Le parpaillon (1903)

samedi 23 avril 2022, par velovi

Par Vélocio, " LE CYCLISTE " Année 1903, reparu en 1953, coll. pers.

C’est la deuxième fois que ce titre précède ici un récit d’excursion à bicyclette. En 1900, M. Burdet franchit ce col dont l’altitude dépasse celle du fameux Stelvio, et nous conta, en 1901, les péripéties de la traversée. Depuis lors, je fus hanté par le désir de le franchir à mon tour et, forcé de renvoyer au mois d’août mon excursion en Suisse, Tyrol et Italie, j’élaborai à la hâte pour les 12, 13 et 14 juillet 1903, le programme suivant  :
Départ de la gare de Givors, le 12 à l’heure pour Grenoble, Le Lautaret, Briançon et Guillestre, 255 kilomètres  ; le 13, le col de Vars, La Condamine, col de Parpaillon et Embrun, peu de kilomètres ce jour-là, mais de l’élévation en masse.
Le 14, retour d’Embrun à Givors par Gap, La Croix-Haute et Grenoble (265 kilomètres).
Je voulais essayer, sur ce parcours plutôt dur, une combinaison nouvelle qui donne six développements interchangeables sans descendre de machine, sans même lâcher son guidon  : 8 m. 40, 6 m. 70, 4 m. 30, 3 m. 40 et 2 m. 75  ; on ne saurait imaginer une plus parfaite échelle de multiplications. À cela près, ma machine n’avait rien de notable et pesait moins que mes montures ordinaires  : 16 kilos sans bagages, 22 en ordre de marche. Elle a deux freins sur jante actionnés par la main (le dispositif ne permettant pas d’utiliser pratiquement le frein à contrepression que je tiens en haute estime) et la tige de selle oscillante Cadet  ; mon guidon à deux étages ne s’ajustant pas au tube de direction, je m’étais contenté pour cette foi, d’un simple guidon droit. Le changement de vitesse consiste en un moyeu Three Speed et deux chaînes juxtaposées donnant chacune trois développements. C’est donc une combinaison de deux systèmes juxta et superposés. L’ensemble a bien fonctionné, mais l’obligation dans laquelle je me suis trouvé de faire à pied à cause du mauvais état de la route une grande partie de la montée dure du col du Parpaillon ne permet pas de dire si les engrenages sont capables de résister à de fortes et longues pressions. Quoi qu’il en soit, des rampes comme celles du Bourg-d’Oisans au Lautaret paraissent sans influence sur ce nouveau moyeu qui a de grands liens de parenté avec le Hub et avec le W.F.W. si répandus, je puis donc le recommander au même titre que ces derniers sans arrière-pensée aux neuf dixièmes des cyclotourismes, même pour la haute montagne. Il en est du moyeu Three Speed comme de tous les moyeux et pédaliers à pignons superposés  ; des pressions athlétiques et prolongées finiraient par en avoir raison, par ébrécher les dents et fausser les boîtes  ; mais peu de cyclistes sont, en réalité, capables de telles pressions, il serait absurde de refuser un perfectionnement parce qu’il pourrait se trouver en défaut devant des muscles exceptionnels. La seule chose qu’on ait à faire lorsqu’on possède une machine de ce genre, c’est de ne jamais la prêter. Je trouve qu’en général on prête trop facilement ses machines à des personnes dont on ne connaît ni la force, ni l’adresse.
Une maman, mignonne et faible cyclettiste qui a choisi pour son usage personnel une bicyclette légère avec moyeu Hub, par exemple, la prête, sans hésiter, à son grand diable de fils qui hausse selle et guidon au maximum, appuie comme un athlète sur les frêles pédales et franchit les caniveaux sans les moindres ménagements.
À mesure que les rouages de nos outils se compliqueront, telles machines convenant parfaitement à telle catégorie de cyclistes ne conviendront pas à telle autre. La bicyclette omnibus tendra de plus en plus à disparaître tandis qu’au contraire la bicyclette personnelle, spéciale, faite sur mesure, et d’après les indications de son propriétaire s’imposera.
On ne se doute pas qu’un des plus grands obstacles au développement de la bicyclette utilitaire a été et sera longtemps encore peut-être la fâcheuse habitude que l’on a de se croire devenu cycliste, voire cycliste consommé sans avoir appris autre chose qu’à se tenir en équilibre sur deux roues. De la position du corps sur la selle, des mains sur le guidon, des pieds sur les pédales, de la façon de tenir le buste plus ou moins incliné, d’appuyer sur la pédale à plat et à la montée, on n’en a jamais eu cure. Aussi n’est-il point rare de rencontrer des cyclistes qui, avec d’excellentes machines, n’obtiennent que de piètres résultats, et d’autres qui déclarent, à qui veut les entendre, que s’ils s’étaient obstinés à se servir de la bicyclette, ils seraient infailliblement devenus infirmes  ! Et les malheureux sont obèses, goutteux, rhumatisants  !
