Les premières armes (Octobre 1913)

dimanche 23 juin 2019, par velovi

Par Marcel VARALLE, Extrait du Cyclotouriste du 15 Octobre I9I3, paru dans le Cycliste septembre 48

[Au cours de mes recherches pour mon «  Histoire du Cyclotourisme  », me documentant sur les faits et gestes de Paul de Vivie et sur l’histoire de la «  Journée Velocio  » je fus amené à consulter «  Le Cyclotouriste  », revue fondée en 19 ?? par Paul Roudaire qui fut également le créateur de la «  Poly  » à Chanteloup.
C’est ainsi que j’ai pu relever l’article de Marcel Varalle, paru le 15 octobre 1913 et que «  Le Cycliste  » reproduit aujourd’hui. On y verra que l’escalade de la célèbre rampe conduisant au Col des Grands Bois était, avant l’autre guerre, monnaie courante à l’École Stéphanoise.
S’il y a dans cet article une grande part de fantaisie et quelque peu d’ironie, ce qui le rend amusant , il s’en dégage aussi du respect, de la déférence envers l’inventeur de la poly-multiplication dont les théories et aussi la personne furent âprement discutées dans le passé et aujourd’hui encore.
Le Dr Ruffier, qui fut longtemps un adversaire acharné du changement de vitesse mais qui avait cependant deux développements à sa disposition en faisant dérailler sa chaîne à la main n’écrivit-il pas un jour «  qu’on voulait imposer le culte de ce vieillard  » et Henry de la Tombelle, qui ne manque jamais une occasion d’ironiser sur Velocio, n’a-t-il pas dit «  qu’un buste de Cipède s’érigera bientôt sur chaque sommet des Alpes  ».
Reconnaissons que certains admirateurs du Maître, ont parfois dépassé inintentionnellement la mesure dans leur culte pour l’Apôtre  ; c’est ce que semble déjà, vouloir signaler Marcel Varalle, dont la verve et la plume étaient particulièrement appréciées de M. de Vivie. Velocio ne fut jamais un exclusif, mais un animateur de classe  ; il ne cessa de faire des expériences de toutes sortes qu’il décrivait et discutait ensuite dans «  Le Cycliste  ». Il préconisa bien des choses allant à l’encontre de l’opinion établie à l’époque, qui, depuis ont été admises et serait malvenu, celui qui aujourd’hui voudrait en contester la valeur. Ceci vaut tant sur le plan de la cyclotechnie que sur celui de l’hygiène alimentaire et même de l’hygiène tout court.
Velocio fut et restera toujours un grand bonhomme.
Paul d’Ariste]

Nous avions prié notre collaborateur, dans le but que nous poursuivons de rendre le Cyclotouriste toujours de plus en plus intéressant pour ses lecteurs et amis, de parler de l’E. S., des Grands Bois, de sa côte, de son col et de son hôtel, si chers à notre ami Velocio. Notre jeune et spirituel collaborateur Marcel Varalle, nous adresse son article en nous disant  : «  ...J’ai laissé la fantaisie guider ma plume et, une fois terminé, je m’aperçois que j’ai mis au monde une chose informe, une charge stupide  ; fallait-il l’envoyer à notre revue  ? Je m’y décidais enfin sachant que l’E. S. m’excuserait une fois de plus, que son chef pardonnerait de nouveau à celui, qu’un certain jour, il traita d’enfant terrible et de qui il a supporté, avec sa philosophie souriante, plus d’une incartade...
Que les lignes qu’on va lire soient donc vues, non comme une charge, mais comme un hommage rendu à la courtoisie de notre sympathique ami Velocio

Le cyclotouriste

Muse, chante les exploits de ces héros fameux par leur... vaillance...

