France – Suisse – Italie (1900)

samedi 22 avril 2023, par velovi

France – Suisse – Italie

10 cols et 670 kilomètres à bicyclette

Le Cycliste, 1900, p.185 à 196 et 197 à 201
Source rétrospective 1950, p. 243, 280, 315

Il paraît que je fais des choses tellement extraordinaires que l’illustre Tartarin ne sera bientôt, à côté de moi, qu’un tout petit garçon et que les esprits sensés refusent tout simplement de croire à la véracité de mes récits de voyage.
J’ai, fort heureusement, trouvé cette fois pour m’accompagner deux amis T.C.fistes qui, au besoin, apporteront leur témoignage et qui, du reste, en ont fait très facilement tout autant que moi, ce qui prouve que mes soi-disant exploits ne dépassent pas une honnête moyenne et que tous les cyclistes montés et nourris comme nous le sommes, en feront autant et davantage quand ils le voudront. Sinon, je n’aurais certes pas osé conter ici par le menu ce merveilleux voyage au cours duquel, en 88 heures, nous avons de Genève à Interlaken traversé le Pays d’Enhaut, puis remonté l’Aar jusqu’à sa source, franchi le col de la Grimsel, salué en passant la source du Rhône que nous avons descendu à toute vitesse, pour, de Martigny, escalader le Grand Saint-Bernard, plonger en Italie et remonter le même jour à l’Hospice du Petit Saint-Bernard où nous avons dormi splendidement, avant de rentrer en France et de terminer notre randonnée par une pointe poussée jusque dans un repli du massif de la Grande Chartreuse.

Samedi 14 juillet.

Genève, Évian, Aigle, Ormont-dessous, col des Mosses, château d’Œx, Saanen, col de Mooser, Carstatt, Zweisimmen, Erlenbach.
—  176 kilomètres.