La bicyclette les eût guéris, voilà la vérité, mais il fallait apprendre à s’en servir.
Il ne suffit pas d’avoir une plume, encore faut-il apprendre à écrire.
Or, l’art de monter à bicyclette, la cyclitation, est ignoré des huit dixièmes des cyclistes. Seuls les coureurs intéressés à tirer d’eux-mêmes tout le parti possible se donnent la peine d’étudier ce qui leur convient le mieux  ; ils écoutent leurs camarades plus avancés dans la carrière, observent les procédés des vainqueurs et obtiennent un bon résultat.
Quant aux cyclotouristes, surtout ceux qui viennent au cyclisme en plein âge mûr, ils en sont réduits à attendre du hasard des rencontres les premiers conseils pratiques. Leur première machine pour le choix de laquelle ils s’en remettent à des cyclistes banlieusards, est trop multipliée, incommode, surtout inconfortable. Ils en ont vite assez et ne se donnent pas la peine de chercher autre chose.
«  Mais ces remarques trouveraient mieux leur place ailleurs. Elles sont ici un hors-d’oeuvre dont nous n’avons que faire  », s’écrient les lecteurs que j’ai alléchés en leur parlant du Parpaillon.
Je quitte Givors seul à 1 h. du matin, après une nuit sans sommeil, et, par un beau clair de lune, je file bon train sur Grenoble où j’aurais voulu arriver à 5 h. 30 (103 kilomètres en 4 heures et demie). Il n’y avait là rien d’extraordinaire  ; malheureusement, en dépit de la lune, la nuit, mes mauvais yeux m’empêchent d’aller aussi vite qu’il le faudrait, la route après St-Jean-de-Bournay est ravagée pendant quelques kilomètres, le vent souffle contre moi à partir de Moirans. Bref, je me trouve à Grenoble qu’à 6 heures et je m’arrête sous les allées auprès d’une fontaine pour faire mes ablutions matinales et croquer 4 à 500 grammes de pâté aux fruits dont mon sac est bourré.
Je repars à 6 heures et demie, il va faire très chaud et le vent reste contraire. Je ne me vois plus du tout au Lautaret à midi, ainsi que j’en avais nourri le fol espoir, car l’aller-retour de Givors au Lautaret, 380 kilomètres dans la journée, est un des records que j’ambitionnais  ; d’autres plus audacieux parlent même de Saint-Étienne-Lautaret-Saint-Étienne, 460 kilomètres  ! qui vivra verra.

À Vizille, j’achète des poires qui me seront aussi agréables qu’utiles pendant la montée. Je ne vais pas vite, la chaleur est déjà pénible, il me tarde d’arriver à une petite source que je connais de vieille date, cachée dans une fissure de rocher et fraîche... je ne vous dis que ça. Vous la découvrirez à droite, vers la borne 34 ou 35, peu avant de traverser le dernier hameau que l’on rencontre avant d’arriver dans la plaine de Bourg-d’Oisans. Vingt minutes sont vite passées à rafraîchir mes poires dans l’eau et à les manger. Nouvelle halte près de la borne 45, mon estomac réclame quelques centaines de grammes de pâté que je lui donne avec empressement. C’est un compagnon qu’il ne faut jamais contrarier, sinon gare la fringale  !
Me voici à Bourg-d’Oisans à 10 heures, 50 kilomètres en 3 h. et demie  ; malgré les 6 vitesses, il y a du déchet, et le Lautaret à midi  ! Ah  ! la bonne blague  !
Au pied de la montée des Commères, il fait tellement chaud que je descends sans hésiter à mon plus faible développement, 2 m. 75  ; je n’échappe de temps en temps aux baisers cuisants du soleil qu’en rasant les rochers  ; sous le tunnel je goûte un instant de fraîcheur et je fais la grimace à la lumière éblouissante qui m’attend à la sortie. En dépit de la lenteur avec laquelle je me hisse, la température s’élève d’une façon inquiétante, un ruisseau dégringole à droite et passe sous la route  ; personne en vue, vite une première aspersion. Vlan  ! une automobile déboule à une allure vertigineuse. Ma foi, tant pis, s’il fallait se gêner pour des gens qui vont si vite qu’ils vous surprennent alors que vous vous croyez en pleine Thébaïde, il faudrait renoncer à l’hydrothérapie en cours de route  ; or, elle nous est aussi nécessaire qu’à leur «  40 chevaux  » l’est un radiateur. Il importe de refroidir les moteurs quels qu’ils soient lorsqu’ils s’échauffent.
