LEVOCYCLETTES LASVEA ” (1904)

vendredi 12 juin 2020, par velovi

Par Paul de Vivie, alias Vélocio, Le Cycliste, Octobre 1904, source Archives départemetnales de la Loire, Cote PER1328_8

Je viens de parcourir exactement 2.510 kilomètres sur une levocyclette Svea mise gracieusement à ma disposition pour tous et tels essais qu’il me plairait de faire. Ces kilomètres ont été faits sur routes de toute catégorie, bonnes, mauvaises, en montées, en descentes, sur les pavés, sous la pluie et dans la boue, une macédoine des plus variées. J’aurais voulu terminer ces essais par l’ascension du Ventoux qui devient le critérium des grimpeurs, mais j’eus la malchance de choisir un mauvais jour, et une pluie diluvienne m’empêcha d’aller au-delà de Montélimar.
Je puis donc, il me semble, parler de la Svea en connaissance de cause. C’est une machine de tourisme parfaite  ; elle est confortable, elle est reposante, comme me l’écrivait récemment un abonné du Cycliste ; elle permet de dépenser très peu de force..., mais ce n’est pas une machine de combat, de match, de lutte, ce n’est pas un outil de course. Et les gens de bon sens comprendront que c’est justement pour cela que les levocyclettes bien construites (car j’en ai essayé de pitoyables) s’imposeront tôt ou tard comme de véritables bicyclettes de tourisme, grâce à leur changement de développement qu’on peut sans hyperbole qualifier de progressif.
Il y aura d’autres excellentes machines de tourisme, mais je prétends que les levocyclettes du type Svea seront parmi les meilleures.
En effet, je veux combattre ici, à propos de la Svea, et très vigoureusement, le préjugé qui veut qu’en vertu du pseudo axiome «  qui peut le plus peut le moins  », la polymultipliée capable de vaincre ses rivales sur le terrain sportif, les vaincra à fortiori sur le terrain du tourisme. Cela ne serait vrai que si les polymultipliées de combat offraient à côté de leurs qualités sportives, tous les avantages que nous rencontrons chez les polymultipliées de voyage.
Tel n’est point le cas. Alors que l’une est obligée de fuir les complications et de se contenter de deux développements en marche par deux chaînes directes, l’autre a besoin, même au prix de quelques complications et de quelques résistances passives, d’un grand nombre de développements.
Je ne vois guère quel parti pourrait tirer le meilleur professionnel, dans une course en terrain accidenté, d’une bicyclette sur laquelle un pédalier à deux ou trois vitesses aurait été ajouté à un moyeu idem dans le but d’obtenir les 4 ou 5 développements en marche dont les touristes comprennent de plus en plus l’utilité. Plus les muscles sont affaiblis, le cœur et les artères fragiles, plus il faut à chaque instant diminuer la résistance de la pédale afin que l’effort à faire soit toujours uniforme. Or, le seul moyen qu’on ait trouvé de réaliser ce desideratum, ç’a été d’ajouter à la bicyclette de l’athlète, extra simple à rendement parfait, des chaînes, des engrenages, puis des roues libres et des freins, c’est-à-dire beaucoup de poids et de complications. Et il s’est même trouvé de simples amateurs pour battre, à l’aide de ces camions les sveltes montures des coureurs de profession lors du premier concours du T. C. F. au Tourmalet. Cela n’aurait pas eu lieu évidemment si les dits coureurs de profession avaient eu des bimultipliées et à deux chaînes directes et s’ils avaient surtout appris à s’en servir, car, à mon avis, la polymultipliée de course qui ne tardera pas être acceptée dans les courses sur route en pays très accidenté, n’aura que deux vitesses en marche (de 3 à 4 mètres et de 6 à 7 mètres) par un moyeu ou un pédalier à débrayage et deux chaînes.
Le circuit Forez-Velay, auquel je viens de prendre part, m’a confirmé dans cette opinion.
Du moment qu’on est athlète, on peut faire avec un premier développement de 3 à 4 mètres ce qu’un cyclotouriste de force moyenne fera avec 2m,50, 3m,50 et 5 mètres, et avec un second développement de 6 à 7 mètres, ce que le même cyclo-touriste fera avec 5 mètres,mètres et 7m,50.
