Randonnées morvandelles (1913)

dimanche 3 mars 2024, par velovi

Randonnées morvandelles, Vélocio, Le Cycliste, 1913, p.127-129, Source Archives départementales de la Loire, cote Per1328_12

Le soleil a souri à notre randonnée du 25 mai. un peu trop largement même, pour moi qui n’aime pas les chaleurs Sénégaliennes, et quand nous quittâmes Avallon, à 14 heures, pour grimper à Vézelay, je vous donne mon billet que je me serais bien accommodé, même au prix de quelques averses, d’un peu de fraîcheur  !
Après avoir hésité entre nos différentes première et deuxième montures, Ch... et moi nous optâmes pour le tandem que nous soumettons depuis six mois à de rudes expériences  ; les routes du Morvan sont idéales pour cet outil de transport  ; il n’y a rien dans cette région fortement ondulée qui ressemble au Ventoux.
A une heure en gare de Nevers nous opérions notre jonction avec le groupe parisien composé d’une unité, M. Cl..., sur sa deuxième monture, chaîne flottante, collés extra souples, etc., exactement ce qu’il fallait pour accompagner un tandem.
Nous déjeunons au buffet, et à 1 h. 30 nous franchissons une des grilles d’octroi qui la nuit ceignent Nevers d’une ceinture de fer.
Clair de lune suffisant pour nous permettre une assez bonne allure dès le début. Très ondulée, la route de Château-Chinon, que nous emprunterons jusqu’à Tannay, présente des pentes assez longues, où le tandem prendrait une belle avance si notre compagnon n’avait la précaution, dès que la pente s’accentue, de me saisir par l’épaule et de se laisser ainsi emmener par le tandem. Cette tactique lui permettra d’être constamment à nos côtés, même quand, avec notre grand développement de 8 mètres, nous négocierons à 40 à l’heure les faibles descentes. Pour le palier et les montées, les trois développements de sa chaîne flottante lui fournissent le moyen de nous suivre sans exagérer ni la pression ni la cadence.
A Tannay nous prenons à droite la jolie petite route de Moulins-Engilbert, où nous cueillons à 4 h. 20 un quatrième compagnon, M. B.., qui, de Cosne, est venu la veille nous attendre là. Il monte une BSA bi-chaîne dont les deux développements, 4 mètres et 6 mètres sont parfaitement adéquats aux routes de ces régions  ; il n’a pas, malheureusement, de pneus souples et notre allure est trop vive pour les pneus vulcanisés à toile croisée, dits de facteur, dont sont encore affligés les 999 millièmes des cyclotouristes français. M. B... tient pourtant à ne pas être une cause de retard et il prend vaillamment la tête de la colonne, au cours de la longue montée qui nous fait tourner autour de Villapourçon, et qui a de bien jolis passages. Un furieux vent contraire nous assaille sur les hauteurs et nous secoue terriblement pendant que nous nous efforçons de ne pas nous égarer parmi toutes les routes qui se croisent et s’entrecroisent devant le mont Beuvray.
L’an dernier, sous une pluie battante, nous avions, grimpant de Luzy, manqué l’embranchement vers Saint-Prix et filé le long des flancs du mont Beuvray. Nous ne nous tromperons pas cette fois.
Chemin faisant, M. B... nous entretient de l’antique Bibracte, qu’on situe vaguement sur le sommet du Beuvray, en un point où il suffit de fouiller quelque peu le sol pour en faire émerger des débris gallo-romains de toute sorte. Un de ses amis s’est ainsi constitué un véritable musée, dont la pièce principale est une fort jolie statuette de Mercure. Bibracte, capitale des Eduens, où plusieurs fois séjourna Jules César, devait être, il y a 2.000 ans, un puissant oppidum en même temps qu’une cité commerçante et industrielle de premier ordre. Aujourd’hui, ces lieux où s’agitèrent tant de milliers d’hommes, où s’entrechoquèrent tant d’ambitions, sont déserts  ; la forêt recouvre les cendres humaines et si nous ne savions, par l’histoire, ce qui s’est passé là, nous accuserions de mensonge celui qui nous dirait que cette montagne, où parmi les bois pas un toit n’apparaît, fut le siège d’une des plus puissantes peuplades gauloises.
Sic transit gloria mundi  ! Seule la nature est étemelle et ses monuments sont impérissables, chaque printemps se charge d’en réparer les brèches.