Le vent m’est cependant devenu favorable et souffle avec une violence croissante  ; ce n’est pas que son aide soit bien efficace, mais sa fraîcheur m’est agréable. Je n’oublie pas la douche sous l’éponge au cours de la descente sur le Freney  ; ces énormes gouttes d’eau tombant de 15 mètres sur l’épiderme surchauffé donnent un délicieux frisson. Quelques cents mètres avant le Dauphin, je m’installe pour une longue halte sur les bords d’un ruisseau d’eau vive et glacée qui descend à travers maints arbrisseaux.
D’abord, un bain complet dans une vasque aménagée de main d’homme où les ménagères viennent laver, puis une courte sieste à l’ombre et, midi venant de sonner, je prends mon troisième repas, menu invariable  ; poires de Vizille et chausson aux cerises de Saint-Étienne.
Les autos ronflent, montent, descendent, et la poussière qu’ils soulèvent me force à m’enfoncer plus avant dans le taillis. La route du Lautaret sera bientôt impraticable pour les cyclistes  ; sur celle du Parpaillon, par contre, les chauffeurs sont inconnus.
Restauré et rafraîchi, je vais alors d’un trait à la Grave où je suis arrêté à 13 heures et demie par des amis qui m’avaient précédé et que je croyais au Lautaret. Nouvelle halte, j’ai le plaisir de rencontrer M. D. de Gap récemment converti à la polymultiplication et qui a su en apprécier immédiatement les avantages  ; le pays qu’il habite s’y prête d’ailleurs admirablement. Il se plaint de la rareté des véritables cyclotouristes  : il ne parvient pas à trouver des compagnons pour les excursions un peu lointaines.
C’est une plainte générale. La bicyclette n’est pas encore appréciée à sa réelle valeur, on la considère ou bien comme un outil de course ou comme un moyen de se promener autrement qu’à pied mais sans plus d’envergure, on lui reproche d’obliger le cycliste à pédaler, c’est-à-dire à travailler, dès qu’il s’agit d’aller loin  ; or, notre génération n’aime pas ça, travailler physiquement pour le seul bien de la santé  ; on ne se résout à travailler que pour gagner de l’argent, grâce auquel on pourra ensuite s’intoxiquer sous toutes les formes, s’alcooliser, se nicotiner, se ptomaïner, en un mot, se rendre malade  ; mais se fatiguer dans le but de se bien porter, de se mettre à l’abri des maladies... Ah  ! non pas de ça, Lisette, vous nous prenez pour d’autres  !
Et la tuberculose devient une hydre à mille têtes, le cancer croît selon une progression géométrique, la folie, la neurasthénie qui confine de si près à l’aliénation mentale, font des victimes de plus en plus nombreuses, des maladies nouvelles dues à l’usage des médicaments nouveaux intéressent tour à tour tous les organes vitaux, tant et si bien que l’on aurait beaucoup de peine à trouver un seul citoyen d’une nation dite civilisée qui soit réellement bien portant.
Il ne faut pourtant pas désespérer  ; l’alpinisme, le tourisme se développent, et d’années en années nous voyons les sites pittoresques visités de plus en plus par de braves gens, qui, il y a seulement dix ans n’étaient jamais sortis de leurs boutiques. C’est de la graine de cyclotouristes que les syndicats d’initiative que l’on ne saurait trop encourager, sèment ainsi à travers monts et vaux.
Continuons à donner l’exemple et démontrons par le fait que de tous les modes de locomotion, c’est la bicyclette qui est de beaucoup moins coûteux, celui qui permettra au plus grand nombre de se procurer des plaisirs encore aujourd’hui accessibles seulement au petit nombre en dépit de l’abaissement des prix de transport.
Quand je quitte la Grave, je ne suis plus seul, j’emmène un jeune compagnon, Parisien devenu Stéphanois, que je considère comme une preuve concluante de ce que j’ai maintes fois répété  : que nos étapes sont à la portée de tous les cyclistes montés comme nous le sommes. Incapable, il y a dix-huit mois, de nous suivre pendant une demi-journée, il tient tête maintenant aux plus intrépides et 250 kilomètres avec élévation de 2.000 mètres ne l’effraient pas.
À 16 heures nous sommes au Lautaret à attendre une tasse de tilleul dont la préparation exige un temps si long que je prends incontinent la résolution d’emporter désormais de quoi préparer moi-même les boissons chaudes qui à certaines heures sont plus agréables que l’eau pure des torrents. Nous voulons envoyer là-haut des cartes postales, mais l’hôtel qui nous les vend est dépourvu de timbres-poste.