MM. J..., de Saint-Chamond, M..., de Saint-Étienne et moi quittons Genève où le train de Lyon nous avait amenés avec beaucoup de retard, le 14 juillet dernier à 3 h. 1/2 du matin (heure suisse).
M. J... a 4 développements : 2m,50, 3m,40, 4m,90 et 6m,50 ; sa bicyclette, bagage compris, pèse 19 kilos. M. M... n’a que deux développements : 3m,40 et 6m,50, mais il a, par contre, la roue libre accompagnée de son frein spécial à contre-pression sur jante ; la roue libre peut, en bien des cas, tenir lieu d’une troisième multiplication ; sa bicyclette pèse, en ordre de marche, 14 kilos. La mienne, bien connue des lecteurs du Cycliste, pèse avec le bagage encombrant que j’ai la mauvaise habitude d’emporter, 24 kilos et je dispose de quatre développements : 2m,50, 3m,30, 4m,40 et 6 mètres ; par contre et exceptionnellement je ne dispose que d’un frein ordinaire sur la roue directrice, mais ce frein constitué par un patin de bois doublé de cuir de dix à douze centimètres de longueur et très enveloppant m’a suffi en toutes circonstances.
Mes compagnons qui ne m’ont pas révélé leur âge, montraient l’un trente ans, l’autre quarante ans ; quant à moi, j’avoue sans fard avoir 47 ans bien sonnés, mais je suis végétarien depuis quatre ans et, comme l’exprimait récemment et très justement un des fidèles correspondants du Cycliste, un végétarien a toujours vingt ans et son corps devient une quantité négligeable. (Dieu vous entende, mon cher collaborateur ; c’est surtout à la montée que cette qualité serait précieuse.) Sans être strictement végétariens at home, mes deux compagnons consentirent à le devenir en cours de route.
Il fut donc convaincu que nous vivrions pendant ces 4 jours à la mode végétarienne et que nous ne boirions que de l’eau, du lait, du café et du thé ; pas de vin, pas de bière, pas d’alcool sous quelque forme que ce fût ; ni viande, ni poisson.
C’était là le seul moyen de résister à la chaleur torride qui ne nous fit pas grâce un seul jour.
À cette heure matinale le jour en Suisse est encore loin et c’est au clair de la lune que nous descendîmes la rue du Mont-Blanc. Nous longeons quelques jardins et gagnons le bord du lac ; la route assez bonne en Suisse est meilleure dès qu’on rentre en France.
Nous marchons de front en causant ; J... et moi avons passé la nuit en chemin de fer, M... a mal dormi dans un hôtel près de la gare ; la conversation s’alimente de nos souvenirs et nous avons tous les trois assez voyagé pour qu’elle ne tarisse pas.
En s’éloignant de la rive la route monte légèrement et cette rampe sensible avec un grand développement suffit pour stimuler nos jambes cotonneuses ; les alentours immédiats sont très verdoyants ; au loin nous distinguons deux pains de sucre émergeant d’une chaîne de montagnes à profil dentelé derrière lesquelles va se lever le soleil ; çà et là quelques descentes nous fournissent l’occasion de comparer le repos sur les pédales indépendantes avec le repos sur les repose-pieds dont J... et moi sommes munis. L’allure s’accentue et, après un passage de route fraîchement réparée, où nous avons failli nous enliser, nous voici à Thonon (33 kilom.) où nous prenons un acompte (pain et café noir) sur le petit déjeuner. Quand nous quittons cette jolie petite ville, quelques formidables coups de canon nous font tressauter, on salue l’aurore du 14 Juillet.
En entrant à Évian on croit entrer dans un salon, les rues sont parquetées, tout est propre, bien aligné, bien ratissé et la Municipalité a droit à des éloges pour la bonne tenue de sa ville.
Nous suivons maintenant rigoureusement le bord du lac et la vue sur les montagnes du fond qui se rapprochent devient de plus en plus intéressante ; mes compagnons qui ont de bons yeux distinguent les rochers de Naye et verraient sûrement Lausanne si la rive droite du lac ne disparaissait sous la brume.
Attention ! la route est coupée par des blocs de rocher, du sable des cailloux à travers lesquels on a tracé un sentier à peine carrossable ; la montagne a glissé dans le lac et ça ne paraît pas fini ; car des pans de rochers sont encore là-haut presque au-dessus de nos têtes, qui menacent de dégringoler comme leurs voisins sans crier gare. Ce n’est pas là-dessous, bien que j’adore coucher en plein air, que je voudrais dresser mon campement nocturne.
Saint-Gingolph, arrêt, douane, nous entrons en Suisse ; la carte du T. C. F. nous en ouvre les portes en un clin d’œil ; le douanier très complaisant nous offre même du savon et nous faisons nos ablutions dans l’abreuvoir voisin.
La qualité du sol change immédiatement, de bonne devient à peine passable et, après le Bouveret, plus que médiocre. Aussi après avoir passé sous une porte fortifiée qui joint le Rhône à la montagne et qui, au temps des arbalètes, put être considérée comme une fortification sérieuse, nous traversons le fleuve sur un pont de bois couvert, en très mauvais état ; puis, par un sentier poussiéreux nous gagnons la route de la rive droite vers un petit hameau qu’on appelle Roche. Cette route est meilleure et nous filons bon train ; de plus nous sommes à l’ombre ; les pics blancs de neige devant lesquels pendant quatre jours nous allons défiler, nous apparaissent déjà depuis quelque temps et leur approche nous rafraîchit, au figuré, car en réalité nous commençons à avoir bien chaud.
Yvorne entouré de splendides vignobles, caché dans un repli de la montagne, bien abrité du Nord et s’ouvrant au Midi, est d’un très heureux effet. Nous passons sans égard pour son vin réputé et nous mettons pied à terre à Aigle, à 8 h. 45 : mon compteur marque 80 kilomètres parcourus en cinq heures ; c’est bien là une allure de touriste.
Tant pour donner quelques soins à nos montures que pour nous lester d’un solide café au lait avec beurre et miel, nous nous attardons à Aigle jusqu’à 9 h. 40 et le soleil, un soleil d’orage, pique fort quand nous attaquons la montée qui doit nous hisser en plein pays d’Enhaut.
Nous avons tous pris le développement de 3m,40 et nous nous élevons à raison de 11 kilomètres à l’heure à travers vignes et sapins, au-dessus d’un ravin profond, étroit et très boisé ; sur le versant opposé, un vaste hôtel semble nous inviter à aller nous reposer sous les ombrages qui l’entourent. Les lacets de la route se déroulent en plein soleil, à peine çà et là quelques arbres nous protègent-ils contre ses rayons ; les mouches et les taons nous dévorent et j’ai particulièrement souffert de leurs piqûres, au point d’avoir un œil presque fermé pendant deux jours, mais notre ardeur n’en est pas amoindrie et nous commençons à éprouver du plaisir à barboter dans l’eau. C’est une volupté sans pareille doublée d’une excellente hygiène que de se plonger la tête le cou et les bras dans l’eau froide, alors qu’on est baigné de sueur ; mais l’excellent docteur Vélo nous apprit à raffiner ce plaisir en aspergeant préalablement la nuque d’un mince filet d’eau ; un délicieux frisson vous fait, sous cette caresse, vibrer des pieds à la tête. Il faut, bien entendu, pour jouir pleinement de cette sensation avoir préalablement, par un exercice violent, mis l’organisme bien au point en élevant la température du corps, et en ouvrant largement les pores par une suée énergique. Les paresseux qui passent leur temps à se balancer béatement à l’ombre sur un fauteuil d’infirme, les chauffeurs qui ne se fatiguent que le cerveau et le système nerveux, ne la goûteront jamais et risqueront, au contraire, lorsqu’ils voudront nous imiter, de faire de l’hydrothérapie à contre-sens et de se rendre malades par des pratiques qui nous rendent mieux portants. On peut fort bien mourir d’avoir intempestivement pris un bain froid ou bu un verre d’eau fraîche ; la raison et le bon sens doivent présider à nos actions.
Nous grimpions toujours et, chemin faisant, nous dépassons deux cyclistes locaux poussant leur machine et qui, stimulés, essaient vainement de nous suivre ; trop multipliés ces Helvètes. Après 7 kilomètres que nous avons couverts en 40 minutes, nous nous arrêtons devant une modeste auberge pour attendre notre compagnon M... resté un peu en arrière et que la trop forte chaleur incommodait, il nous engage à prendre les devants pour aller à Sweisimmen commander le déjeuner ; il nous suivra à peu de distance et arrivera ainsi juste au moment de se mettre à table. Une malencontreuse erreur fit que nous ne le revîmes qu’à Saint-Étienne.
Réduits d’un tiers, nous repartons à 10 h. 50, traversons sans nous arrêter, si ce n’est pour y prendre notre plus faible développement 2m50, Ormont-Dessous et nous voilà gravissant quelques kilomètres de pente à 10 ou 11 % ; les 3 kilomètres précédant Ormont avaient été bénins et nous avaient permis de nous détendre les muscles. Nous avons en nous élevant une jolie vue du village et des alentours. Le pays d’Enhaut que nous allons traverser de part en part est riche en bois et en pâturages, on y pratique, nous a-t-on assuré, l’élevage du bétail sur une grande échelle ; pourtant nous n’y avons pas aperçu de troupeaux. Le sol très tourmenté est recouvert en ses moindres replis d’un épais manteau vert de sapins ou de prés ; il y a peu de céréales. Entouré de hautes cimes couvertes de neige d’où constamment descendent les torrents fertilisants, il est bien arrosé et n’a pas à craindre la sécheresse.