De Saint-Prix, où nous conduit un chemin plutôt primitif, nous gagnons promptement la forêt prochaine, et un col qui nous fait descendre dans une des plus jolies vallées du Morvan, la vallée de la Canche. Nous nous y attardons volontiers, d’ailleurs, çà et là des rochers éboulés invitent à la prudence.
A la hauteur de Rossillion, petit village où l’an dernier, nous échouâmes, à l’heure pran-diale, nous bifurquons à droite, sur la splendide route de Chàteau-Chinon à Autun. Cl... n’a |pas le temps de s’accrocher, et voilà notre tandem dévalant à une allure effarante, au dire de M. B.... mais qui nous parut toute naturelle, tant nous sentons que notre tandem de 28 kilos, à gros pneus, tient bien la route.
A la bifurcation de la Selle nous attendîmes nos compagnons, et nous remontâmes côte à côte une vallée découverte, qui ne ressemble en rien à celle de la Canche, jusqu’à Anost, où il convenait de déjeuner solidement, après 115 kilomètres faits en 6 heures, à travers une région rudement accidentée.
Le service fut un peu lent, parce qu’on préparait, en même temps que notre déjeuner, un reposoir pour la procession de la Fête-Dieu : un piano mécanique — on en trouve aujourd’hui partout — devait faire entendre, au lien des flonflons habituels, des chants religieux, et tout le personnel était fort occupé à mettre chaque chose au point.
Nous obtenons pourtant des œufs à la coque, de la confiture, du café au lait et du beurre excellent  ; on peut, avec cela, bien mieux qu’avec le traditionnel saucisson et la bouteille de vin blanc, affronter le soleil et les montagnes russes, deux adversaires qui jusqu’à Vézelay nous en feront voir de dures.
A 8 heures et demie, départ  ; ça monte ferme et il fait chaud  ! La forêt d’Anost, très belle, ne nous donne un peu d’ombre que çà et là  ; les bois en Morvan ne sont, jamais de haute-futaie  ; on les coupe sitôt qu’on en peut tirer quelques bûches, que les ruisseaux véhiculent, à peu de frais, jusqu’à Clamecy.
Par Gien-sur-Cure, nous arrivons enfin au lac des Settons, un autre but de notre randonnée : il est plein à déborder, et il déborde en effet en une belle cascade. Le site est charmant, nous sommes surpris de n’y voir aucun visiteur. Le Morvan est bien négligé : jusqu’à Avallon, pendant plus de 200 kilomètres, nous ne vîmes pas une seule auto  !
Il est déjà près de 10 heures, et nous devons modifier quelque peu notre programme, qui comporte, à Montsauche, 25 kilomètres de plus que je n’avais prévus, à cause des tours et détours que nous avons faits. Nous laisserons pour cette fois Alésia et Semur de côté, et nous irons droit à Avallon, par Quarré-les-Tombes, non sans descendre d’abord sur les bords de la Cure, en suivant la rive boisée d’un de ses petits affluents, où se dresse, sur le bord même de la route, une des curiosités du Morvan, la roche du chien  ; une plaque indicatrice nous apprend qu’il y a aussi, à quelques centaines de mètres, un dolmen que nous n’allons pas voir.
Une très belle descente de 4 ou 5 kilomètres nous amène, à 13 heures et quart, au pied d’Avallon, dans la vallée du Cousin, très encaissée à cet endroit  ; nous y déjeunons, dans une modeste auberge, d’une omelette, de fromage et de confiture, pas de fruits, malheureusement.
Nous avons en 12 heures parcouru 210 kilomètres environ  ; M. B... qui, grâce à son compteur, nous renseignait, exactement sur le kilométrage, nous a quittés au lac des Settons, et se prélasse sans doute en ce moment sous les frais ombrages qui l’entourent, nous ne pouvons donc, dans l’enchevêtrement des chemins où nous nous égarons parfois, savoir au juste où nous en sommes.
Par une route de création récente, puisqu’elle n’est pas indiquée sur ma carte au 1/200.000, nous suivons le cours du ruisseau pour gagner Pontaubert, un des rares villages de cette région, où l’on voit des fontaines à débit constant : les puits paraissent être partout ailleurs la seule ressource en eau potable. Je n’aime pas beaucoup cela.
Nous avons quitté Avallon à 14 heures, et à 15 heures, nous mettons pied à terre devant l’im posante façade de la basilique de Vézelay.
venions de prendre coup sur coup deux suées formidables, séparées par une plongée rapide dans le vallon où le coquet village de Saint-Père se groupe autour d’une église médiévale très décorative. Dans ce pays décidément le palier est inconnu, on grimpe quand on ne dévale pas et vice versa, 300 kilomètres en Morvan cela veut dire 150 kilomètres de descente et 150 kilomètres de montée à 5 %  ! Pour arriver à la basilique, ça monte pourtant à un peu plus de 5 %, et il nous faut bien recourir à nos 2m,50 pendant les 500 derniers mètres où la bicyclette bat nettement le tandem.