Que cet hôtel est au-dessous de ses confrères suisses des hautes altitudes qui, en plus des timbres-poste, apposent sur les cartes qu’on leur achète un timbre spécial pour les authentiquer. Pour les prix, par exemple, il est au-dessus d’eux, et la tasse de tilleul est tarifée 75 centimes au Lautaret  ; il est vrai qu’elle nous est servie par un garçon en habit, cravaté de blanc et baragouinant un français exotique. O simplicité de l’ancien hospice où es-tu  ? Les chauffeurs forment la principale clientèle de l’hôtel et sont accueillis avec la déférence due à leur apparence cossue. Les cyclistes auront meilleur compte à s’arrêter au Monétier de Briançon.
Je n’ai rien dit du paysage, et pour cause il a été si souvent décrit dans «  Le Cycliste  !  » II est toujours aussi grandiose, et la route Grenoble-Lautaret-Briançon est une des premières à faire pour les débutants en cyclotourisme.
Rien de particulier pendant la descente sur Briançon si ce n’est que mon compagnon s’enlise dans une coulée de boue argileuse qui a envahi la route  ; il n’en sort qu’abominablement crotté.
Nous essayons vainement à Briançon de faire remplacer les patins de frein sur jante arrière usés pendant la descente, mais quand nous disons notre intention de passer le col de Vars, on nous avertit que la route est en ce moment impraticable à cause des travaux de réfections auxquels on procède sur différents points. Nos projets sont donc modifiés et nous franchirons seulement le col du Parpaillon.
Après Briançon, je commence à sentir les effets d’une nuit sans sommeil  ; j’ai 220 kilomètres dans les jambes et je traîne un peu  ; le vent qui nous avait poussés à la descente du Lautaret devient contraire et violent. Mes changements de vitesse qui se comportent très bien jusqu’ici, me sont très utiles enfin, après une longue descente à tournants dangereux, au cours de laquelle nous dépassons deux autos en panne, nous mettons pied à terre à la Bessée, gros village qui n’est séparé de l’Argentière que par la Durance. Il est 19 heures, nous décidons de coucher là. Nous sommes très bien à l’hôtel de la gare. Le ciel s’est rembruni et nous sentons quelques gouttes de pluie, fâcheux présage pour le lendemain. Ce morceau de route, Briançon-la-Bessée, que je ne connaissais pas, est fort intéressant. Les alentours immédiats, surtout au moment où l’on s’élève au-dessus de la vallée, ont une belle allure, et au loin devant soi l’on a sans cesse sous les yeux un sommet neigeux de vastes dimensions dont nous n’avons pu savoir le nom. Tout d’abord, j’ai pensé au Viso, puis au Pelvoux, mais l’examen de la carte m’indique que j’étais dans l’erreur. Ce sont les montagnes d’Argentière, nous a répondu vaguement un indigène que j’interrogeai.

Ma première étape n’est que de 240 kilomètres, pourtant je succombe à un sommeil de plomb. Aussi le lendemain ne partons-nous pas de très bonne heure, il a plu pendant la nuit et nous risquons d’être arrosés, nuages bas, air humide, vent mauvais. Cinq-heures ont sonné quand nous allons reprendre à la Bessée la route Briançon-Gap. Nous croisons des alpins qui partent avec armes et bagages pour la haute montagne. À Mont-Dauphin, pluie, nous filons, quand même  ; ce ne sont que des ondées, on voit du bleu ça et la  ; nous retraversons la Durance et nous grimpons à mi-coteau pour arriver enfin à 7 h., en belle descente, à Embrun, où le déjeuner d’une part, la réparation des patins usés d’autre part, nous retiennent jusqu’à 9 h. Du haut de la terrasse, la vue sur la vallée est remarquable. Il y a la 75 m. d’à-pic, et les moissonneurs qui s’agitent tout au fond paraissent bien petits  ; la plaine est fertile et bien cultivée.
Descente rapide et dangereuse par ses tournants brusques jusqu’à la Durance, quand les autos fréquenteront par là, il y aura des poteaux à placer  ; sur la rive droite, la montée commence presque immédiatement. Elle est dure  ; cependant, prévoyant une aggravation, je m’emploie le développement de 3 m. 40  ; mon compagnon, dont la machine possède 4 développements   : 7 m. 50, 5 m. 50, 4 m. 40 et 3 m. 25 interchangeables en marche, deux à deux, a pris la combinaison 5 m. 50 - 3 m. 25 mais se sert exclusivement de 3 m, 25  ; on s’élève rapidement  ; après un crochet vers le nord qui nous amène près de Saint-André, nous revenons au Sud, au-dessus du torrent que nous allons remonter jusqu’à la source, ou peu s’en faut. Nous avons alors une très belle vue sur Embrun et sur la trouée de la Durance qui s’enfuit vers Savines.
