement la résistance de la pédale, vous vous arcbouterez sur votre guidon et vous triompherez par la seule force musculaire. Laissez aux femmes et aux vieillards les changements de vitesse  ; vous êtes les rois, les géants de la route, vous devez vaincre les obstacles qu’elle vous oppose par vos seuls moyens, sans recourir à des subterfuges indignes de vous.  »

Voilà ce qu’on leur disait et ces athlètes s’exténuaient consciencieusement, courant à pied quand ils ne pouvaient plus pédaler et se couchant dans les fossés quand ils étaient à bout de forces.

Nous leur disions, au contraire : «  Ne vous croyez pas tellement au-dessus du commun des mortels que vous n’ayez nullement besoin, pour franchir rapidement les Alpes et les Pyrénées, des polymultipliées dont les concours du T. C. F. ont démontré irréfutablement les avantages à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Au moteur humain le plus fort, il faut un changement de vitesse, de même qu’il en faut aux automobiles les plus puissantes. Tôt ou tard — et pour vous le plus tôt sera le mieux — vous serez forcés de venir à nous, et de renoncer, sur ce terrain du cyclotourisme que vous abordez, à l’effort athlétique et brutal qui épuise et qui tue pour n’aboutir pourtant qu’à de maigres résultats, tandis que l’effort modéré et intelligent féconde, vivifie et conduit à de magnifiques solutions du problème de la locomotion par la bicyclette, en tous pays, même les plus montagneux.  »

Nous prêchions dans le désert, mais l’année dernière, l’un d’eux, Georget donna à ses adversaires, au pied du Ballon d’Alsace, une leçon de choses qui fit plus que tous les discours.

Il s’arrêta pour abaisser son développement en déplaçant sa chaîne comme nous le faisions il y a quinze ans, puis augmentant graduellement son allure, il rattrapa successivement à la montée tous ceux qui l’avaient dépassé et qui luttaient désespérément contre de trop grandes multiplications, arriva au sommet avec quelques minutes d’avance et gagna l’étape.

Cette éclatante démonstration de la supériorité de notre méthode fut décisive et cette année tous les coureurs du Tour de France, sauf peut-être quelques isolés que les étapes dures réduisirent vite à quia, étaient munis de bicyclettes à changement de vitesse. Ces irréductibles partisans de la monoserve passaient ainsi dans notre camp et adoraient ce qu’ils avaient longtemps brûlé  : la polymultiplication, sous sa forme, il est vrai, la plus primitive.

À l’instar de Georget en 1910, les coureurs les plus qualifiés pour gagner cette course en quinze étapes sont partis, cette année, avec deux ou trois pignons sur leur bicyclette et ils ont, à qui mieux mieux, déplacé leur chaîne, au pied et au sommet des cols qu’ils eurent à franchir. Ils le reconnaissent volontiers et j’espère que la jeunesse qui suit les courses et singe les coureurs aura fait son profit de ces aveux.

«  Au pied du Ballon d’Alsace, avoue Faber, je perdis une minute et demie pour abaisser ma multiplication et autant au sommet pour revenir à ma multiplication ordinaire  ».

«  À Saint-Michel-de-Maurienne, conte Duboc dans une interview, j’arrive en même temps que Georget et Garrigou, le temps de changer de multiplication et nous montons à l’assaut du Galibier  ».

La polymultiplication est donc bien entrée dans le Tour de France et l’on peut dire avec certitude qu’elle n’en sortira plus. Bien mieux nous espérons que d’année en année, les coureurs mieux renseignés se serviront de systèmes moins primitifs que celui qui consiste à déplacer la chaîne sur des pignons juxtaposés et qu’ils nous aideront à découvrir les meilleurs dispositifs parmi les si nombreux modèles de polys qui se disputent actuellement la faveur des cyclotouristes.

Il me semble évident qu’un changement de vitesse qui ferait le Tour de France sans se détraquer, en permettant au coureur qui en serait muni d’arriver toujours premier et sans fatigue, mériterait de nous inspirer confiance à nous cyclotouristes dont l’idéal est justement de n’avoir jamais à nous occuper de notre outil et d’arriver toujours sans fatigue à l’étape, et pourtant à bonne allure quand le cœur nous en dit.

C’est pourquoi je m’efforce de discerner dans les comptes rendus de L’Auto, ce qui, pour un résultat obtenu, appartient au coureur et ce qui appartient à la machine. Ce n’est pas facile et bien que j’aie reçu de plusieurs côtés des informations officieuses plus complètes que les notes officielles, j’en suis le plus souvent réduit à des conjectures et à des hypothèses.