De nombreux chalets presque tous construits sur le même modèle avec leurs volets d’un vert intense, épars au milieu des prairies, à l’orée des bois, sur les rives des ruisseaux, donnent à l’ensemble un aspect qui rappelle étonnamment les bergeries suisses en bois et en carton que l’on vend dans nos bazars ; ce n’est plus du tout la Suisse des glaciers.
Nous approchons cependant du sommet et nous avons le gosier sec ; voici justement un filet d’eau qui tombe avec un bruit agréable aux oreilles des voyageurs altérés, dans un petit bassin ; vite une gorgée... Pouah ! Quelle horreur et quelle fumisterie ! Un écriteau que j’aperçois alors m’apprend que c’est une eau ferrugineuse exploitée par un établissement plus haut perché. Un peu plus loin nous pouvons heureusement nous désaltérer à une véritable source d’eau fraîche et pure et nous voilà aux Mosses, hameau de quelques maisons, point culminant de notre première étape (altitude 1.466 mètres). Nous nous sommes depuis Aigle élevés de plus 1.000 mètres. Nous reprenons nos grands développements et, pieds au repos, nous nous laissons entraîner par la pesanteur, contre laquelle nous avons travaillé jusqu’à présent et qui va travailler pour nous : juste retour des choses d’ici-bas.
Le soleil et les mouches deviennent insupportables ; il y a de l’orage dans l’air et la pluie nous a précédés depuis peu, car à mesure que nous descendons, nous trouvons la route de plus en plus mouillée. La pente d’intensité très variable nous emmène droit au fond d’une gorge d’où un coude brusque nous ramène à gauche sur une route encombrée de tuyaux de fonte vraisemblablement destinés au captage du ruisseau pour les besoins d’une localité voisine, sans doute Château-d’Œx. Le ruisseau plonge plus vite que nous et nous ne le rattrapons en arrivant aux Moulins que par quelques kilomètres de pente sérieuse expédiés à la vitesse maxima. Nous sommes revenus à l’altitude 900 environ et nous avons à nous élever de nouveau à l’altitude 1.288 à Mooser. Ce ne sera cependant pas très dur car la route après Saanen est bien tracée ; en attendant pour arriver à Château-d’Œx avec 6 mètres ça tire plus que de raison et d’un commun accord nous baissons d’un premier cran le développement qui devient 4m,40 et à Saanen nous le baisserons d’un autre cran et nous reviendrons à 3m,30.
Château-d’Œx, très fréquenté par les Anglais dont on rencontre çà et là des spécimens des deux sexes, aisément reconnaissables, ne nous a pas séduits, peu ombragé, peu arrosé, peu attrayant, les coquets chalets suisses y étant remplacés par de quelconques maisons sans caractère. C’est plutôt à sa situation, à portée de Fribourg d’où l’on monte par une route facile, dans un site très découvert du côté du Sud, protégé du côté du Nord, que Château-d’Œx doit sa vogue auprès des valétudinaires.
La chaleur, en tout cas, nous y parut accablante tandis que de Rougemont et surtout de Saanen les deux villages suivants, nous conservâmes une impression fraîche et agréable.
À Rougemont la faim se faisant sentir, nous achetons quelques petits pains que nous allons croquer sous un pont en même temps que nous prenons un demi-bain qui nous fit beaucoup de bien ; nous avions eu soin de placer sur le pont nos machines bien en vue afin que notre compagnon ne pût passer sans les voir si, par hasard, profitant de nos nombreux arrêts et de nos flâneries fréquentes, il nous rattrapait avant l’heure prévue. En quittant le pont ça monte et ça ne cessera de monter pendant 10 kilomètres toujours en plein soleil. Je suis coiffé d’un béret alpin que j’oriente à chaque tournant ; J... a le chef orné d’un feutre aux vastes ailes sous lequel il a glissé un mouchoir mouillé, excellent préventif contre l’insolation qui m’inquiète si peu depuis que je suis devenu végétarien qu’il m’arrive souvent de faire tête nue, sous le soleil, quelques kilomètres ; la sueur en est ainsi vaporisée et je ressens sur le crâne une impression de fraîcheur.
La route, par un coude assez prononcé, s’élève rapidement au-dessus de Saanen dont nous avons ainsi une vue d’ensemble très complète, puis nous continuons à monter doucement, en causant sans effort, grâce au développement de 3m,30 qui ne nous oblige pas, tant s’en faut, à donner notre maximum. Quand on a plusieurs multiplications à son service il est sage de se reposer de temps en temps à la montée en se servant d’une multiplication moindre que celle que justifierait la pente ; on se ménage ainsi pour la fin de l’étape qui peut, sans difficulté, être allongée.
Au sommet bientôt atteint, nous reprenons les longues foulées de 6 mètres et 6m,50 et, souvent les pieds au repos, nous pénétrons dans la vallée de la Simme. En Suisse pas de chiens, pas de troupeaux, très peu de passants sur les routes, on peut filer sans danger.
Sur un pont de bois couvert nous traversons une première fois la rivière qui gronde au fond d’un ravin encombré de sapins. À Zweisimmen, séjour où les étrangers semblent se plaire à en juger par le nombre des hôtels, notre Simme se jette dans une autre Simme venant de l’Est et les deux Simme réunies forment un torrent d’assez belle venue. Entraînés par le plaisir de la descente, nous brûlons Weisimmen, oubliant que nous avions promis de nous y arrêter et nous ne faisons halte qu’à Carstatt dans une Wirthschaft placée dans l’axe même d’un troisième pont de bois ; de cette façon, pensons-nous, notre ami M... ne pourra passer sans voir nos machines.
Il est exactement 4 h. 1/2 ; nous nous faisons apporter par une charmante Suissesse, du lait, des œufs, du riz et de la salade. Nous comptons bien voir arriver avant six heures notre compagnon, mais à 6 heures toujours personne ; pendant que J... va faire un somme, je remonte à pied jusqu’à une cascade que nous avions entrevue et qui vaut la peine qu’on l’admire un instant ; elle rappelle un peu, s’il est permis de comparer le petit au grand, celle de la Reuss dans le trou d’Uri.
Après maintes allées et venues sur la route et maintes suppositions qui finissent par m’inquiéter, je réveille J... et nous décidons de revenir sur nos pas jusqu’à ce que nous ayons des nouvelles de M... À 7 h. 1/2 nous quittons Carstatt en route pour Zweisimmen où nous allons d’hôtel en hôtel quêter des renseignements ; nous y trouvons deux télégrammes qui nous rassurent et nous disent de ne pas attendre.
Le temps d’absorber un rafraîchissement et nous voilà reprenant nos grands développements et filant à toutes pédales pour nous rapprocher le plus possible de Spiez avant la nuit.
Il est 8 heures ; si nous avions attendu trente minutes de plus, nous aurions vu passer à Zweisimmen M. M... qu’une fatale erreur avait emmené à Leysin, à 7 kilomètres au-dessus d’Ormont-Dessous, dans une direction directement opposée à celle de notre itinéraire.
Leysin, perdu dans les bois, est une cure d’air pour les poitrinaires, assez fréquentée pour qu’on songe à la relier à Aigle par un funiculaire.
Après Ormont, deux orages successifs auxquels nous avions échappé l’avaient encore retardé et il nous suivait sans grand espoir de nous rattraper nous ayant, par son télégramme, rendu toute liberté.
Nous agîmes tous en cette occurrence un peu étourdiment ; l’on devrait, quand les circonstances vous forcent à vous séparer momentanément, choisir des points de repère où l’on puisse par télégramme adressé bureau restant se tenir en communication.
Quoi qu’il en soit, poursuivis et poursuivant descendent à grande allure la vallée de la Simme et à l’heure où nous faisons halte à Erlenbach, hôtel de la Couronne, M... s’arrête à Boltigen ; 14 kilomètres seulement nous séparent ; il est 9 heures ; un orage dont nous avions senti quelques gouttes, inonde en ce moment même la région comprise entre Erlenbach et le lac de Thun. Nous avons vécu depuis le matin de pain, de fruits et de lait ; à Carstatt nous avions pris du riz et quelques œufs, et à Erlenbach nous nous contentâmes d’un potage, d’une omelette et de quelques cerises, pour boisson de l’eau pure ou minérale et quelquefois du thé. Nous vécûmes ainsi, sans manger un morceau de viande ni boire une goutte de vin pendant les quatre jours que dura notre voyage. Pour moi qui suis végétarien strict depuis quatre ans, cela n’avait pas d’importance ; mais mon compagnon habitué à vivre comme tout le monde, aurait pu se trouver mal de ce soudain changement de régime ; il s’en trouva bien au contraire et reconnut à plusieurs reprises qu’il aurait été incapable d’effectuer des étapes aussi dures s’il avait mangé de la viande et bu du vin. Que cet exemple puisse servir aux futurs cyclotouristes qui voudraient à leur tour faire ce beau voyage.
Mon compteur marque pour notre première journée 176 kilomètres en comptant le retour sur Zweisimmen.