Jusqu’à présent, la route, bien qu’étroite, est bonne  ; la pente est irrégulière, des passages très durs m’engagent à prendre 2 m. 75 tandis que d’autres passages presque plats (il y a même un peu de descente) me ramènent à 6 m. 70.
Nous avions ainsi déjà parcouru depuis Embrun une dizaine de kilomètres quand coup sur coup nous passons deux fois le ruisseau, et entre les deux ponts, la pente devient formidable, cent mètres à 15 % au moins  ! Après le deuxième pont, ça monte toujours autant et le col devient impraticable  ; il faut bon gré mal gré, mettre pied à terre et pousser les machines, ce qui n’est déjà pas si facile à cause des cailloux, voire des rochers qui nous barrent le passage.
L’atmosphère est lourde, orageuse, le soleil brûle, les mouches piquent. Notre vitesse de marche tombe d’un coup au-dessous de 3 à l’heure et nous faisons des haltes auprès de chaque ruisselet. Nous ne sommes plus sur une route, cela ressemble plutôt à un lit de torrent à sec et cela dure plusieurs kilomètres  ; la vue pendant ce passage difficile est très bornée  ; on rampe au fond d’une gorge étroite  ; au loin pourtant apparaissent de temps à autre des crêtes neigeuses.
Allons toujours  : Nous étions partis le matin avec l’intention de déjeuner quelque part dans la vallée de l’Ubaye, mais, comme la veille pour le Lautaret, il y a du déchet dans nos prévisions.
Que d’imprévus dans le cyclotourisme en montagne  ! Ne serait-ce pas ce qui en fait le charme  ?
Nous devons cependant approcher de lieux habités  ; de petits champs cultivés, des prés, des êtres humains apparaissent et le sol devient cyclable. Vite en selle, et c’est à bicyclette que nous traversons un premier hameau. Praveyrat, où l’on nous engage à aller déjeuner au chef-lieu, c’est-à-dire à Crevoux dont le clocher se détache sur le ciel à peu de distance  ; la route toujours cyclable descend jusqu’au niveau du torrent qu’elle longe, puis franchit  ; elle s’élève alors par une pente raisonnable  ; au flanc de l’éperon sur lequel est perché le chef-lieu.
Il est bel et bien midi ou peu s’en faut  ; nous avons donc mis 3 heures pour faire 15 à 16 kilomètres. Pas brillant pour l’E. S.  !
Où déjeuner  ? Une bonne femme que nous interrogeons nous dit qu’il y a une auberge près de l’Église, mais elle ajoute que la patronne est bien malade et qu’elle ne pourrait nous préparer nos repas.
Georges parle déjà d’aller chez le curé qui, vu notre situation critique, ne nous laisserait peut-être pas sans secours. Impossible, il enterre aujourd’hui un de ses paroissiens. Il n’en meurt pas dix par an dans ce patelin et il faut que juste aujourd’hui... Eh bien, il ne nous reste plus qu’à aller à l’hôtel Continental, s’exclame mon jeune Parisien que sa bonne humeur n’abandonne pas. Non, allons simplement vers cette épicerie dont l’annonce se détache sur une porte à peu de distance. Excellente idée  : on nous confectionne une omelette, on nous apporte des sardines, du beurre, du jambon, du lait à discrétion, du vin, de la limonade, du fromage et finalement du chocolat que nous emporterons, d’ailleurs, avec un pain, en prévision des futures fringales.
Nos bicyclettes alignées devant la porte sont un objet de curiosité pour la population, et nous nous permettions de déplorer le peu de relief du beau sexe dans ces parages que nous comparions, sous ce rapport, à Brunissard et à la Chalp d’Arvieux quand nous apercevons parmi les curieux deux silhouettes élégantes, une fillette et une jeune fille en toilette de villégiaturistes. Nous interrogeons l’épicière  :

Y aurait-il, par hasard, des familles de la ville en pension pendant l’été à Crevoux  ?
Non, il n’y a pas d’étrangers  ; ces demoiselles sont les soeurs de M. le Curé.
Mais il est tout jeune, alors, monsieur le curé.
Eh oui  ; il est ici depuis peu de temps.
Ah  ! Georges, quelle excellente idée vous eûtes tout à l’heure et comme ce paroissien a eu tort de se faire enterrer aujourd’hui.
Le mari qui travaillait aux champs rentre pour déjeuner  ; je le soupçonne d’être au moins conseiller municipal, peut-être même adjoint  ; il nous apprend qu’un projet de route est soumis depuis deux ans à l’approbation des parties intéressées  ; que telle est la raison du mauvais état de chemin que nous avons fait à pied le matin, qu’en attendant la décision des autorités compétentes on ne juge pas à propos d’entretenir.