***

«  Je viens de recevoir ces quelques mots griffonnés sur une carte  : «  Monté au Grand Bois avec le vieux  ; très amusant, venez me voir, je vous conterai cela. Jean Souris.  »
Qu’est-ce donc que ce galimatias  ? il est certainement question de ces Grands Bois dont l’E. S. fait ses lieux de délices (quelques-uns disent d’agapes), mais le vieux... Voudrait-il parler de notre noble, vénéré et vénérable chef Velocio  ?
Pas poli du tout, le camarade  ! Que Velocio ne soit plus jeune, d’accord, mais il n’a pas encore attrapé Mathusalem et il lui faudra accomplir pas mal de randonnées de quarante heures pour atteindre cet âge digne de respect.
Essayons tout de même de faire développer à Jean Souris ses observations qui peuvent être intéressantes. Je lui écris «  Mon cher ami, je n’ai pas le temps d’aller vous voir, racontez-moi donc votre affaire par lettre, vous me serez agréable.  » Deux jours après, je reçus la lettre suivante  :
«  Mon vieux (il faut croire que tout le monde est vieux, d’après Jean Souris), vous savez ou vous ne savez pas que je ne lis jamais les chroniques sportives des journaux de notre région  ; aussi ce fut tout à fait par hasard que mes yeux s’arrêtèrent sur ce titre alléchant dans le Mémorial  : Randonnées de l’E.S.«  Je fus intrigué  ; que signifient ces deux lettres  ? cachent-elles quelque chose de politique  ? Émancipation sociale  ? Effort socialiste  ? Une annonce commerciale ? Épicerie, Sardines  ? Un terme de médecine  ?...  »
Mais continuons la lecture  : «  Malgré pluie, vent et neige, l’E. S. ne se repose pas et continue ses excursions. Dimanche dernier, l’E. S. fit le tour classique du Vercors (340 km.) Saint-Etienne - Pont-en-Royans (120 kilom.) en 4 h. 20 (Soit 27,660 de moyenne. Pas mal  !)  ; boue atroce dans les Goulets, on trouva la neige au col du Rousset et une descente exécrable sur Die. Grâce à l’excellence de leurs montures à grand rendement, etc. Un autre groupe fit la belle vallée de l’Eyrieux, un autre les Echarmeaux, tout ceci pour les mettre en forme et les préparer à des randonnées de quarante heures que nous annoncerons prochainement.