Dimanche 15 juillet.
Erlenbach, Spiez, Interlaken, Brienz, Meyringen, Grimsel, Gletsch, Fiesch, Brigue, Viège.
—  144 kilomètres.

À 4 heures le lendemain nous sommes sur pied ; le temps est splendide. Nous pensions que le lac de Thun nous apparaîtrait bientôt, mais nous sommes déçus ; des collines qu’il nous faudra franchir par de courtes et faibles rampes nous en séparent et nous ne l’apercevrons qu’en arrivant à Spiez.
Sur les conseils d’un de nos amis qui connaît beaucoup ces régions, nous avions d’abord fait passer notre itinéraire à Thun même et sur la rive droite du lac d’où l’on a sur tout l’Oberland une vue magnifique, mais, très en retard sur nos prévisions, nous nous décidons à prendre au plus court c’est-à-dire par Spiez, et la rive gauche. La route a été mise dans un état déplorable par l’orage de la veille et de crainte de déraper nous n’avançons que très lentement, mais la pluie a donné à tout le pays un air de fraîcheur qui convient parfaitement aux sites tout à fait champêtres qui se déroulent à nos côtés. Il fait même un peu trop frais et nous accueillerons avec satisfaction les premiers rayons du soleil.
Spiez disparaît dans un fouillis de verdure ; cette petite ville est bien située sur une pointe de terre qui s’avance dans le lac et ses environs paraissent très fréquentés ; des villas, des pensions, des hôtels d’apparence modeste et convenant sans doute aux petites bourses s’échelonnent le long de notre route qui ne commence à côtoyer franchement le lac qu’à quelques kilomètres après Spiez.
Nous allons lentement, pédalant presque avec nonchalance, influencés, sans nous en douter par l’atmosphère ambiante qui est toute de calme, de repos, de farniente ; nous ne voyons rien de la rive opposée noyée dans l’ombre. Avant Spiez nous avons aperçu à droite un immense glacier étincelant sous les rayons du soleil levant, mais les collines boisées qui bordent le lac le dérobent bientôt à notre vue. La route plate avec çà et là quelques ondulations nous amène enfin à Interlaken ; si je dis enfin, ce n’est pas certes pour laisser supposer que le paysage ne nous intéressait plus, c’est simplement parce que Interlaken était devenu pour nous le synonyme de déjeuner et que nous en étions graduellement arrivés au point où ventre affamé n’a plus d’oreilles ni d’yeux.
Après avoir entendu les doléances de la maîtresse d’hôtel contre la concurrence que fait cette année à la Suisse en général et à Interlaken en particulier la Grande Exposition, nous payâmes 1 franc un copieux café au lait avec beurre, miel, confiture et... le splendide glacier de la Jungfrau pour vis-à-vis ; cela seul valait le voyage. Nous avions l’année précédente, venant du Brünig par le grand-frère, traversé Interlaken sous la pluie et dans le brouillard, courant d’un train à l’autre, embarquant presque de force nos bicyclettes qu’on ne voulait expédier que par le train omnibus suivant ; j’en avais gardé une détestable impression. Cette fois c’est tout le contraire et je voudrais y être encore, mais un rigoureux itinéraire ne nous a permis d’y séjourner qu’une heure, et à 7 heures nous traversions l’Aar, en route pour Brienz.
Un des bons amis du Cycliste, à qui j’ai en quelques lignes narré ce voyage, m’écrit : « Je ne pourrais me faire à votre extraordinaire manie de voyager en « sautant » ce qu’il y a de curieux à voir ; passer à Interlaken sans aller à Mürren et à la Vengeralp, c’est un crime de lèse-tourisme ! »
Eh mon bon ! c’est bientôt dit, et croyez-vous que nous n’aurions pas eu infiniment de plaisir à planter notre tente à Interlaken pendant quelques jours, à suivre les excursionnistes que nous vîmes se diriger vers cette resplendissante Jungfrau qui nous fascinait et au sommet de laquelle un funiculaire amènera bientôt, dit-on, les podagres et les emphysémateux, ce qui, entre parenthèses, est une fichue déchéance pour une cime si longtemps vierge. Croyez-vous que nous n’aurions pas été enchantés de passer la Gemini, de voir Zermatt et le Cervin, et tant d’autres naturelles beautés à côté desquelles nous passâmes ?
Mais nous n’avions que quatre jours, quatre fois vingt-quatre heures à dépenser et nous nous étions tracé un programme qui ne nous laissait pas respirer longtemps au même endroit.
Bien que la route qui longe le lac de Brienz soit une succession de descentes et de montées, celles-ci ne sont pas tellement fortes ni longues qu’on ait besoin de changer de multiplication, et nous conserverons jusqu’à Meyringen nos grands développements.
En arrivant à Brienz, nous avons sur la cascade de Giessbach une vue médiocre, à cause de l’éclairage, et si je n’en avais connu la position, cette cascade aurait très bien pu passer inaperçue ; nous devions bientôt en voir une autre beaucoup plus imposante.
Jusqu’à Brienz la route est agréable, mais de Brienz à Meyringen il y a quelques kilomètres plats, ensoleillés, bien assommants ; à gauche, s’élève rapidement la route de la Brünig-passe.
À Meyringen nous faisons provision de pain et de fruits, car nous allons en tirer une jusqu’à l’hospice de la Grimsel, et nous attaquons courageusement la montée avec 3m,30. Bonne route, pente de 6 à 7 %. Nous nous étions ainsi élevés de 150 à 200 mètres, quand une longue descente dont nous voyons les contours au-dessous de nous, nous entraîne et nous fait perdre l’altitude conquise. Nous la faisons pieds au repos et passons auprès d’un baraquement d’où pour quelques sous on peut admirer l’Aarschlucht, passage que s’est frayé l’Aar à travers la montagne et qui constitue une gorge assez curieuse.
Cet Aar, dont le volume est au moins aussi considérable que celui du Rhône, est d’un sale que je n’ai jamais vu ; il doit sortir d’un glacier formé dans la boue et non dans le rocher ; pour se clarifier un peu, il a bien besoin des deux lacs de Brienz et de Thun, où il dépose son limon qui, si l’on n’y prend garde, aura tôt fait de combler ces deux dépressions. Nous aimons, en cours de route, boire l’eau des torrents et nous en asperger à l’occasion, mais c’est une envie que nous n’avons pas eue en présence de l’Aar.
Après un village qui s’étale dans la petite plaine qui fut certainement un lac, nous nous trouvons en présence de la montée, définitive cette fois, qui de 600 mètres doit nous hisser à l’altitude 2.280 au sommet de la passe de la Grimsel.
Nous nous hâtons de reprendre 3m,30, et nous nous élevons assez vite jusqu’à Guttannen ; la route peut être considérée, si on la compare aux autres routes suisses de montagne comme bonne ; après Guttannen elle l’est moins ; nous dépassons en quittant le village la poste et plusieurs voitures qui la suivent.
Ces voitures de poste, attelées de cinq chevaux, font la loi à tout le monde sur la route ; quand on les croise, il faut mettre pied à terre ; pour les dépasser à la montée c’est facile, mais à la descente il faut recommander son âme à Dieu ; le cocher ne s’inquiète pas plus de vous que si vous n’existiez pas. Passez si vous pouvez et où vous pourrez ; tant pis si vous tombez dans le torrent ou sous les roues de sa guimbarde, il ne s’arrête même pas. Cet animal-là est le roi de la route ; il le sait et il en abuse, mieux vaut donc se faire tout petit quand on le rencontre et passer inaperçu avant qu’il ait pu songer à vous embêter. Il y a, je me hâte de le dire, des exceptions, et j’ai vu des cochers de poste diriger leurs chevaux de façon à me laisser un passage raisonnable. À la vérité, les routes sont souvent étroites et dangereuses et on ne peut guère songer à faire sortir les roues des deux ornières où elles sont souvent engagées profondément.
Nous luttons contre la montée et contre le soleil par de fréquentes ablutions ; des cimes environnantes descendent, en cascadant des ruisselets, dont la blancheur contraste étrangement avec les flots jaunâtres de l’Aar ; ça doit leur faire de la peine, à ces cascades limpides, de se mêler à ces torrents de boue. Quelques sous-bois nous font rêver au bonheur du repos sous les frais ombrages ; des touristes, moins pressés que nous, nous donnent çà et là l’exemple, mais un démon nous pousse et nous revenons sous le soleil de plus en plus piquant.
Tiens, une buvette et des consommateurs ! En un lieu si sauvage, c’est ce que je m’attendais le moins à rencontrer. Mon compagnon y demande du thé pour combattre un commencement d’insolation, mais il n’en trouvera que plus haut, à l’hôtel de Handeck. Nous continuons, et aussitôt un bruit formidable se fait entendre ; l’Aar tout entier fait une chute de 50 mètres au fond d’un trou dans lequel vient, d’autre part, se précipiter un torrent d’un blanc mat qui contraste singulièrement avec le ton café au lait de l’Aar.
Pour le coup, nous mettons pied à terre ; on a ménagé un balcon d’où — sans payer, ô prodige ! — on a une très belle vue sur cette magnifique cascade, la plus imposante sans doute de toute la Suisse après la chute du Rhin, à Schaffhouse. L’eau pulvérisée par le choc forme au fond du gouffre un superbe arc-en-ciel.
À cent mètres de là, sur une plateforme, à droite, se dresse l’hôtel de Handeck ; si l’on n’était averti, on risquerait fort de passer sans le voir. Nous y faisons une halte de vingt minutes, puis la route juge à propos de se faire un instant à peu près plate pour que nous puissions bien examiner le formidable escarpement rocheux aux flancs duquel elle va nous faire grimper, et en plein soleil, pécaïre ! Plus d’arbres, plus d’ombre et presque plus de sources ; nous en serons réduits à grignoter notre pain à côté d’un filet d’eau pas même très fraîche, qu’en toute autre circonstance nous aurions dédaigné.
Par moments nous devons avoir du 10 % et nous avons presque envie de mettre au dernier cran notre développement, mais si nous nous servons là de 2m,50, avec quoi ferons-nous les derniers lacets du col ? Sur cette observation sensée de mon compagnon, nous continuons avec 3m,30 et il nous semble que la pente s’adoucit et que nous ne sommes pas loin du but.
Nous laissons l’Aar à droite et un dernier tournant à gauche nous amène en vue de l’Hospice, que l’on ne découvre qu’en y arrivant et qui est situé sur un étroit plateau où il vente frais. Il est une heure moins le quart ; nous commençons par prendre un bain de jambes et une bonne douche dans l’eau froide du lac, nous nous reposons un instant et nous allons étonner deux jeunes Anglais en commandant un déjeuner exclusivement végétarien, potage, pois, omelettes, pommes de terre, gâteau, eau, lait, thé ; les deux insulaires avaient l’air de trouver ce régime extraordinaire.
Cet hospice ne l’est que de nom et l’hospitalité qu’on y exerce est moins écossaise que celle du Grand Saint-Bernard ; cependant les prix ne sont pas prohibitifs. Il nous vint pendant le déjeuner l’idée la plus saugrenue et la plus détestable : celle d’arriver à Brieg avant 6 h. 10 afin d’y prendre le train qui part à cette heure-là pour Martigny, d’où nous irions coucher à Sembrancher, ou même à Orsières, sur la route du Grand Saint-Bernard. Rien ne m’est désagréable comme de courir après un train que l’on finit le plus souvent par manquer.