Quand la nouvelle route sera faite, vous pourrez venir à bicyclette jusqu’à Crevoux, mais se mettra-t-on jamais d’accord  ? Les uns veulent la faire passer ici, d’autres là, et l’on est pas près de s’entendre.
Toujours et partout la même histoire des intérêts particuliers se mettant en travers de l’intérêt général.
À 14 heures, quand nous nous remettons en route, le temps est devenu inquiétant et le vieux facteur qui s’en va clopin-clopant jusqu’à la Chalp nous prédit la pluie à bref délai. De Crevoux au col, la route faite et entretenue par le Génie est convenable  ; bien que la pente soit forte et voisine de 10 %, on peut pédaler.
On nous a annoncé un bois de mélèzes, puis un campement abandonné, une cabane-refuge à mi-chemin, d’autres cabanes près du col où une demi-douzaine d’hommes enlèvent la neige en vue d’un prochain passage de troupes. Nous savons donc où nous réfugier si l’orage nous menace trop.
À mesure que nous montons, le site devient plus beau  ; la solitude qui nous entoure, les cascades lointaines dont nous entendons le grondement et dont nous voyons courir sur les rochers les blanches sinuosités, l’aspect farouche du ravin que nous dominons de très haut, les brouillards qui s’élèvent avec une rapidité remarquable, courent un instant sur les flancs de la montagne et disparaissent, le tonnerre qui gronde sur le Parpaillon dont les sommets visibles tout à l’heure sont maintenant cachés sous de lourdes et noires nuées, tout se réunit pour frapper l’imagination, et nous nous sentons livrés aux forces aveugles de la nature.
Par rafales, la pluie nous atteint, mais le gros de l’orage passera loin de nous  ; du côté d’Embrun, le soleil brille toujours.
Nous pédalons vigoureusement et nous y allons d’une suée peu ordinaire. À la cabane-refuge, à 6 kilomètres environ de Crevoux, autant pour voir la tournure que prendront les événements que pour laisser passer une averse plus forte que les autres en nous reposant, nous nous arrêtons.
Cet abri est disposé pour les animaux plutôt que pour les hommes, râtelier, crèche et litière en occupent le fond, quelques planches, une table, un poêle complètent l’ameublement. Si la tempête rendait dangereuse la traversée de la montagne, on pourrait à la rigueur passer là une nuit, mais le tonnerre ne gronde plus et la pluie cesse. Nous repartons à pied afin d’arriver en haut à peu près secs. L’eau ruisselle de toutes parts  ; des prairies constellées de fleurs aux couleurs éclatantes s’étendent à perte de vue  ; la flore du Parpaillon semble supérieure à celle du Lautaret. La pente n’est pas très forte, et si le temps était beau, nous grimperions en machine, mais le brouillard humide et froid nous force à être prudents.
Les sommets neigeux qui nous semblaient si loin et si haut ce matin, les voici près de nous  ; le sol est encore mou de la neige qui vient de fondre, et un torrent qui dans un mois sera sans doute à sec, couvre actuellement la route, sur trois ou quatre mètres de largeur. Nous quittons nos bas pour le traverser et continuons l’ascension jambes nues, car nous rencontrerons sans doute d’autres obstacles ejusdem farinae.
Au-dessus de nous s’élève une colonne de fumée  ; elle provient du campement des manœuvres occupés à la réfection de la route. Étonnement profond de ces hommes  ; ils nous annoncent que le passage du tunnel est assez difficile à cause de la glace qui s’y est formée et de la neige qui y est encore accumulée  ; tout cela fond partiellement et un ruisseau coule sous le tunnel dans lequel on risque de choir si l’on n’y prend gare  ; un des ouvriers vient d’en faire l’expérience et le feu dont nous avions aperçu la fumée avait été allumé pour sécher ses vêtements.
Allons toujours  : tantôt la route éboulée ne laisse qu’un étroit passage, tantôt il faut traîner les machines sur la neige où l’on enfonce jusqu’à mi-jambes. Aux abords du tunnel s’est amoncelée la neige à travers laquelle on a ouvert un étroit couloir que des éboulements ont déjà obstrué. Une baraque en planches, décorée du nom d’hôtel de je ne sais plus quoi, attend des hôtes problématiques. Nous sommes entre le grand et le petit Parpaillon, le col est au-dessus de nous, presque à l’altitude du petit Parpaillon  ; on y accède par un sentier en zigzag que la neige sur ce versant rend encore impraticable  ; sur l’autre versant, il eût été accessible, et s’il avait fait beau, nous avions le temps et l’intention de grimper au sommet d’où l’on a une très belle vue sur la chaîne des Alpes et sur la vallée de la Durance.