C’est pourquoi aussi j’aurais été enchanté de voir les constructeurs de polymultipliées, les lauréats des concours du T. C. F., engager officiellement dans le Tour de France quelques-unes de leurs machines et soutenir leurs coureurs de bout en bout de l’épreuve  ; nous aurions eu, j’imagine, des surprises agréables, si de bons professionnels, ayant appris à se servir correctement des changements de vitesse en marche, pédalier et moyeux à plusieurs vitesses, whippets, polychaînes, etc., s’étaient alignés en juillet dernier, contre les professionnels bleus verts ou jaunes, obligés de mettre pied à terre pour dé placer leur chaîne.

Plaisir différé n’est pas perdu et nous espérons bien obtenir en 1912 ce qui nous a été refusé en 1911. D’autant plus qu’à différentes reprises, nous avons pu, cette année même, constater qu’un changement de vitesse en marche, même entre des mains inexpertes, donne à son propriétaire un avantage marqué.

Ainsi en nous en tenant à la vérité officielle telle qu’elle résulte des comptes rendus de L’Auto, sans avoir besoin de lire entre les lignes et sans écouter les papotages officieux, nous voyons un coureur de second plan, Brocco, sur qui personne n’avait l’air de compter pour gagner uni étape, venir à bout en se jouant et avec une bonne demi heure d’avance sur les pronostics, de l’étape Luchon Bayonne. Dans l’étape Belfort-Chamonix ce même Brocco s’était envolé de la même façon, mais — on ne sait pas, au juste pour quel motif — à 8 kilomètres du but, il s’était arrêté avec un quart d’heure d’avance. Enfin, dan toutes les étapes, ce même Brocco se dévouait, paraît-il pour aider et entraîner tantôt l’un, tantôt l’autre de ses propres adversaires, à tel point que le directeur de le course s’en étant aperçu fut forcé de le disqualifier.

Or, Brocco était un des cinq professionnels qui, d’après l’Auto, s’étaient munis, dès le départ, de bicyclettes à changement de vitesse en marche.

À quoi donc, si ce n’est à ce changement de vitesse en marche dont nous ignorons d’ailleurs le dispositif, et coureur de deuxième ordre a-t-il dû de pouvoir ainsi se jouer de ses adversaires ? Et pourtant il y a dix à parier contre un que Brocco était parti sans savoir se servir de la polymultiplication. Que sera-ce quand les professionnels auront appris à pédaler à la montée avec des développements assez faibles pour qu’ils puissent utiliser leur étonnante vitesse de jambe, même en grimpant au Galibier et au Tourmalet  ? Nous verrons cela dans quelques années, nous verrons se réaliser une hypothèse que je me hasardai à émettre dès 1897, après m’être rendu compte de la puissance d’un faible développement servi par une cadence rapide, nous verrons des professionnels s’élever à raison de 1.500 mètres à l’heure, c’est-à-dire faire du 15 à l’heure dans le dix pour cent avec 3 mètres et 85 tours ou peut-être 2 m. 50 et 100 tours.

Ainsi les faibles développements qu’ont raillés, que raillent encore tant de cyclistes qui en ont cependant grand besoin, finiront par être appréciés à leur juste valeur.

Règle générale  : toutes les fois qu’ils abaisseront leur développement, que ce soit le grand, le moyen ou le petit, les touristes gagneront en diminution de fatigue, sans perdre en vitesse de marche  ; les coureurs du Tour de France nous ont donné de cette vérité une démonstration éclatante. D’année en année, ils ont régulièrement abaissé leur grande multiplication dont la moyenne a passé de 6 m. 30 à 5 m. 50  ; ils feront de même pour leur petite multiplication dont la moyenne qui est actuellement de 4 mètres descendra peu à peu à 3 m. 50, peut-être même au-dessous, jusqu’au jour où ils accepteront franchement le changement de vitesse en marche.

C’est là en somme le plus utile enseignement que le Tour de France nous ait valu depuis qu’il a été institué.

Désormais il nous en fournira d’autres sur la valeur respective des divers systèmes de changement de vitesse, si, comme il y a lieu de s’y attendre, l’Auto se décide à créer une catégorie de bicyclettes polymultipliées ; (nous savons qu’il ne dénomme ainsi que les bicyclettes à changement de vitesse en marche tandis que, à nos yeux, est polymultipliée toute machine qui comporte un changement de vitesse quelconque).

Ce jour-là nécessairement, la description suffisamment détaillée de ces bicyclettes s’imposera et l’on nous dira par surcroît, je l’espère, comment elles se comporteront en cours de route. Nous pourrons en déduire dans quelle mesure elles auront aidé ou gêné les coureurs et nous trouverons enfin dans le Tour de France les enseignements qu’une course de cette importance, amenée de plus en plus sur le terrain du cyclotourisme par ses organisateurs qu’on ne saurait trop féliciter, doit forcément nous révéler.

P. de VIVIE.

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