Il était 2 heures à ma montre, mais en réalité 2 h. 20, car je m’aperçus à Fiesch que je retardais de 20 minutes ; cependant 57 kilomètres au bas mot nous séparaient de Brieg et quels kilomètres, grands dieux ! La route, j’en appelle à ceux qui la connaissent, ne se prête guère aux vives allures.
Pour gravir les lacets, raides moins qu’on ne le croirait à les estimer de bas en haut, qui de l’Hospice vont au col, nous prîmes naturellement 2m,50 et par 60 tours de pédale à la minute, nous nous élevâmes à raison de 9 kilomètres à l’heure, si bien qu’en 30 minutes, après avoir dépassé une voiture partie longtemps avant nous, nous atteignions le palier de trois ou quatre cents mètres qui sépare le versant du Rhône de celui de l’Aar ; il y a là-haut un tout petit lac, quelques rochers, et l’on y jouit d’une fort belle vue. La route de la Furca, que je suivis l’année dernière, le glacier du Rhône, les masses de neige qui nous dominent et nous entourent de toutes parts et qui font partie du massif du Saint-Gothard, le château d’eau de l’Europe, la gorge d’où l’on sort et celle dans laquelle on va s’enfoncer, il y a là de quoi fixer un long moment l’attention d’un touriste, mais l’heure nous talonne, il faut se hâter... oh ! courir après un train, quel supplice !
Nous changeons pourtant de multiplication et nous nous assurons du bon fonctionnement de nos freins, car la descente est, sans contredit, formidable ; puis la voiture que nous avons dépassée émerge à son tour et il est important que nous filions devant parce que nous ne pourrions la redépasser à la descente qu’en courant les plus grands risques.
Un dernier regard jeté sur tout ce qui nous entoure et... à la grâce de Dieu, nous nous laissons aller plus vite qu’il n’est raisonnable... mais, vous savez, les trains, ça n’attend pas.
Bon, voilà des voitures qui montent, pied à terre ; puis un troupeau de petites chèvres bizarres de robe et de physionomie, encore pied à terre ; deux cyclistes poussent leurs machines en s’épongeant ; ils paraissent étonnés de nous voir descendre si vite et se rangent avec empressement. Quels virages, quelle poussière, que de cailloux flottants et que de malfaisantes ornières ! Je m’engage maladroitement dans l’une d’elles, et pour en sortir je donne un coup de guidon qui fait déraper mes deux roues et me fait rouler dans la poussière ; j’étais heureusement du côté de la montagne et ma machine est à l’épreuve de ces petits accidents. Je remonte et continue plus lentement ; mon compagnon me suit à cent mètres et se tire d’affaire sans la moindre anicroche.
Pas d’arrêt au Gletsch-Hôtel ; nous côtoyons maintenant le Rhône, à droite tombe de la Grimsel une nappe d’eau blanche. Avant de nous engager dans la deuxième série de lacets, nous vérifions l’état de nos montures que la descente de la Grimsel a dû fortement travailler. Les cyclotouristes ne devraient jamais oublier de donner quelques soins à leurs machines en cours de route ; un écrou resserré à temps souvent prévient une grave avarie.
Nous allions nous mettre en selle quand nous voyons arriver un touriste d’âge mûr, qui, pour s’aider à la montée, a attelé deux chiens à un bâton, auquel il s’accroche ; les deux bêtes tirent vaillamment et entraînent à un pas très relevé (du 6 à l’heure au moins), leur maître qui nous dit en passant : À chacun son mode de locomotion !
Pas sotte du tout, cette idée ; l’utilisation des chiens comme force motrice aurait de plus pour nous l’avantage incident d’en débarrasser les routes. En Suisse pourtant ils ne nous gênent guère, on n’en rencontre presque pas.
D’abord assez engageante, cette partie de la route devient atroce par moments, tant les cailloux grossièrement concassés y ont été étendus avec profusion ; quand on arrive là-dessus à bonne allure, on est secoué, mais on est secoué, je ne vous dis que ça ! Combien a raison l’Homme de la Montagne quand il dit qu’une bicyclette de tourisme devrait avoir des pneus de 50 millimètres au moins.
Avec de tels pneus, on pourrait passer presque confortablement sur de telles routes.
Le Rhône qui a longtemps grondé à nos côtés prêt à nous engloutir si une fausse manœuvre nous avait jetés par dessus le bord, mal défendu, de la route, a fini par prendre de l’avance et nous le voyons bien au-dessous de nous se dérouler dans la plaine sablonneuse. Encore quelques lacets moins durs et nous traversons, sous un soleil de plomb, Oberwald, tête de ligne de la haute vallée du Rhône et le premier d’une série de villages très rapprochés les uns des autres, dont Niederwald est le dernier des clochers en 19 kilomètres, cela dénote un pays fertile et riche.
La vallée est étroite, des pentes boisées et cultivées avec soin l’enserrent ; sauf un village incendié en entier il y a quelques années et reconstruit en pierre, toutes les maisons sont en bois et paraissent bien délabrées.
La route ici est meilleure que pendant la descente, sans pourtant pouvoir être dite bonne ; elle permet d’assez vives allures ; nous avons conservé le grand développement et la rampe d’un kilomètre qui précède Munster, nous est un peu pénible ; par contre, à la descente en ligne droite qui suit ce village, nous nous laissons emporter jusqu’à la vitesse limite, du 40 à l’heure bon poids. Un cycliste qui montait à pied se gare, nous croit sans doute emballés, et je le vois lever les bras au ciel ; quand je passe à 50 mètres derrière mon compagnon, il doit avoir gardé une fichue opinion de notre prudence qui n’est pourtant pas inférieure à celle des plus rassis cyclistes à-la-papa. Du moment où l’on se sent maître de sa machine, que peut-on craindre en allant vite ? Un obstacle impossible à prévoir, un accident de machine ? Mais en ce cas, le danger est-il plus grand qu’on aille à 40 ou à 25 kilomètres à l’heure !
Il faudrait, pour sortir indemne de telles conjonctures, se condamner à ne jamais aller à plus de 10 kilomètres à l’heure. 
Les cyclotouristes doivent apprendre à faire la descente comme à faire la montée et à bannir toute crainte non justifiée ; pour bien faire une descente, il ne faut pas avoir peur de se laisser aller jusqu’à la vitesse limite qui, d’après M. Bourlet, est théoriquement de 32 km. à l’heure sur une pente de 5% et de 40 km. à l’h. sur une pente de 7 % ; pratiquement elle doit être moindre, à moins qu’on ait le vent dans le dos, ce qui la rendrait plus élevée. Or, pour ne pas avoir peur, que faut-il ? Tout simplement de bons freins. Les freins à roue libre à friction sur jante sont les plus puissants adjuvants du cycliste pendant les longues descentes ; viennent ensuite les freins sur jante, commandés par la main, dont il y a sur le marché de nombreux spécimens, les freins à tambour sur le moyeu, à patin sur le bandage viennent ensuite. Il y a en fait de freins pour bicyclettes une telle variété de modèles, qu’il est impossible qu’on ne trouve pas ce qui convient le mieux en toute circonstance.
Ayez de bons freins, la roue libre, et par surcroît de confortable, des repose-pieds pour la descente, deux ou trois multiplications basses pour les montées et contre le vent, deux multiplications pour la plaine, le vent dans le dos et les descentes faibles et vous serez armé de façon à faire sans plus de fatigue deux fois plus de chemin en n’importe quel pays, que vous n’en pouvez faire avec les 95 centièmes des machines actuelles.
Mais je m’attarde et le temps passe, et le train, ce coquin de train à la poursuite duquel nous nous acharnons, ne nous attendra pas.
Quelques gouttes de pluie nous atteignent à Fiesch, où nous nous arrêtons dix minutes ; 18 kilomètres seulement nous séparent de Brieg et nous pensions avoir une bonne heure pour les faire sans nous presser, quand l’hôtelier nous apprend qu’il nous reste à peine 42 minutes.
—  Nous n’arriverons pas, dis-je à mon compagnon ; ces trains suisses sont d’une exactitude désespérante, il est donc inutile de nous presser. 
—  Bah, répond-il, essayons tout de même. Et nous voilà partis ; de Fiesch à Brieg ne me demandez pas de détails précis sur le paysage ; ce ne fut pas du tourisme, pas même du transport, cela ressembla beaucoup à la course Bordeaux-Paris. La route descend d’abord, ça va bien, mais une remontée de deux ou trois kilomètres nous met sur les dents et j’appréhendais, à part moi, certains lacets terribles par lesquels on descend comme le long d’un mur de la vallée haute dans la vallée basse et que je m’étais bien promis de faire à pied, car les virages y sont d’un sec dont rien n’approche et pour ainsi dire en surplomb sur le vide.
En six lacets, dont la longueur est à peine d’un kilomètre, on s’abaisse de cent mètres.
Voici le premier, à main gauche ; je le prends bien et je passe ; le second, à main droite, me fait hésiter un instant ; comme la plupart des cyclistes, je vire plus malaisément à droite qu’à gauche. Deux cyclistes locaux font à pied la descente. Chose curieuse : les cinq cyclistes que nous rencontrâmes ce jour-là, soit à la montée, soit à la descente, poussaient leur machine. À un des tournants je hasarde un œil par-dessus le parapet et j’aperçois le Rhône bondissant au fond d’une gorge étroite. Très beau, mais garde à vous !
Enfin me voici sans encombre arrivé au dernier virage, j’ouvre la main, mon frein se relève, je place mes pieds sur les repose-pieds, et j’enfile à toute vitesse le pont qui termine ce très dangereux passage. Mon compagnon qui me suivait à cent mètres ne tarda pas à me rejoindre. J’aurais voulu m’arrêter pour contempler la paroi sur laquelle nous venions de zigzaguer, mais nous aurions perdu une minute... Oh ! poursuivre un train, quel cauchemar !
Pour comble de malheur plus nous approchons de Brieg, plus la route est encombrée, des villages sont en fête, des groupes de promeneurs nous obligent à louvoyer ; J... plus jeune et plus habile à cette manœuvre prend les devants. Brieg est en vue depuis un moment, la gare est à l’entrée de la ville, nous n’en sommes plus qu’à un kilomètre..., cinq cents mètres..., mais la foule devient plus compacte et se referme derrière mon compagnon ; j’entends à ce moment un coup de sifflet sec, net, bref..., je corne, je crie, je passe, j’arrive... Le train partait, nous arrivions une minute trop tard.
N’empêche que nous étions venus en 3 h. 40 de l’hospice de la Grimsel à Brieg, un record que les cochers de poste ne battront pas de sitôt malgré leurs cinq chevaux.
Tout doucement nous continuons jusqu’à Viège tête de ligne du chemin de fer de Zermatt, en réfléchissant à ce qu’il convient de faire. Conclusion : un dernier train doit passer à Viège entre 8 et 9 heures qui nous emmènera à Sion d’où nous gagnerons Martigny le lendemain par le premier train.
La vallée du Rhône, de Brieg au lac de Genève, n’a rien de particulièrement séduisant, et la route n’y est pas très roulante ; elle a pourtant quelques passages agréables mais dans l’ensemble elle ne vaut pas les 20.000 tours de pédales qu’elle comporte ; aussi ne me fais-je jamais prier pour m’y servir du grand frère.