Grâce à ma lanterne, nous pûmes sans trop de difficultés éviter les flaques d’eau et passer de l’autre côté du tunnel, où nous eûmes à franchir une dernière barricade de neige haute de 3 mètres et large de 10 pour atteindre la terre ferme, devant une maison de belle apparence absolument déserte d’ailleurs.
Le site est impressionnant  ; nous nous trouvons soudain au-dessus d’une profonde gorge, en face d’une muraille rocheuse, entre la couche de nuages qui couronne le Parpaillon et la mer de brouillards qui ondule à quelques centaines de mètres au-dessous de nous et nous masque le fond de l’abîme où nous allons nous enfoncer.
Il est 17 heures, le temps de manger un peu de pain et de chocolat, de remettre de l’ordre dans notre toilette et une demi-heure s’écoule avant que nous soyons en selle.
Nous n’y restons pas longtemps  ; la route est en maints endroits défoncée ou barrée par des rochers entraînés par les glissements, les tournants sont à angle aigu et le sol est semé de cailloux plats mouvants sur lesquels on peut difficilement se diriger.
Nous nous résignons à descendre à pied et nous pénétrons ainsi dans le brouillard qui devient bientôt pluie fine, et un peu plus bas, pluie battante. Il faut dérouler les manteaux.
Un roulement de tambour perçu dès le commencement de la descente nous avait rappelé que dans ses parages désolés un bataillon d’infanterie alpine vient bivouaquer pendant les 2 ou 3 mois d’été. Voici, en effet, la cabane du Parpaillon qui sert de cantine, et un peu plus loin une douzaine de tentes ornées de petits drapeaux tricolores en l’honneur sans doute du 14 juillet.
C’est ici qu’en 1900 Burdet et son compagnon furent si chaleureusement accueillis  ; ce souvenir nous aurait engagé à faire halte un instant auprès de nos braves alpins pour leur donner de nouvelles du monde extérieur en dehors duquel ils vivent complètement, mais la pluie crépite sur les tentes, la route devient de moment en moment plus boueuse et l’obscurité nous gagne. Quelques troupiers nous ont aperçus et s’élancent de notre côté, nous sommes en selle et la pente nous entraîne. Nous ne les attendons pas. Le pont passé, la route semble s’élever sur la rive droite tant le torrent descend rapidement  ; elle descend pourtant elle-même, mais très faiblement et il faut pédaler.
Boue atroce, ornières pleines d’eau jaunâtre, caniveaux fréquents, plongées soudaines, tournants parfois brusques, nécessité de se servir constamment des freins, dérapages imminents et la pluie toujours.
La route est pourtant pittoresque, elle traverse sur des ponts de bois, deux ou trois torrents qui vont grossir le Parpaillon qu’on aperçoit par intervalles au pied de la muraille presque verticale qui constitue l’autre rive et qui laisse à tout moment tomber des pierres que nous entendons rebondir. Souvent nous roulons sous bois  ; par le beau temps, ce serait charmant.
Georges va plus lentement à cause de ses freins dont les patins neufs se sont déjà usés sur les jantes en aluminium qui, soit dit en passant, semblent dévorer les patins de bois, de fibre ou de cuir beaucoup plus rapidement que ne le font les jantes en acier.
J’aperçois assez près devant moi une autre muraille de rocher qui fait un angle droit avec celle du Parpaillon  ; voilà sans doute la vallée de l’Ubaye ; juste à ce moment la pente s’accentue et à leur tour mes deux freins sur jante deviennent non pas impuissants, mais insuffisants.
Je puis encore ralentir, cependant, si la route, chose bien possible, était soudain barrée, par quelque obstacle, je ne pourrais m’arrêter. Dans ces conditions, la prudence commence de mettre pied à terre  ; c’est ce que je fais.
La pluie cesse enfin  ; mon compagnon me rattrape et nous apercevons très bas au-dessous de nous les maisons de la Condamine où nous ferons halte. Plus l’on approche de l’Ubaye, plus la pente devient excessive  ; elle doit dépasser le 10 % dans les derniers lacets.
Très bien reçus à l’hôtel du Commerce (recommandé), nous avons le plaisir de voir la retraite aux flambeaux organisée par la musique du 157° qui joue des airs très entraînants.
Nuit délicieuse  ; bercé par le bruit du Parpaillon, caressé par l’air frais qui entre librement par la fenêtre largement ouverte, je dors comme un loir jusqu’à 5 heures.
La journée n’avait pas été chargée en kilomètres (70 kilomètres de l’Argentière à La Condamine), mais tant à la montée qu’à la descente du col du Parpaillon, nous avions fait au bas mot 22 kilomètres à pied.