«  Suivant des explications voulant faire paraître ordinaires des excursions de quarante heures à bicyclette, et pour achever de m’intéresser, le tout était signé de ce nom bizarre et ronflant  : «  Velocio  »  ; frappez, tambours  !
«  Velocio veut dire, sans doute, ami de la bicyclette, mais alors pourquoi pas Cyclophile, Vélomane, Cyclopatte  ; j’en saute et des meilleurs  ; mais voilà, Velocio sonne mieux, Velocio c’est un son de clairon, un coup de tam-tam, la fanfare de Lohengrin  ; un nom comme cela, c’est une fortune pour un industriel, un commerçant, un revuiste, un manieur d’idées, un «  bouffeur  » de kilomètres  ; quand la nature vous a joué le vilain tour de vous appeler Pierre, Paul ou Jacques, vite on remédie à ce défaut et un coup de génie vous sacre Velocio. « II était alors naturel que je cherche à connaître Velocio. C’était facile. L’article du journal se terminait ainsi  : «  Nos déjeuners du Grand Bois continuent comme par le passé  ; tous les vendredis, départ à 4 h. 30 du matin de la Digonnière. Les cyclistes polymultipliés ou non sont cordialement invités.  »
«  Il est vraiment trop poli, ce M. Velocio et je ne veux pas manquer une aussi aimable invitation. Un coup de pompe à ma légère machine.
«  Développement unique 5 mètres, et vendredi dernier, j’étais à 4 h. 25 à la Digonnière, plein d’ardeur, de courage et de curiosité. Deux cyclistes étaient au rendez-vous, le chef couvert de gigantesques bérets  ; je remarquais d’abord leurs singulières chaussures  : c’étaient de simples, de vulgaires sandales de capucins, comme on n’en voit plus maintenant, depuis la dispersion des congrégations, qu’au théâtre, dans les opéras genre «  Thaïs  », le nombre des cyclistes augmentait  ; je m’adressais à l’un d’eux et lui demandais poliment de me montrer M. Velocio.
«  Vous voulez voir le grand-père, me fut-il répondu, il n’est pas encore arrivé, mais il ne tardera pas, le vieux n’est jamais en retard. Les cyclistes poussèrent tout à coup une acclamation enthousiaste  ; je me retournais, Velocio était devant moi...
«  Mon cher ami, je garderai toujours dans ma mémoire l’inoubliable moment de cette présentation  ; moi, simple monomultiplié, devant l’apôtre, le lanceur de la poly... la fourmi devant le lion... Le cycliste qui m’avait parlé dit quelques mots à Velocio, et j’eus l’inexprimable bonheur d’entendre ces paroles couler de la bouche du maître, comme le divin nectar ou la douce ambroisie. Un nouvel adepte, j’espère  ?
«  Jeune homme, soyez le bienvenu parmi nous, j’espère vous voir prendre goût au cyclotourisme, mais il est 4 h. 35, partons vite, nous causerons en montant. - Alors, vous êtes M. Velocio  ? — On ne dit pas Monsieur, en cours de route, fit l’autre bon prince, je vous autorise à m’appeler simplement Velocio. — Je sentis mes yeux se mouiller. — Quel est votre nom  ? demanda Velocio. — On me nomme Jean Souris. — Comment  ? — Souris Jean, si vous préférez, fis-je conciliant.
«  Ah  ! très bien  ! Souriez toujours, mon ami, j’aime beaucoup les gens qui gardent le sourire, cela prouve une conscience tranquille, à l’E.S. on fait toujours les côtes avec le sourire.
«  A peine en selle, Velocio se découvrit d’un geste large et mit son béret sur le guidon. J’eus un éblouissement. Elle était à nu cette tête vénérable dont pas un seul cheveu n’altérait la blancheur  ; je compris alors son inimitié pour la raie trop directe... Les premières lueurs de l’aube se reflétaient sur le crâne de Velocio et la route s’en trouvait éclairée. Heureux caprice de la nature favorisant ainsi son plus chaleureux amant et rendant superflu le réflecteur indispensable la nuit si l’on ne veut être écrabouillé par les autos. La route monte ferme et je mettais mon point d’honneur à ne pas me laisser dépasser. Je remarquais la singulière couleur du vêtement de Velocio et de quelques-uns de ses compagnons  ; c’était tout à fait le marron des robes de bure des capucins  ; un examen plus attentif m’en fit voir l’exacte analogie. Je sus plus tard qu’à la liquidation du couvent, installé colline Sainte-Barbe, à Saint-Etienne, les défroques des moines, sandales et robes de bure, furent achetées à vil prix  ; c’est dans ce stock important que se taillent encore les vêtements des cyclotouristes.
«  La pittoresque couleur capucin n’a donc pas disparu complètement de notre ville, puisqu’elle se retrouve dans le vêtement de l’E. S.  ; voilà de quoi réjouir le cœur des amants des vieilles coutumes.
«  Je réussis à me maintenir quelque temps à la hauteur de Velocio. Il montait la rampe avec une aisance remarquable. C’est un homme d’une soixantaine d’années, tout en os et en muscles, à la conversation très intéressante. -Vous êtes mal outillé, me dit-il, faites modifier votre machine et vous pourrez sortir avec l’E. S. Que veut dire cette abréviation E. S  ? demandai-je. II me dit alors ce qu’était l’Ecole Stéphanoise, où l’on apprenait à se servir d’une machine et à utiliser d’une façon parfaite le moteur humain. Tel que vous me voyez, moi et ces jeunes gens qui m’accompagnent, ne buvons pas de vin  ; nous refusons énergiquement ce poison qu’on appelle la viande pour nous nourrir d’eau, de légumes et de fruits.