Lundi 16 juillet.
Martigny, Orsières, Bourg-Saint-Pierre, Grand Saint-Bernard, Saint-Rémy, Aoste, Pré-Saint-Didier, La Thuile, Petit Saint-Bernard.
—  132 kilomètres.

Donc l’aurore du 16 juillet nous vit débarquer à Martigny à 5 h. 35 et filer sans perdre une minute du côté du Grand Saint-Bernard. Très belle matinée, plus fraîche que les deux précédentes, ciel pur, vent favorable, tout était pour nous. Cependant jusqu’à Orsières nous sommes un peu mous ; nous remontons un torrent assez impétueux et rencontrons beaucoup de voitures attelées de mulets plutôt poltrons ; sous un tunnel un troupeau de chèvres ; le sol est médiocre.
À Orsières, de 7 h. 15 à 8 heures, solide déjeuner au café au lait à la mode suisse, qui nous remet en forme.
La montée sérieuse commence dès ce village par quelques lacets bien sentis, nous avions pris 4m,40 jusqu’à Orsières, mais nous avons maintenant 3m,30 ; en face de nous, dominant la gorge que nous remontons, un beau sommet neigeux ; le sol est meilleur et nous pédalons à une assez bonne allure pour que les passants nous fassent compliment. Mais quel raidillon dans Lippe même ! il nous a fallu jouer à fond de la selle oscillante pour enlever ces 200 ou 300 mètres à 12 % au bas mot ; à la descente nous aurions sûrement mis pied à terre ; dès la sortie de ce village nous retrouvons la rampe normale de 7 à 8 % et nous respirons.
Bien des cyclistes, séduits par la théorie, font placer plusieurs vitesses sur leur bicyclette et s’imaginent avoir ainsi la solution du problème de la montée des côtes sans fatigue, mais ignorant qu’avec une très faible multiplication il faut pédaler d’une tout autre façon qu’avec une moyenne ou une grande multiplication, au lieu de se reposer à la montée ils s’y essoufflent et ensuite ils me tiennent volontiers pour un gascon lorsqu’ils m’entendent dire que nous respirons, que nous nous reposons à une montée de 7 à 8 %.
Quelques conseils sur la façon de pédaler avec les faibles développements ne seront donc pas de trop ici :
Pédalez lentement, en pressant sur la pédale du haut en bas de sa course ; n’appuyez pas dès le commencement avec toute la force dont vous êtes capable, ainsi que vous le faites avec une grande multiplication, car dans ce cas vous chasseriez violemment la pédale qui se déroberait sous vous, et votre pied tombant brusquement, vous ne procéderiez que par à-coups et vous auriez même de la peine à garder l’équilibre ; attendez que la pédale fasse résistance et opposez à cette résistance un effort exactement proportionné et constant du haut en bas, vous utiliserez ainsi beaucoup mieux vos moyens et vous ne serez jamais essoufflé tout en allant, au bout de quelque temps, beaucoup plus vite. La roue libre est ici très utile, ainsi que l’a fait remarquer dernièrement un de nos camarades en ce qu’elle s’oppose au gaspillage de la force vive de la machine et qu’elle oblige à pédaler rond, à bien accompagner les pédales.
Avant de condamner les faibles développements, on fera donc bien d’apprendre à s’en servir. Un arrêt auprès d’une cascade mal élevée qui a récemment emporté la route, et nous voici à Bourg-Saint-Pierre, dont le pavé laisse rudement à désirer ; dans ce village, le dernier avant le col, à l’altitude de 1.633 mètres, déjeuna, dit-on, Napoléon Ier ; un jardin botanique où l’on cultive officiellement les fleurs des montagnes y est entretenu par le gouvernement suisse.
La gorge ici se resserre et la route toute en montagnes russes, descend au niveau du torrent dont la limpidité fait plaisir à voir ; le sol, très humide par endroits, nous fait craindre des glissades ; nous arrivons ainsi à la Cantine à 10 heures, sans nous être élevés de plus de 150 mètres depuis Bourg-Saint-Pierre, et nous tombons au milieu d’une magnifique famille en train de prendre ses ébats sous l’œil vigilant de la maman.
Six lourds patauds de chiens, de race Saint-Bernard authentique, à peine âgés de 3 mois et déjà gros comme des moutons, se jettent dans nos jambes et nous font mille fêtes ; ils sont à vendre (180 francs), avis aux amateurs. Nous redéjeunons et sur ces entrefaites arrive de l’Hospice où il a passé la nuit, un cycliste démonté ; il ne retrouvera sa machine qu’à Bourg-Saint-Pierre où il l’a laissée la veille pour continuer à pied l’ascension que, du reste, il avait faite également à pied jusqu’à Bourg-Saint-Pierre à cause de son trop grand développement 5m,50. Il nous donne des renseignements sur la route qui sera, paraît-il, meilleure qu’entre Bourg et la Cantine et il admet qu’avec 2m,50, nous pourrons faire la montée.
À 10 heures et demie nous partons avec 2m,50 et nous montons à 9 à l’heure environ ; la route est en effet très bonne et pas déserte du tout, car nous rencontrons successivement 5 ou 6 groupes de deux ou trois personnes, quelquefois avec des enfants en bas âge, ce sont des ouvriers qui, après avoir passé quelques jours à l’Hospice où l’hospitalité est gratuite, viennent en Suisse chercher fortune. L’ardeur du soleil est tempérée par une fraîche brise qui nous rend facile et agréable cette fin d’étape ; en outre, les ruisseaux ne manquent pas et nous nous y rafraîchissons à plusieurs reprises. De véritables champs de rhododendrons nous engagent à nous fleurir et si nous ne nous retenions pas nous irions faire des glissades dans la neige qui garnit encore le fond d’un ravin. À mesure que nous nous élevons tout autour de nous prend un aspect triste et désolé, plus d’herbe, plus de terre, rocs ou neige partout ; une marmotte se lève presque à nos pieds et prend la fuite en se dissimulant derrière les rochers ; mon compagnon du moins m’a assuré que c’était une marmotte, car je ne m’y connais guère.
À midi et quart cependant nous atteignons le col qui n’est qu’une arête sur laquelle est construit l’hospice qui rend depuis longtemps de grands services aux voyageurs que leur destin amène dans ces parages. On y construit de vastes dépendances à plusieurs étages qui permettront de loger beaucoup plus de monde. La clientèle augmente sans doute ; au prix auquel on la traite, ça se comprend.
On allait justement déjeuner quand nous arrivâmes, et un religieux très affable nous invite à nous asseoir autour de la table où déjà une vingtaine de convives, italiens et allemands, avaient pris place.
À vrai dire nous n’avions pas grand appétit, cependant un potage parfumé à la cannelle, des pommes de terre en robe de chambre et du bœuf dont naturellement je m’abstins, nous permirent d’apprécier la cuisine solide plutôt que raffinée du Grand Saint-Bernard ; mon compagnon goûta le vin qu’il trouva bon et je bus un verre d’eau que j’estimai excellente. Puis, sans attendre la fin, nous prîmes congé de notre hôte qui, fort aimablement, se leva et nous exprima ses regrets de nous voir partir si tôt.
Voilà donc un homme parfaitement élevé, ayant évidemment vécu longtemps ailleurs que dans cette thébaïde, très instruit sûrement, parlant bien plusieurs langues, qui, volontairement, s’est exilé pour y vivre et y mourir, à 2.422 mètres d’altitude, dans les parages les plus tristes que je connaisse. Il y a là matière à de longues réflexions.
Après avoir visité sommairement les bâtiments, cherché en vain la fameuse morgue qui a été murée et qu’on ne rouvrira plus parce qu’aujourd’hui, grâce au téléphone qui tient en relation constante l’Hospice avec Saint-Rémy d’une part, et la cantine de Praz d’autre part, les voyageurs signalés au départ ne peuvent plus s’égarer et sont recherchés avant qu’ils aient pu se perdre. Néanmoins il y aura tous les hivers des accidents mortels à cause de l’imprudence des voyageurs qui parfois, trop peu vêtus, sont positivement congelés ; en pareil cas, on descendra immédiatement les corps au lieu de les laisser là-haut où, faute de terre, il n’est pas possible d’enterrer. Nous allons, maintenant sur le versant italien, faire, le plus souvent à pied, de temps en temps sur nos machines, sept kilomètres de sentier muletier. Nous pédalons d’abord autour du lac où le chemin est véloçable, ensuite en retenant à bout de bras nos montures nous dévalons à travers pierres et rochers ; le vent ne nous rafraîchit plus et le soleil est terriblement chaud ; moins beau encore que de l’autre côté, le paysage est gris ; des sommets descendent deux ruisseaux principaux qu’on voit de loin se diriger l’un vers l’autre et se réunir dans un creux pour former le torrent dont nous allons suivre le lit. Une cabane autour de laquelle un douanier s’embête, un petit bonhomme qui nous offre des fleurs, deux autres douaniers qui vont relever le premier de sa faction, trois femmes et deux hommes qui voudraient que nous montions sur nos bécanes, — bonnes âmes, va ! — voilà toutes nos rencontres ; en approchant de Saint-Rémy nous pouvons cependant pédaler acrobatiquement pendant deux kilomètres ; on travaille par là à la route qui doit, une année ou l’autre, monter jusqu’au col ; mais on y travaille si lentement qu’il serait imprudent d’affirmer qu’elle sera livrée à la circulation dans dix ans.
En 50 minutes nous digérons ces 7 kilomètres et nous tombons dans les bras des douaniers qui nous retiennent bien un quart d’heure et nous fourrent des plombs sur nos tubes et un papier dans la poche non sans comparer, d’un œil inquisiteur, les originaux et les photographies collées sur nos cartes du T. C. F. qui nous soustraient à l’obligation de payer l’impôt.
On nous a conté que certains indigènes de Saint-Rémy avaient pris la douce habitude d’aller fréquemment déjeuner gratis pro deo à l’Hospice à tel point que les religieux durent mettre le holà et repousser cet assaut régulièrement donné à leurs provisions par des gens qui n’y avaient aucun droit. J’ai quelque peine à le croire ; car gravir ces 7 kilomètres et les dégringoler ensuite pour un simple repas, ça ne me semble pas payé.
Libres enfin, nous nous laissons entraîner à bonne allure sur la descente de 20 kilomètres qui conduit à Aoste ; pour une route italienne celle-là est excellente ; je n’en dérape pas moins à un certain tournant sablonneux où la déclivité est telle que je suis obligé d’appliquer vigoureusement le frein, ce qui immobilise ma roue directrice au moment même où je vire et me jette à terre ; c’est là un inconvénient du patin sur la roue d’avant.