Les deux Parpaillon étaient encore abondamment pourvus de neige pour 3 ou 4 semaines, et ce sont là des parages dans lesquels un cycliste ne doit pas s’aventurer avant le 15 août s’il veut échapper aux péripéties dont nous eûmes à souffrir, lesquelles, du reste, ne sont pas sans charme et font qu’on se souvient beaucoup mieux d’une excursion.
La journée du 14 fut plutôt de transport que de l’excursion.
La visite du village dans lequel un vieux cimetière abandonné, mitoyen aux maisons d’habitation, semble un danger pour la salubrité publique, le nettoyage des machines, le déjeuner nous retiennent jusqu’à 6 heures. Une batterie perchée dans les rochers tire les coups de canon réglementaires en l’honneur de la fête nationale. Il a plu pendant la nuit  ; la route est très molle  ; avec de grandes flaques d’eau là où l’entretien laisse à désirer  ; aux abords de Barcelonnette par exemple  ? D’autres passages sont excellents  ; somme toute, nous roulons sans peine à 20 kilomètres à l’heure, tout en admirant le paysage qui plaît surtout par sa verdeur et son aménité, contraste singulier avec la désolation des alentours du Parpaillon. Nous croisons quelques-unes de ces vieilles diligences du temps jadis qui sont encore ici souveraines maîtresses des transports. Barcelonnette est en effet à 41 kilomètres de la gare la plus proche, Prunières. Si mon moyeu polymultîplié me jouait le mauvais tour de se détraquer (et j’en ai eu grand peur un moment à la suite de quelques craquements sinistres), je me verrai en bien fâcheuse position.
La gorge se resserre et devient pittoresque, avant de s’ouvrir largement sur la vallée de la Durance  ; après une contre pente insignifiante, la descente s’accentue. À Ubaye nous sommes forcés de ralentir par la rencontre des voitures lourdement chargées qui représentent les trains de petites vitesses et desservent Barcelonnette et les environs. Je m’étonne sans m’en plaindre qu’il n’y ait pas encore par là au moins un tramway électrique  ; la force motrice n’y manque pas et le trafic suffirait à couvrir les frais d’exploitation.
La Durance traversée, nous la remontons pendant 3 kilomètres jusqu’à la bifurcation vers Chorges le long du ruisseau des Moullettes. Il est à ce moment 8 h. 1/2 ou 9 heures. Si nous n’étions arrivés là que deux heures plus tard, nous aurions rencontré les cyclotouristes marseillais qui, sous la direction de notre ami Benoît, ont fait ce jour-là Briançon, Barcelonnette, col d’Allos.
Nous ne les savions pas si près de nous et nous grimpons à Chorges. Une pluie fine nous accueille à mi-côte et nous immobilise à l’hôtel des Alpes  ; nous en profitons pour déjeuner une seconde fois. 10 h. 1/4 on voit assez de bleu dans le ciel pour tailler une culotte de gendarme, présage certain de beau temps. En un clin d’oeil nous sommes à Gap et à 11 h. moins 10, au pied du col minuscule de Frayssinouse  ; très belle vue sur Gap et ses environs au cours de la montée. À fond de train ensuite avec nos grands développements 7 m. 50 et 8 m. 40 jusqu’à Veynes.
Nous couvrons là 19 kilomètres de descente, douce il est vrai, en 40 minutes (du 28 1/2 à l’heure), et à midi précis nous débarquons à l’hôtel de la gare. Nous avons parcouru en 6 heures, arrêt compris, 100 kilomètres, II nous en reste autant à faire pour l’après-midi de Veynes à Grenoble par la Croix-Haute.
Nous les expédiâmes également en 6 heures, de 14 à 20 heures, y compris un arrêt à Clelles (gare) en tête-à-tête avec le mont Aiguille. Le vent du Nord assez violent nous gêna surtout en remontant le Buech jusqu’à Lus. Mais la belle descente du col du Fau à Vif nous fit oublier toutes nos misères et couronna dignement nos trois journées de tourisme.
Les dentelures des montagnes du Villard-de-Lans se dessinaient sur le ciel éclatant des feux du soleil couchant avec une netteté saisissante. J’aurais voulu distinguer le col Vert où j’avais grimpé six semaines auparavant, mais toutes les crêtes déchiquetées se ressemblaient  ; seul, le col de l’Arc, grâce à sa forme caractéristique - telle que le col de la Faucille au-dessus de Gex - se détachait nettement.
Aspres-Grenoble par la Croix-Haute, c’est encore une de ces routes idéales pour les débutants en cyclotourisme, faites pour donner le goût des voyages à ceux qui en sont entièrement privés, surtout lorsqu’on a la chance de l’avoir toute a soi, comme il nous advint ce 14 juillet où de toute la journée nous ne rencontrâmes pas un seul chauffeur.
Et maintenant, à ton tour, Stelvio  !
VELOCIO.

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