«  Pourquoi s’étonner  ? Cette nourriture se rapportait fort bien à leurs vêtements de capucins. Velocio continuait  :
«  Aussi, voyez les résultats, je vous trouverai une douzaine de cyclistes capables d’aller de Saint-Etienne à Nice dans leur journée  ; moi-même, je ferai sous peu, dans les mêmes conditions, Saint-Etienne - Mont-Saint-Michel. Nous faisons couramment des étapes de quarante heures (700 km). C’est très facile  ; il vous est bien arrivé quelquefois de passer une nuit sans vous coucher, eh bien  ! on la passe sur sa machine, c’est encore moins fatiguant. Les longues excursions se font sans peine et quand nous aurons rendu habituelles ces sorties de quarante heures, nous en ferons de cinquante et plus, je ne puis vous dire où nous nous arrêterons.
«  Hélas  ! je n’entendis pas la suite, le train de Velocio était tellement soutenu qu’il me fut impossible de suivre. A la hauteur du pittoresque village de Planfoy, je fus rejoint par quelques cyclistes allant moins vite que leur chef  ; je continuais avec eux la conversation commencée. Entre autres choses intéressantes, je leur demandais quel était le groupe de randonneurs qui avait excursionné dans le Vercors. C’est moi-même, dit un des cyclistes. Vous étiez seul  ? Mais oui, c’est toujours seul que je fais mes longues excursions. «  Seul aussi celui qui venait des Echarmeaux, seul également celui qui avait parcouru l’Eyrieux. Entre autres remarques curieuses, je n’oublierai pas d’inscrire sur mon carnet  : A l’E. S., les groupes ne sont composés que d’une seule personne.  »
«  Mes interlocuteurs se prêtaient à mes questions avec la meilleure grâce du monde. J’ai rarement vu des jeunes gens aussi aimables et aussi complaisants. Quelques mots de Velocio avaient piqué ma curiosité et je voulus savoir comment ils se nourrissaient en cours de route. Oh  ! me fut-il répondu, nous prenons le menu de l’hôtel, de solides et copieux repas à trois francs  ; les longues excursions excitent l’appétit et vous prendriez plaisir à voir disparaître gibier, côtelettes, poulets, etc.
«  Je vois ce qui vous étonne, on vous a dit que nous étions végétariens, nous le sommes en effet... que serait-ce s’ils ne l’étaient pas, pensai-je, mais je me gardais bien de faire tout haut cette réflexion déplacée.
«  L’autre continuait  : il est si difficile de se faire servir ce que l’on veut en cours de route, que nous préférons y renoncer. Notre chef, lui-même, nous donne l’exemple. Je ne sais le régime qu’il suit chez lui, il ne m’a jamais invité à ses repas, mais je puis vous affirmer qu’en cours de route, il ne dédaigne pas les bons morceaux. Vit-il avec dix sous par jour, comme on l’affirme  ?
«  Je l’ignore, mais en excursion c’est une autre affaire, on ne fait jamais d’économies quand on sort avec lui.
«  Je voudrais aborder une question plus délicate. A travers des réponses embarrassées, je crus comprendre que la sagesse des membres de l’E. S. n’existait souvent que dans leurs préceptes. Encore une nouvelle réflexion à mettre sur mon carnet. E. S. règle générale, faites ce que je dis, n’imitez pas ce que je fais.
«  Tout en causant, nous avions dépassé le plateau de la République et pénétré dans le Grand Bois. A l’autre bout de cette forêt délicieuse, était l’hôtel où Velocio nous avait précédés. Une fontaine coulait son jet énorme et l’apôtre de la poly n’ayant que sa culotte pour tout vêtement, exposait son torse nu à cette eau glacée. Plusieurs de ses adeptes l’imitèrent, j’eus alors devant moi une collection de poitrines velues à rendre jaloux le Paysan du Danube. Comme fond de tableau, les Alpes dressaient leurs pointes orgueilleuses... oh  ! mon appareil photographique  ! que je regrette ton absence  !
«  J’appris plus tard que certains se plaisaient à prendre des bains d’air pendant les grandes chaleurs, en se promenant dans la forêt dans le costume le plus primitif  ; voilà qui jette une singulière lueur sur les effrayantes histoires d’hommes des bois, qui épouvantèrent les villégiaturistes.
«  Un excellent café au lait nous attendait. Ce fut un gentil déjeuner coupé par de savantes dissertations de Velocio sur la polymultipliée, le végétarisme, les étapes de quarante heures. Je réussis à prendre à part un membre de l’E.S. et lui demandai si ces étapes étaient réelles. Parfaitement, me dit-il, Velocio en a déjà accompli deux ou trois, mais il trouve parmi nous fort peu d’imitateurs, les rares vaillants qui ont essayé en sont revenus avec si belle g... figure de bois qu’ils hésitent encore à mettre au point les projets dont il parle sans cesse  ; un sommeil presque invincible les a surtout éprouvés. Voyez ce grand gaillard là-bas, c’est notre plus solide routier il abat dans de bonnes conditions des randonnées de quarante heures  ; pour le moment, je ne vois que lui capable d’accompagner notre chef dans ce genre d’étapes.
«  Et St-Etienne-Nice, St-Etienne-Mont-St-Michel  ? Un seul a fait Lyon-Nice en vingt-quatre heures  ; Velocio, en partant de Saint-Etienne a très bien réussi ce long parcours. C’est chose difficile et les deux étapes réussies ne l’ont été qu’après plusieurs essais infructueux et avec un vent favorable. Saint-Etienne-Mont-Saint-Michel est un projet dont Velocio nous entretient souvent et qu’il ne met pas encore à exécution.