Depuis Saint-Rémy nous jouissons d’une très belle vue et la vallée de plus en plus fertile et peuplée, va s’élargissant, dominée par des montagnes très élevées et souvent couronnées de glaciers. Les murs des églises et des oratoires sont ornés de peintures religieuses aux vives couleurs ; les mulets, peu habitués sans doute aux bicyclettes, s’effarouchent ; comme leur conducteur les guide par derrière au moyen de deux bâtons latéraux formant brancard et que le chargement l’empêche de nous voir et de prendre ses précautions, le bonhomme surpris par le brusque écart de sa bête est projeté à droite ou à gauche tout ahuri de la secousse et de la pétarade qui parfois lui part en même temps sous le nez. Une étrange façon de conduire tout de même, et que je n’avais jamais vue.
De loin la cité d’Aoste nous apparaît compacte, serrée autour d’un clocher massif ; encore quelques lacets au milieu des vignes et nous y entrons. À voir les inscriptions et enseignes, on se croirait en France et tout le monde y parle français comme vous et moi. Les rues y sont constamment arrosées par un ruisseau d’eau grise qui coule au beau milieu de la chaussée. La ville est, dit-on, assez curieuse, mais il est 3 h. 1/2 et nous ne nous y arrêtons que pour acheter du pain et des fruits que nous mangerons un peu plus loin sur le bord d’un ruisseau.
D’un ballon qui planerait à l’altitude des sommets alpestres on verrait sans doute Aoste et l’étroit vallon où nous allons nous rôtir pendant deux heures comme au fond d’un puits, tant sont formidablement hautes, et pour ainsi dire à pic les montagnes qui nous entourent.
Je ne sais si la chaleur suffocante dont nous souffrîmes jusqu’à Pré-Saint-Didier était due à cette disposition naturelle ou à un état orageux de l’atmosphère, mais la poussière et la montée, quoique peu rude, venant s’y ajouter, firent de ces 32 kilomètres l’étape la plus pénible de tout le voyage.
Nous avions bien vite, malgré un faible vent favorable, pris le développement moyen de 4m,40 encore trop élevé devant quelques kilomètres surtout entre Morgex et Pré-Saint-Didier. Pendant quinze mortels kilomètres la route circule au beau milieu d’un vallon, sans doute très fertile, mais bien désagréable ; elle se rapproche enfin de la montagne et nous entendons de nouveau le bruit délicieux pour notre épiderme surchauffé, des cascades et des ruisseaux ; la montée n’est pas constante ; à plusieurs reprises des descentes, parfois assez longues, nous font perdre une partie de l’altitude conquise et j’estime que nous avons ainsi perdu 200 mètres mal à propos ; en regardant en arrière au moment où l’on entre dans la gorge plus étroite on a une vue bien distincte d’Aoste et de ses environs, des châteaux se détachent sur des monticules à droite et à gauche de la vallée et toujours les pics aigus aux altitudes vertigineuses ferment de toutes parts l’horizon.
Après Morgex une montée harassante, en ligne droite, en plein soleil, nous paraît dure avec 4m,40 à la fin de la journée ; puis une descente nous laisse respirer et à mesure que nous approchons de Pré-Saint-Didier où l’ombre des hautes montagnes nous défend du soleil, il nous semble que nous sortons d’une fournaise et que nous pénétrons sous la voûte d’une fraîche forêt. Il est exactement 6 heures quand nous nous désaltérons à une fontaine d’eau délicieuse qui coule à l’entrée du village et, après avoir placé la chaîne sur le développement de 3m,30, rendus soudain plus vigoureux par la fraîcheur, nous abordons une série de lacets qu’on voit très bien se développer à flanc de montagne grâce aux bornes de belle taille qui forment le parapet ; l’effet est très pittoresque de ce côté, mais en face de nous le panorama est grandiose ; le Mont Blanc resplendissant sous les rayons du soleil, domine de sa splendeur, de son imposante majesté, le mignon vallon verdoyant où se cache Pré-Saint-Didier, Chamonix est également beau mais d’une autre façon et je n’ai pas eu l’occasion de voir le Mont Blanc du côté français aussi bien éclairé que je le vis ce jour-là du côté italien ; or l’éclairage plus ou moins favorable est pour beaucoup dans l’appréciation que l’on porte sur un aussi vaste panorama.
Les lacets se terminent à l’entrée d’un tunnel derrière lequel nous trouvons le torrent que nous allons remonter jusqu’à La Thuile et au-delà. Nous ne ferons plus qu’une courte halte au bord d’un ruisseau pour brûler nos dernières cartouches, autrement dit, manger notre dernière croûte de pain et, tourmentés bientôt par une fringale naissante, nous pédalerons avec rage pour arriver à La Thuile avant que la douane ne soit fermée, c’est-à-dire avant sept heures. Le paysage est gentil mais n’a rien de sensationnel ; la pente est régulière, du 6 ou 7 %. Soudain la gorge s’élargit ; nous sommes à La Thuile, village d’une certaine importance scindé en deux parties distantes d’un bon kilomètre ; une batterie d’artillerie y est campée, c’est, pour nos estomacs affamés, une bonne aubaine, car nous allons, à l’hôtel Jacquemod, où dînent les officiers, tomber sur un potage au riz, copieux et délectable, qui, accompagné de beurre et d’excellentes poires, nous donnera des forces pour terminer l’ascension du Petit Saint-Bernard dont nous sommes encore éloignés de 14 bons kilomètres.
À huit heures nous repartons avec la décharge de la douane que le préposé ne veut nous remettre qu’après nous avoir vus, de ses yeux vus, passer de l’autre côté de sa guérite ; au moins ne pèche-t-il pas par excès de confiance ! L’aurait-il refait par hasard ?
La pente n’ayant toujours rien d’excessif, nous continuons pendant une heure environ avec 3m,30 ; puis une petite halte et le sol devenant plus mauvais, les empierrements plus fréquents, la nuit plus noire, nous prenons 2m,50.
Quand on abaisse ainsi la multiplication sans qu’on y soit rigoureusement obligé par une augmentation de résistance, on éprouve une sorte de soulagement et il semble que la pente soit devenue moins forte ; il est vrai que la vitesse des jambes restant constante, la vitesse de marche est diminuée ; cela importe peu, le principal étant d’éviter la fatigue.
Quand je vois les avantages que nous retirons, mes amis et moi, tant des multiples développements que de la roue libre, je ne puis m’empêcher d’être surpris de l’importance que des cyclistes, après avoir essayé ces perfectionnements, attachent à des questions de détail tout à fait secondaires, tels qu’un écrou qui se desserre, une pièce mal nickelée, un pignon légèrement voilé, l’opinion sarcastique d’un monomultiplié ou d’un contre-pédalard, au point de se laisser rebuter ; oser être de son avis, n’est pas à la portée de tout le monde ; tandis qu’il est si facile d’être de l’avis de celui qui vient de parler !...
Ce n’est pas tout que d’adopter un perfectionnement ; il faut surtout en comprendre le but, savoir distinguer derrière les imperfections d’une exécution souvent hâtive sa valeur pratique, apprendre enfin à s’en servir. Il ne faut pas aussi prendre l’ombre pour la proie et appeler roue libre une roue qui n’est libre que lorsqu’on la débraie au moyen d’un verrou quelconque, ainsi que cela a lieu dans les moyeux à deux vitesses ; à peine convient-il de ranger ces moyeux à deux vitesses peu distinctes l’une de l’autre parmi les machines polymultipliées qui devraient avoir au moins trois développements, deux extrêmes et un moyen. Les pneumatiques nous ont, du reste, fourni un bel exemple des inconvénients dont tout perfectionnement est accompagné et auxquels il faut se plier si l’on veut jouir en fin de compte de ses avantages. Qu’y a-t-il eu de plus énervant que les pneumatiques collés du début et les premiers Michelin à tringles ! Qu’y a-t-il encore aujourd’hui de plus impatientant que les valves qui fuient, les embouts qui se fendent, les chambres qui deviennent poreuses, les tringles qui se rompent, que sais-je encore ! Envoie-t-on pour cela les pneumatiques à tous les diables ! On en prend son parti et l’on apprend à vivre en bonne intelligence avec son ennemi. Il sera bien moins difficile de se familiariser avec la roue libre, la selle oscillante, les polymultiplications, etc., qu’il s’agit simplement de mettre une fois pour toutes au point sans s’arrêter à des questions de détail tout à fait insignifiantes.
Nous nous élevons peu à peu et nous voyons vaguement devant nous le col s’abaisser ; la nuit est tout à fait venue, noire, sans lune ; des nuages courent dans le ciel que de lointains éclairs illuminent ; nous ne pouvons éviter les passages empierrés qu’en nous hasardant au petit bonheur sur les accotements ; une masse de neige couvre encore le quart de la route et humecte tellement le reste qu’en arrivant dans cette boue nous glissons et mettons pied à terre ; nous remontons un peu plus loin mais l’Hospice commence à nous sembler bien loin. Et voilà que la montée cesse ; nous roulons en palier, presque en descente, nous avons donc franchi le col et toujours pas d’Hospice pas de lueur qui nous guide pas d’aboiement qui nous indique que nous approchons. Nous serions-nous trompés de col, me suggère mon compagnon qui a passé par là l’année dernière et qui ne reconnaît pas les alentours ? Impossible, il n’y a pas d’autre route et le kilométrage après La Thuile nous a prouvé que nous tenions bien la bonne route. Allons toujours nous finirons bien par arriver quelque part.
Étonnant comme on se préoccupe vite la nuit de choses auxquelles tant qu’il fait jour on ne pense pas. C’est qu’il ne serait pas agréable du tout de coucher à la belle étoile, à 2.200 mètres d’altitude avec un orage en perspective, sans le moindre abri.
Cette fâcheuse extrémité doit nous être épargnée ; nous coucherons dans un bon lit après avoir pris d’excellent thé avec tartines beurrées, car à 9 h. 45 voici enfin l’hospitalière maison où, sous les auspices de Saint-Bernard, on accueille et l’on nourrit les pauvres voyageurs moins généreusement cependant qu’au Grand Saint-Bernard, à moins que l’on ne soit franchement indigent. Chaque repas est tarifié 2 fr. 50 en 1re classe, mais le logement et le déjeuner du matin ne coûtent ensemble que 50 centimes ; on est libre de doubler, de tripler ou de quadrupler cette somme à titre d’offrande. Comme nous sommes au terme de notre voyage et que, grâce au régime végétarien, nos dépenses par tête pendant ces trois jours ne se sont élevées qu’à 20 francs, chemin de fer non compris, nous ne profitons pas du minimum.