3m,50 et 6m,50 me semblent être les meilleurs chiffres pour une polymultipliée de course en pays accidenté et pour un professionnel moyen.
Avec une telle machine harnachée un peu plus confortablement que la bécane de piste dont sont toqués nos jeûnes pédards, un cyclotouriste quelconque désirant utiliser tout son effort et atteindre sur un parcours donné son rendement maximum, obtiendra sûrement une plus grande vitesse qu’avec une de nos polymultipliées de tourisme à cinq ou six développements, rétro ou levo  ; mais par contre, il se fatiguera, tout aussi sûrement davantage  ; de cela malheureusement, il ne pourra se rendre compte qu’après maintes expériences comparatives poussées très loin et voilà ce qui fausse le jugement de beaucoup de bons esprits qui hésiteront à accepter la levocyclette polymultipliée parce que, avec elle, ils ne pourront aller aussi vite de Grenoble à Chambéry par exemple, qu’avec la bimultipliée dont je parlais tout à l’heure.
Le facteur fatigue est toujours très difficile à évaluer, même lorsqu’on est sincère avec soi-même. Qu’est-ce donc alors, quand on est entiché d’une idée qu’on veut faire triompher envers et contre tous  ? On marche jusqu’au vannage le plus complet avec le sourire sur les lèvres, et deux minutes ayant de tomber d’épuisement sur la route, on assure qu’on n’a jamais été aussi frais et dispos  !
Toutes les fois qu’avec une Svea j’ai été seul, je l’ai trouvée très allante et très peu fatigante  ; le trajet archi-connu Saint-Étienne-Lyon par exemple, 60 kilomètres dont 15 de pavés, ne demandait pas plus de temps qu’avec toute autre machine : 2h25, 2h45, 3 heures, selon le vent, l’état de la route et mes propres dispositions. Après 200 kilomètres couverts sans arrêt, il me semblait toujours être moins fatigué qu’avec une autre polymultipliée de voyage et j’attribuais cela à l’utilisation continuelle de changements de vitesse qui me permettaient de conserver la même pression sur la pédale et la même vitesse de jambes quelles que fussent les résistances à vaincre.
Cependant ma vitesse de marche, quand l’étape s’allongeait, baissait visiblement. Parfois je croyais avoir marché à 20 à l’heure et la montre impitoyable indiquait du 17 à 18 seulement. Rarement je pouvais, en m’y appliquant, faire du 30 à l’heure pendant plusieurs kilomètres. Dans toutes mes tentatives de ce genre, j’étais vite ramené au coup de pédale profond mais lent que recommande d’ailleurs le fabricant comme celui qui convient le mieux à la parfaite utilisation des muscles avec la Svea.
Dès le deuxième jour, j’avais gravi en 52 minutes, en suant, il est vrai, démesurément, la montée du barrage de la Valla à la Croix de Chaubourey (10 kilomètres et 700 mètres d’élévation), un excellent terrain d’expérimentation, que connaissent déjà maints abonnés du Cycliste qui s’y sont convertis à la polymultiplication.
Avec ma meilleure «  2 chaînes  », mon meilleur temps pour ces 10 kilomètres est de 45 minutes avec 3m,50. La Svea qui m’avait permis d’utiliser à tour de rôle ses trois faibles développements, 2m,70, 3m,90 et 5m,30, n’était donc pas inférieure de beaucoup à la «  2 chaînes  » et j’étais en droit d’espérer qu’après un mois de pratique il y aurait égalité. Il n’en fut rien : j’eus même beaucoup de peine à refaire en 52 minutes avec la Svea ces 10 kilomètres à 7 %.
J’essayai ensuite à plusieurs reprises de lutter, à la montée de la République (6 k. 350 à 6 1/4% avec mes compagnons d’excursion auxquels je tiens tête facilement d’habitude. La Svea fut toujours distancée, de peu il est vrai, mais à la condition de ne pas me ménager.
Enfin, je me hasardai à accompagner un amis pendant une excursion dominicale assez dure : Saint-Étienne, Yssingeaux, Le Puy, Craponne, Saint-Étienne.