Nous le verrons à l’œuvre.
«  Quel agrément trouvez-vous à de pareilles étapes  ? A chacun ses plaisirs  ; nous n’empêchons pas nos contradicteurs de passer leurs nuits à courir les brasseries, et de chercher à tuer le temps et plus sûrement leur santé, dans une rage de joies factices dont nous ne voulons pas  ; nous préférons courir les routes. Le lendemain, nous sommes félicités par Velocio  ; voir publier le récit de nos randonnées dans une revue ou dans les journaux locaux, cela fait toujours un certain plaisir. Velocio se montre fier de nos succès, il s’en sert pour louer l’excellence du régime que nous suivons, le rendement des trois chaînes, des Whippets, des moyeux X..., des pneus Y..., etc... « Et que fait donc Velocio, quelles sont ses occupations  ? Il fait de la bicyclette. D’accord, mais pour vivre, il travaille, il a bien un emploi quelconque  ? J’aurais dû vous dire, il fait la bicyclette, il fabrique des cadres, des pignons, des changements de vitesse, il vend des pneumatiques, en un mot, il est constructeur.
«  Ah bien  ! très bien... très bien...
«  J’explique alors à mon interlocuteur que je suis très heureux que Velocio soit constructeur, désirant faire modifier ma machine pour les accompagner dans leurs excursions et me faire admettre dans la Société. Stupeur  ! J’apprends qu’il n’y a pas de société, pas de groupement, seulement quelques clients de Velocio  ; celui-ci les excite à bouffer des kilomètres, il les chauffe, les encourage de toutes manières, et pour conter leurs exploits dans les journaux et revues, il les désigne sous le nom général d’E. S. Le public croit donc qu’il existe une société organisée, comme le sont toutes les sociétés, quand il n’y a qu’une bizarre réunion d’amis ou clients de Velocio.
«  Nous serons très heureux de vous avoir parmi nous, ajoute le cycliste, vous essayerez les étapes de quarante heures. Comme il y a toujours sept ou huit heures de nuit au beau milieu de l’excursion, les sites les plus merveilleux sont faits dans une obscurité complète. Ainsi ont été parcourus la vallée du Var, la Côte d’Azur, le Briançonnais  ; voilà, vous avouerez, de beaux effets de nuit. Le sommeil vous joue de très agréables tours, l’hôtelier vous réveillera plus d’une fois dormant sur la table, vous goûterez tout le charme de mille incidents intéressants. A ce moment, Velocio nous interrompit, il était temps de descendre à Saint-Etienne. A son exemple, chaque cycliste se double d’un journal et boutonne soigneusement son veston. «  Ce sont vos premières armes aujourd’hui, me dit amicalement l’inventeur de la podocyclette (1), outillez-vous un peu mieux et venez donc faire une sortie de toute une journée avec nous.  »
«  J’acceptais, attendri par cette courtoisie  ; la tête de Velocio m’est très sympathique et je suis tout à fait renversé en songeant aux exploits dont m’ont parlé ses compagnons  ; revenir des Estables (90 kilomètres) sous une pluie battante en mangeant seulement cinq morceaux de sucre  ; faire 200 kilomètres autour de la Chaise-Dieu avec pour toute nourriture quelques mètres de macaroni  ! Et ce n’est pas tout, mais l’énumération de ses hauts faits nous entraînerait trop loin  ; se trouvera-t-il un autre Homère pour nous chanter les exploits de Velocio et de ses intrépides compagnons  ; que sont donc auprès d’eux ceux d’Achille, de Diomède ou d’Ajax  ?
«  Avouez, mon cher, que je n’ai pas perdu mon temps en allant déjeuner au Grand Bois. J’ai causé avec l’E. S.à la montée, bien m’en a pris, car si vous aviez vu cette descente, c’était fantastique, étourdissant, vertigineux. Il est extraordinaire que tous ces gaillards, qui forment l’E. S.(conservons lui son titre), ne se soient pas encore cassé la figure. Ils écrasent les poules, les chiens, vous verrez qu’ils finiront par emboutir les moutons et même les boeufs  ; c’est, évidemment, pour économiser leurs patins de freins.
«  Vous parlerai-je de leurs machines  : depuis dix ans elles ont varié, comme les idées de Velocio, entre dix et vingt kilos. Ce sont les plus légères qui sont les plus jeunes.
«  Velocio, homme de progrès, brûle ce qu’il avait adoré, il lâche avec ingratitude les lourds camions qu’il prônait naguère.
«  On ne peut l’accuser d’être tardigrade  : l’homme absurde est celui qui ne change jamais.  »
Au moment où je reçois la lettre de Jean Souris, qui se terminait par de banales phrases de politesse, j’apprends que Velocio vient de fêter son soixantième anniversaire et qu’il renouvelle de plus belle ses projets d’excursion. C’est vraiment extraordinaire. Il peut se flatter d’être, pour son âge, le meilleur cycliste de France. Velocio est une physionomie cyclotouriste  ; la polymultiplication lui doit beaucoup et nous l’aimons tous pour sa courtoisie et son aménité sans égale. Je suis très heureux de profiter de cette occasion pour le féliciter de la vigueur qu’il a conservée à soixante ans et pour lui souhaiter de la garder longtemps encore.
Marcel VARALLE.
(1) Espèce de draisienne que l’on fait avancer en frappant, le sol à grands coups de pied. Il est regrettable que Jean Souris ne nous donne aucun détail sur cette invention.

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