Mardi 17 juillet.
Hospice du Petit Saint-Bernard, Séez, Moutiers, Albertville, Chambéry, Saint-Christophe, Saint-Pierre-d’Entremont, Les Échelles, Pont-de-Beauvoisin, Saint-André-le-Gaz. 
—  210 kilomètres.

En selle le lendemain 17 juillet, dès 5 heures du matin (heure française) ; le brouillard nous cache d’abord les environs, mais il se dissipe bientôt et nous jouissons, pendant la descente interminable, tour à tour de la vue sur le mont Pourri et sur le val de Séez.
La route admirablement tracée, bien entretenue, déroule ses nombreux et bénins lacets sur les flancs d’une montagne bon enfant quand on la compare à La Grimsel, au Gletsch et autres lieux d’où nous venons, les virages ne seraient dangereux que pour des étourdis et se feraient à toute vitesse avec une roue libre ; afin de n’avoir pas à reprendre les pédales auxquelles nous préférons de beaucoup les repose-pieds (car même avec le développement de 6 mètres que nous avons pris en partant, au train dont nous allons, la vitesse des jambes serait fatigante), nous nous contentons d’appliquer le frein à chaque virage. Quelques cyclistes ont affirmé que du moment où l’on sait se servir des repose-pieds, le repos sur les pédales, apanage de la roue libre, devient sans intérêt ; je crois qu’ils font erreur et qu’ils n’ont pas comparé expérimentalement ces deux méthodes de repos.
Sur très bonnes routes, à pente moyenne, sans trépidation, sans caniveaux, sans tournants dangereux, le repos sur les repose-pieds est parfait, les jambes peuvent être, soit légèrement pliées, soit étendues paresseusement, surtout si l’on a des repose-pieds à deux étages, mais sur mauvaises routes à pente raide, à virages dangereux, mettre les pieds sur les repose-pieds serait non seulement très désagréable mais encore très dangereux ; en effet, les chocs incessants vous feraient sauter sur la selle dont les ressorts seraient fort compromis, et dans ces sauts et ressauts vous risqueriez de retomber à côté de la selle et de vous meurtrir douloureusement sans parler d’une chute possible.
Le repos sur les pédales au contraire, surtout avec les freins à roue libre à un ou deux points d’action, échappe à cet inconvénient et a de plus l’avantage de permettre d’échapper entièrement aux trépidations pendant un mauvais passage en se mettant debout sur les pédales.
En outre, dans les virages très courts, en vous plaçant dans une certaine position, un pied bas, l’autre haut, vous passerez beaucoup plus facilement en vitesse sans crainte de déraper.
Il y a bien aussi le repos sur les pédales en mouvement qui, lorsqu’il fait froid, est préférable aux deux précédents, mais pour s’en servir agréablement il faut avoir un développement d’environ 8 mètres qui permette d’atteindre la vitesse limite sans tourner à plus de 80 tours par minute ; on exerce alors sur les pédales une contre-pression modérée, juste ce qu’il faut pour ramener la chaleur que la simple agitation des jambes suffit le plus souvent à entretenir.
Bornons là cette longue digression et revenons à nos moutons.
Comme à l’heure présente nous n’avons de roue libre ni l’un ni l’autre et que les passages empierrés succèdent fréquemment aux virages, nous modérons souvent l’allure et reprenons les pédales ; nous arrivons ainsi sans incident à Séez où la douane nous demande si nous sommes plombés, et sur la présentation de nos cartes du T. C. F., nous laisse passer sans demander à voir ce que contient mon volumineux bagage.
Ça fait tout de même plaisir d’être ainsi protégé de loin sur toutes les frontières, dans tous les hôtels par cette Alma Parens, dont l’influence s’étend d’année en année et dont, même les douaniers italiens qui ne savent pas un seul mot de français, prononcent correctement le nom.
Par exemple si nous avons constaté l’influence du T. C. F. par delà les frontières, nous n’y avons point vu de ces poteaux salutaires qui avertissent le voyageur des passages dangereux. Là-bas c’est au voyageur à se tirer d’affaire tout seul, tant pis pour lui s’il écope ; et puis il en faudrait trop, des poteaux, et le Touring-Club suisse comme le Touring-Club italien ont sans doute reculé devant la dépense.
Nous filons sur Bourg-Saint-Maurice où après une si longue descente nous sommes contents de trouver une petite montée et, sans arrêt à Aime, nous voici à Moutiers à 8 heures moins dix. Nous descendons l’Isère dans une vallée qui, après toutes celles que nous venons de parcourir, ne nous paraît pas sortir d’une honnête moyenne. Les pentes sont boisées du pied à la cime et, çà et là, quelques ruisseaux, descendant de glaciers invisibles, égaient de leurs blanches sinuosités les sombres forêts de sapins.
Nous aurions volontiers pris le train à Moutiers, mais le premier venait de partir à 7 heures et le second devait s’ébranler qu’à 11 heures pour n’arriver à Lyon qu’à 7 heures du soir. C’est ma foi trop attendre et pendant que mon compagnon va à Brides-les-Bains tuer le temps, je reprends la route. J’aime infiniment mieux passer ma journée au grand air que de m’enfermer par cette chaleur dans les étouffoirs du P.-L.-M.
Je marche d’un pas régulier, mais sans me hâter et dans le premier ruisseau que je rencontre je commence par prendre un bain ; sur les bords ombragés d’un autre ruisseau je m’installe pour déjeuner ; pain et fruits comme d’habitude.
Jusqu’à Albertville le pays est nouveau pour moi et m’intéresse. Je traverse l’Arly dont j’ai en août 1899 remonté les charmantes gorges et je vais m’appliquer, sous un soleil tropical, les 52 kilomètres de plat monotone qui séparent Albertville de Chambéry ; que j’aimerais donc mieux grimper du côté de Flumet et aller faire les Aravis que je ne connais pas encore. Mais les quatre jours de congé expirant il faut rentrer au logis.
Allons-y ; il fait si chaud que j’éprouve le besoin de me restaurer et de boire à mi-chemin ; la route longtemps ombragée cesse tout à coup de l’être à quelques kilomètres de Montmélian et je me rôtis consciencieusement ; par dessus le marché un vent contraire assez fort vient augmenter la résistance de la pédale ; j’ai pendant ce parcours, pour la première fois, envié le sort d’un motocycliste qui me croisa à belle allure à la hauteur de Saint-Pierre-d’Albigny ; c’est le seul que j’aie vu pendant tout le voyage ; en Suisse, les chauffeurs et les motocyclistes ne fréquentent guère.
Enfin le mauvais a un terme aussi bien que le bon et j’arrive à Chambéry à 1 heure ; 300 grammes de pain trempé dans du café froid, un verre d’eau et un repos d’une heure me remettent sur pied et comme il serait désagréable de finir la journée sur la route Chambéry-Lyon, je me décide à agrémenter mon retour d’un crochet dans le massif de la Grande-Chartreuse.
Y entrer par le col du Frêne, cela me laisse froid parce que j’y aurais vraiment trop chaud. Ne vaut-il pas mieux s’y insinuer par la vallée de Couz et la route du Frou que je n’ai jamais suivie et qu’on dit si belle !
À deux heures précises, je passe devant la grille du château et m’engage sur la route des Échelles ; je prends bientôt le développement 4m,40 ; la montée n’est pas dure mais elle est constante et avec la chaleur on finit par la trouver sévère. Je passe devant la cascade de Couz qui a beaucoup d’eau en ce moment, mais dont on a sottement rendu l’approche bien difficile. Très gentil ce bout de route surtout quand on commence à être fatigué de la plaine ; plus on monte plus les alentours deviennent verts, frais, pittoresques ; un village et son clocher enfouis à gauche sous la verdure au pied d’une muraille de rochers font rêver au frigus captabis opacum de Virgile. La montée cesse au 14e kilomètre et une pente douce sur un sol parfait m’entraîne  ; pieds au repos, jusqu’à l’entrée du tunnel.
Je n’y pénètre pas et, tournant brusquement à gauche, devant une maison isolée, je m’engage dans un sentier qui ne tarde pas à devenir trop rocailleux pour que je persiste à pédaler. Il me faut mettre pied à terre ; ce sentier est dominé par d’énormes masses rocheuses et fait penser au fameux défilé de Roncevaux ; pas de refuge possible contre les ennemis qui vous mitrailleraient de là-haut. Mais si, voici un refuge naturel, une grotte dont l’entrée est malheureusement barricadée ; un peu plus loin un escalier branlant conduit à une autre ouverture de cette grotte d’où l’on jouit d’une bien belle vue sur la plaine des deux Guiers.
Le sentier redevient véloçable, passe devant un hôtel tout neuf mais hermétiquement clos ; deux ou trois exploitants y ont déjà fait faillite et l’immeuble demeure inoccupé ; il est pourtant joliment bien situé et les clients n’y manqueraient pas pendant la belle saison si on savait les y attirer et les y conserver, deux qualités que ne possèdent pas toujours simultanément les maîtres d’hôtel.
Je continue et à Saint-Christophe Entre-deux-Guiers je bifurque à gauche sur la route des Échelles à Saint-Pierre-d’Entremont. Je n’ai pas fait 500 mètres que la montée se dresse devant moi ; je m’empresse de passer de 4m,40 à 3m,30 et j’aborde une côte fort roide de 1.000 à 1.500 mètres à flanc de rocher, en plein soleil d’après-midi plus terrible que le soleil du milieu du jour.
J’ai été rôti là pendant quelques minutes comme oncques ne le fus, à droite directement par le soleil, à gauche par la réverbération du rocher blanc et nu, et si je n’ai pas été insolé c’est apparemment que je n’ai pas de disposition à l’être jamais.
Je pédale aussi vite que je puis pour sortir de cette fournaise, avide de trouver une fontaine pour me désaltérer et me rafraîchir le crâne. Voici justement mon affaire ; que c’est donc bon une aspersion et une gorgée d’eau froide lorsqu’on s’est bien préparé à en apprécier toute la valeur par une belle suée !
Après ce premier coup de collier la montée semble moins dure, on n’est plus, en tout cas, exposé aussi brutalement au soleil, et çà et là quelques paliers permettent de reprendre haleine. On traverse un hameau ; des prés et des bois, le pays est gentil mais l’eau y est rare, encore un hameau et me voici récompensé de ma peine. Je passe sans transition du banal dans le grandiose ; la route aborde le flanc d’un profond ravin au fond duquel à 300 ou 400 mètres au-dessous de moi coule le Guiers ; sur l’autre versant du ravin inondé de soleil, des chalets semés çà et là dans la verdure pour le plaisir des yeux ; devant moi un énorme rocher se dresse soudain, barrière infranchissable que la route longe un instant puis traverse par un tunnel. De loin ce mince ruban qui se glisse sous le rocher semble bien étroit à côté de l’abîme vertigineux en hauteur comme en profondeur à travers lequel l’ingéniosité humaine l’a tendu et il semble dangereux d’aller s’y hasarder.
Toujours et partout très impressionnant le contraste entre la petitesse des travaux des hommes et l’incommensurable grandeur des œuvres de la nature, et pourtant ceux-là finissent toujours par avoir raison momentanément de celle-ci et un beau jour on montera au sommet du Mont-Blanc en chemin de fer comme on va bientôt monter au sommet de la Jungfrau ; puis la nature reprendra ses droits et renverra dans le néant l’œuvre des hommes. Où êtes-vous, Babylone et Ninive, et Merriphis aux cent portes ?
J’y arrive cependant et je mets pied à terre à l’entrée du tunnel pour jouir un instant plus à l’aise du tableau merveilleux que j’ai sous les yeux et qui peut à juste titre prétendre à un bon rang à côté des plus beaux paysages alpestres que j’ai admirés les trois jours précédents. Je m’applaudis d’avoir eu l’idée de terminer par là mon voyage ; je rentrerai ainsi sous l’impression que nous n’avons en France rien à envier à nos voisins et qu’un cyclotouriste n’a pas besoin de passer la frontière pour exercer ses facultés admiratives.
De l’autre côté du tunnel c’est toujours très beau mais plus sombre, on entre dans une forêt et le sol devient boueux ; quelques ruisseaux descendent à droite de la montagne moins abrupte ; la route elle-même trouve qu’elle a assez monté et se met à descendre vers Saint-Pierre-d’Entremont où j’arrive à 4 h. 45.
Je ne m’y arrête que pour passer de 4m,40 à 6 mètres et je me dirige du côté d’Entremont à vive allure car l’heure va bientôt me presser ; j’ai résolu d’aller prendre le train à 7 h. 50 à Saint-André-le-Gaz dont je suis encore passablement loin, mais le désir d’aller boire à une source à laquelle je me désaltérai l’an passé et qui jaillit fraîche et pure du rocher à mi-chemin entre Saint-Pierre et Entremont me poussait.
J’ai le culte des sources et je me dérange volontiers pour aller rendre visite à quelque limpide filet d’eau où j’ai, en un précédent voyage, étanché ma soif ; c’est une dette de reconnaissance que j’acquitte.
Je pédale, je pédale, je traverse le ruisseau, m’engage dans la gorge resserrée et sombre et tout à coup je sens la pédale devenir dure ; dame ! du 6 ou 7 % avec 6 mètres, c’est dur pour tout le monde, mais quand on est gâté par l’emploi des faibles développements ou pour mieux dire des développements appropriés aux circonstances, on rechigne dès que l’effort sur la pédale dépasse 20 ou 25 kilos ; or pente 7 %, poids total 92 kilos, vitesse 12 à l’heure et développement 6 mètres, cela fait l’effort sur la pédale égal à 43 kilos. S’il avait fallu tenir longtemps j’aurais donné ma démission, mais la source ne peut être bien loin ; la voici en effet,
Source limpide et murmurante, 
Qui, de la fente du rocher,
Jaillit en nappe transparente...
Elle ne jaillit pas en nappe, ma petite source, ce n’est qu’un filet d’eau, mais combien fraîche et agréable à ma nuque et à mon gosier surchauffé.
Mes devoirs remplis, je descends vivement à Saint-Pierre où j’avale en toute hâte un gros morceau de pain trempé dans du café au lait, combustible indispensable pour me permettre d’arriver sans défaillance à Saint-André-le-Gaz.
Il est exactement 5 h. 1 /2 quand je m’éloigne de Saint-Pierre et deux heures après je mettais pied à terre devant la gare de Saint-André. Il avait fallu marcher rudement, d’abord avec 6 mètres puis, à partir de Pont-de-Beauvoisin, avec 4m,40. Cependant la route du Frou qui m’avait paru très roulante à la montée me sembla au contraire très scabreuse à la descente, quand il fallut rouler un peu vite et, jusqu’aux Échelles, je dus me contenter d’une allure modérée, mais des Échelles à Pont-de-Beauvoisin je pus me rattraper et, le sol s’y prêtant admirablement, je filai à un train de prince.
En sortant de Pont-de-Beau-voisin un raidillon fort sec, plus loin encore avant d’arriver aux Abrets deux ou trois kilomètres de montée assez dure, me firent craindre un instant d’arriver trop tard ; le moindre accident de pneumatique m’aurait facilement mis en déroute. Et moi qui après la course folle de la Grimsel à Brieg m’étais promis de ne plus jamais courir après un train ! Enfin tout est bien qui finit bien et mon voyage de 4 jours prit fin, heureusement, le 17 juillet à 7 h 1/2 du soir à la gare de Saint-André-le-Gaz. Mon compteur marquait pour la quatrième et dernière journée 210 kilomètres et je me sentais parfaitement en état de continuer.
La fin de l’étape avait même été couverte à une allure faite pour démontrer aux incrédules que le régime végétarien n’affaiblit en aucune façon ses partisans.
Vélocio

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