Au début, je me détendis bien, mais en dépensant beaucoup trop pour pouvoir durer longtemps et à la montée de Pont-de-Lignon, 2 kilomètres à moyenne de 13 %, en dépit de tous mes efforts, je fus définitivement lâché, au point que j’aurais rebroussé chemin si un de mes compagnons n’avait consenti à échanger de temps en temps, pour une dizaine de kilomètres, sa machine contre la mienne. Cela me reposait et me permettait de rester en contact avec le groupe.
Après cet exposé véridique et minutieux des résultats obtenus avec la Svea, les esprits superficiels s’écrieront : «  Mais c’est un clou, cette machine, et vous avez l’aplomb de la déclarer parfaite pour le tourisme  ?  »
Eh bien oui. j’ai cet aplomb-la  !
Pendant le mois qu’ont duré mes essais, j’ai fait 2.500 kilomètres en dehors des heures de travail réglementaire sans on éprouver la moindre fatigue anormale  ; on peut donc affirmer que la Svea n’est pas une machine fatigante. Ce n’est pas une machine de record voilà tout, et il s’agit de savoir la prendre et de ne pas lui demander ce qu’elle ne peut pas donner.
Pour en avoir le cœur net, j’écrivis aux constructeurs à Stockholm et leur demandai de me citer les meilleures performances de la Svea et de me dire ce qu’ils pensaient de ses qualités de vitesse. Ils me répondirent :
«  La Svea est en usage en Suède depuis 1898. C’est la machine pour le tourisme et non pas pour la course. Cependant, le 14 août 1898, M. Hjalmar Ljungberg parcourut sous contrôle 72 kilomètres en 2 heures 8 minutes 35 secondes. Le terrain était accidenté et M. Ljungberg un amateur expert  ».
Cette explication concordait bien avec mes propres conclusions  ; mais du moment où l’on renonce à semer ses compagnons ou à battre ses propres records, un état d’âme auquel l’âge me condamnera bientôt, quel admirable outil de tourisme et de promenade que les levocyclettes du type Svea, à changement de vitesse progressif  ! À aucun moment vous ne sentez croître la résistance puisque vous avez le pouvoir de la ramener sans cesse et instantanément au niveau de la puissance et de rétablir ainsi l’équilibre en sacrifiant naturellement la vitesse de marche  ; car il faut toujours sacrifier quelque chose.
Avec la monomultipliée, on sacrifie les muscles qui se courbaturent, le cœur qui s’hypertrophie, les artères qui se tendent à se rompre, tantôt en appuyant désespérément, tantôt en tournoyant follement.
Avec les «  2 chaînes  » directes qui permettent de tenir tête aux monos, muscles, cœur et artères sont aussi sacrifiés bien que dans une proportion beaucoup moindre. Avec la Svea, on sacrifie seulement la vitesse de marche et les organes sont toujours exercés, jamais surmenés. C’est la gymnastique suédoise appliquée au cyclisme.
Pour tirer le meilleur parti de la Svea, il suffit de bien se conformer aux prescriptions du catalogue : pédaler à fond sans précipitation afin de ne pas sentir, au début de chaque pédalée, le léger flon qui précède l’attaque de la roue libre et par lequel on tend la chaîne. Celle-ci, ramenée en arrière et enroulée sur sa poulie-escargot par la pédale descendante flotte forcément un peu entre le moment où s’arrête son mouvement en arrière et celui ou commence son mouvement en avant. C’est même ce flottement qui s’oppose aux mouvements rapides des jambes auxquels une machine de course doit être à même de répondre, et c’est pour cela que les levocyclettes ne seront jamais des machines de course. Quand on précipite les mouvements, ce flottement n’a plus le temps d’être absorbé par la faible et souple pression de la pointe du pied qui, chez un bon pédaleur, précède l’attaque vigoureuse de la pédale, et il semble qu’on agit sur une manivelle déclavetée. Cette sensation, renouvelée 70, 80, 100 fois à la minute quand on poursuit un record ou un adversaire, n’a rien d’agréable, absorbe en pure perte une partie de l’effort musculaire et vous met promptement dans un état d’infériorité manifeste. On ne s’en aperçoit pas lorsqu’on pédale, je ne dirai pas lentement, mais sans précipitation, et qu’on pousse à fond. On épargne ainsi en même temps les roues libres qui doivent avoir une rude santé pour résister, pendant des milliers de kilomètres, à 60 attaques plus ou moins brutales par minute. C’est ce qui m’a fait écrire, le mois dernier, que je ne connaissais pas de roues libres comparables à celles de la Svea.