Quelle belle vue circulaire et que de souvenirs évoquent ces lieux où retentit, voilà pas mal de siècles, le cri des croisés : Dieu le veut  ! Mais n’empiétons pas sur les prérogatives de Guy d’Ondacier, à qui incombe le devoir de nous entretenir des choses d’antan.
La chaleur fut excessive te 25 mai. de l’aveu de tous ceux qui randonnèrent ce jour-là. Et d’autre part, l’ombre que répandaient autour de l’église des arbres séculaires nous invitant au repos, nous nous accordons une halte d’une heure, non prévue dans le programme, heure vraiment délicieuse.
Ragaillardis, frais et dispos, nous filons à 16 heures sur Clamecy, où nous avons quelque peine à trouver la route de Varzy : entre Varzy et Prémery mon coéquipier nous engage une nième fois dans une fausse direction, un peu plus loin, un accroc survenu au ressort tendeur du Whippet nous force à faire avec 6m,35 deux ou trois kilomètres de cote à 6 %, et nous réparons ensuite  ! Si nous avions réparé d’abord nous nous serions évité une dernière perspiration bien intempestive, car le soleil décline à l’horizon et la fraîcheur vespérale se fait déjà sentir.
A Prémery, il faut allumer les lanternes : Pandore est, nous dit-on, sévère en ces parages. Nous en profitons pour tremper un peu de pain dans du café, ci : trente minutes d’arrêt.
Le paysage, depuis Vézelay, n’a rien qui retienne beaucoup l’attention : lès collines du Morvan s’abaissent peu à peu et ne sont bientôt plus qu’une ligne indécise à gauche : nous traversons en pleine nuit un gros village et nous entrons enfin à Nevers à 22 heures avec 320 kilomètres de plus à l’actif de notre tandem, qui commençait avec cette randonnée son quatrième mille.
La solidité et le rendement de ce tandem commencent à m’étonner. Je ne l’avais pas conçu pour deux randonneurs entraînés, qui le mènent, aux plus grandes allures dans les plus mauvais chemins et sans ménagement. Je le destinais aux éventuelles promenades dominicales des ménages, où le mari se servant tous les jours de sa bicyclette pour ses affaires, y adapterait de temps en temps un avant-train pour la transformer momentanément en tandem conjugal et lui permettre ainsi de promener sa femme, à petite allure naturellement, et sur de bonnes routes, car dans cette hypothèse, la femme n’étant pas beaucoup entraînée, ne pourra jamais appuyer bien fort et les étapes ne seront jamais bien longues.
Or, voilà que cet avant-train attaché au cadre de la bicvclette simplement par deux boulons ne bronche pas plus que s’il était brasé sur toutes les coutures. C’est bien le cas de répéter que la bicyclette en tant que conception mécanique déroute toutes les théories et qu’elle n’est arrivée au point où elle en est que grâce aux empiriques qui essaient au petit bonheur les choses les plus extravagantes. Quel ingénieur habitué à calculer le poids et les dimensions des machines en appliquant les formules de résistance des matériaux, oserait mettre un homme de quatre-vingts kilos sur une randonneuse de 10 kilos, en lui disant qu’il peut descendre là-dessus du Ventoux à 50 à l’heure  ?
En vérité, la bicyclette est un incomparable outil de locomotion qui exige bien peu d’efforts pour de bien grands résultats, et quand j’entends des jeunes gens dire qu’ils ne peuvent pédaler pendant seulement 50 kilomètres sans être exténués, je me demande s’ils ont du sang dans les veines ou du jus de navet..
Mais à quoi bon récriminer  ! A quoi bon espérer contre toute espérance à l’instar d’Urbain Gohier qui, inlassablement, donne aux hommes le conseil de n’être plus joueurs, ivrognes, ni débauchés, et aux femmes celui d’être vertueuses et dédaigneuses des bijoux et autres vaines parures  !
Continuons seulement à prêcher d’exemple, puisque nous y trouvons d’ailleurs le plaisir, et peut-être bien qu’à force de nous entendre raconter les charmes du cyclotourisme et les bienfaits hygiéniques des randonnées, quelques-uns de ces jeunes fatigués finiront par comprendre qu’on peut vivre autrement qu’étendu sur le dos.

Vélocio

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