D’ailleurs, c’est pour beaucoup à la mauvaise qualité de leurs roues libres que la plupart des levocydettes ont échoué. Une roue libre à cliquets quelque bonne qu’elle soit sur une machine à chaîne, ne vaudrait rien sur une machine à levier à cause du temps mort qui précède la prise des cliquets et qui, venant s’ajouter au flottement de la chaîne dont j’ai signalé les inconvénients rendrait l’attaque de la pédale très défectueuse. Quelques partisans de la levocyclette voulant, malgré tout, en faire une machine de course, ont pensé qu’en poussant jusqu’à l’extrême l’augmentation de développement qu’autorise la longueur (26 centimètres) du levier-manivelle, on gagnerait de ce côté ce que l’on perd du côté «  vitesse des jambes  »  ; cela n’est vrai que dans une faible mesure, et les cinq développements de la Svea permettent d’en faire l’expérience.
Voici une rampe moyenne (6 %) que vous gravissez en directe avec 3 m. 50, en levo, vous là gravirez plus commodément avec 4 m. 50 qu’avec 3 m. 50, mais si vous preniez 6 m., ce serait trop dur. Or, avec 4 m. 50 en levo, vous allez cependant moins vite qu’avec 3 m. 50 en directe. Non, voyez-vous, mettez-vous bien dans l’esprit qu’une levocyclette ne peut se mesurer, toutes autres choses égales, avec une directe, pas plus qu’un percheron ne peut lutter de vitesse avec un pur- sang. Ne l’engagez pas dans une voie où elle sera inévitablement battue. Le terrain du cyclotourisme où elle se montrera toujours à son avantage lui suffit.
Là, je puis dire que la Svea est parfaite  ; on s’y sent très à l’aise comme dans un fauteuil  ; les mouvements des jambes sont automatiquement réglés par la résistance du terrain, tantôt amples, tantôt restreints  ; on en arrive, dans certains cas, à pianoter sur les pédales, puis l’on allonge quelques grands coups de piston qui vous font bondir en avant, et entre ces deux façons extrêmes de pédaler, il y a tout une gamme de pédalées, vives ou lentes, courtes ou longues, et cela pour chacun des cinq développements, de sorte que j’ai pu dire avec raison que dans l’ensemble le changement de vitesse de la Svea était progressif [1].
C’est une qualité qu’elle partage avec d’autres levocyclettes d’origine française, le Télécycle par exemple, dont l’invention remonte à près de dix ans, mais qui obligeait à mettre pied à terre pour passer d’un développement à l’autre. La Svea dérive directement du Télécycle et je ne comprends pas pourquoi ce dernier ne fut pas, à son heure, lancé sur le marché français, car tel qu’il était, il pouvait rendre bien des services, et puis on l’aurait perfectionné petit à petit.
Encore un exemple après mille de notre ingéniosité, de notre habileté à concevoir, à créer de nouveaux types, et de notre maladresse dès qu’il s’agit d’exploiter ce que nous avons inventé.
Les étrangers nous raflent nos idées, les mettent au point et viennent nous présenter la machine pratique restée chez nous à l’état d’embryon.
La Svea telle qu’on s’en sert en Suède possède des freins sur bandages qui n’auraient aucune chance de plaire en France et que je me suis empressé de remplacer par des freins sur jante  ; elle gagnera aussi à être modifiée dans quelques autres détails, mais nous pouvons être certains que tout sera fait pour le mieux, puisque c’est à la maison Terrot et Cie de Dijon qu’a été confié le soin d’équiper la Svea à la française et de la présenter en 1905 sur le marché français.

Vélocio


[1En pédalant à droite sur 6m, 80, à gauche sur 5m,30, on obtient le développement intermédiaire de 6 m et l’on peut avoir recours avantageusement à ce procédé quand on a une jambe plus fatiguée que l’autre par une crampe, une courbature ou meurtrie par une chute. On peut aussi avoir une jambe plus forte ; ainsi j’ai toujours mieux pédalé avec 8m,40 à droite et 6m,40 à gauche qu’avec 8m,40 partout  ; cela m’a laissé supposer que ma jambe gauche est plus faible.

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