D’Ambérieu à Ambérieu (Août 1898)
mardi 3 mai 2022, par
Par Vélocio, Le cycliste, Août 1898, republié en Août-septembre 1948
Si les Stéphanois ont à leurs portes des paysages d’une incontestable beauté, les Lyonnais n’ont pas besoin d’aller bien loin pour en trouver d’aussi beaux dans les détails et de bien plus imposants dans l’ensemble. Sans parler des Monts du Lyonnais et du Beaujolais où l’on peut cueillir de très jolis itinéraires, ni des Cévennes et du Pilât dont ils sont presque aussi près que nous, il leur suffit de tourner leur guidon à l’Est, de franchir au besoin en chemin de fer quelques douzaines de kilomètres plats et sans intérêt, et les voilà en plein pittoresque.
Point de départ et de retour, Ambérieu-en-Bugey où le premier train me dépose à 7 heures du matin. Je n’ai pas jugé nécessaire de me munir de mon appareil de tourisme et d’une bicyclette à 4 vitesses ; je n’ai en perspective que la montée du Çerdon et j’ai pensé que deux développements 3,40 et 5,90 me suffiraient ; en fait de bagage je n’emporte qu’un maillot et une pèlerine, ma bicyclette qui est une très forte machine de route à pédalier haut, avec grosses pédales caoutchouc, deux freins, gros pneus Michelin, etc., n’en pèse pas moins 20 kilos ; le poids ne me gêne que lorsqu’il me faut porter ma machine, mais quand c’est elle qui me porte, je ne m’aperçois guère de quelques kilos de plus ou de moins.
De la gare d’Ambérieu je gagne au carrefour de Jean-de-Paris la route qui doit me conduire à Nantua, mon premier objectif, par Ambronay, Poncin et Çerdon ; un tramway, il y a maintenant des tramways sur toutes les routes ; la côtoie presque tout le temps. J’entre immédiatement dans le brouillard, brouillard épais et froid ; je pédale un peu vivement pour me réchauffer. À la hauteur de Neuville-sur-Ain, je sors du brouillard et je m’aperçois que je suis en un site très agréable ; à droite des rochers boisés, à gauche l’Ain ; la route s’étrécit et devient s’il est possible encore plus sablonneuse. Je laisse bientôt Poncin, sur l’autre rive d’un ruisseau que je commence à remonter et me voici très perplexe à un carrefour où ma route se divise en trois et personne n’est là pour me renseigner. Je mets pied à terre et vais consulter les plaques indicatrices, sur celle de gauche, je lis Cerdon à un kilomètre environ. Puisque je dois passer à Çerdon, voilà ma route me dis-je ; je n’avais ni carte, ni guide, ni itinéraire et j’allais au petit bonheur. Je traverse Çerdon et j’aperçois à flanc de rocher en plein soleil une montée qui me rappelle que j’ai fort heureusement, un développement de 3.40, je m’empresse de me l’appliquer et comme il y a là une fontaine d’eau fraîche, j’en bois une gorgée. Puis j’attaque énergiquement la rampe qui peut avoir deux bons kilomètres à 8 ou 9 % et dont quelques passages plus accentués m’ont fait regretter de ne pas avoir, ce jour-là la tige de selle oscillante qui m’avait été si utile en montant au Lautaret. Je marche à dix kilomètres et je rattrape assez vite une voiture qui me précédait de beaucoup. A l’endroit où les rochers entre lesquels je grimpe et qui s’ouvrent comme une gueule sur Çerdon, se rejoignent en une paroi concave de 20 mètres de hauteur, la pente devient tout à coup très raisonnable et la gorge très étroite. Quand les eaux sont abondantes il doit y avoir là une jolie cascade, pour le moment il n’y a pas une goutte d’eau et, en fait de liquide, je ne vois que celui qui tombe de mon front en limpides gouttelettes. Elle est dure cette vieille route de Cerdon, mais j’aime mieux encore l’avoir faite à la montée qu’à la descente, car elle est bien mal entretenue et je n’avais pas mon frein sabot.
Je rejoins peu de temps après la nouvelle route qui passe à la Balme, que j’aurais dû prendre avant d’entrer à Cerdon, et qui, plus longue de 2 à 3 kilomètres, est beaucoup plus accessible aux cyclistes. Un peu avant Maillât commence la descente qui me conduira à Port, sur les bords du lac de Nantua ; j’ai à plusieurs reprises, pendant cette descente, l’occasion de me servir du frein Lehut qui fonctionne d’une façon très satisfaisante tant qu’on ne le laisse pas appliqué plus de quelques minutes et à la condition de s’en servir sans brusquerie, sinon il arrête si brusquement qu’on risque d’être jeté bas de la selle. Outre ce frein à tambour sur la roue arrière, j’ai le frein ordinaire à cuiller sur la roue avant et les deux me donnent assez de confiance pour que je n’hésite pas à faire toutes les descentes les pieds sur la tête de fourche.
L’étroit chemin qui longe le lac de Nantua resserré entre l’eau et le chemin de fer, est gentil au possible et propice aux promenades sentimentales au clair de la lune : les Nuantuaises doivent le connaître. Nantua est une de ces petites villes où il fait bon vivre ; entourée de hautes montagnes boisées qui rappellent, en plus petit, celles de la Grande Chartreuse, Elle offre à ses habitants des excursions charmantes d’où l’hygiène n’est pas exclue, car respirer entre 500 et 1.000 mètres d’altitude un air purifié par son passage à travers des forêts de sapins, c’est de l’hygiène ou je ne m’y connais pas.
Je poursuis : la route est toute charmante et mes yeux ne se lassent pas de regarder à droite et à gauche ; j’envie le bonheur paisible des habitants de ces lieux fortunés (style 1830) que de fois j’ai ainsi désiré vivre dans les pays que je traversais, désir d’une heure chassé par le désir de l’heure suivante ! À Neyrolles mon estomac crie famine ; un œuf, quelques poires, du pain bis et de l’eau lui donnent le réconfort dont il a besoin ; il est près de 10 heures et l’on s’achemine vers l’église, il y a de fort jolies paroissiennes à Neyrolles ; dans un aussi joli pays, pourrait-il en être autrement ? Je ne suis pas bien loin du lac de Sylans où, par une légère montée, la route m’amène. Ce lac m’a paru moins pittoresque que le lac de Nantua, les eaux sont basses et laissent voir le limon et le sable, des baraquements y sont élevés par la Compagnie des Glacières qui y fait en hiver une récolte abondante ; pour l’instant chômage complet.
Ça monte, ça descend, ça remonte, ça redescend ; je n’ai pas eu, je crois, un kilomètre de franchement plat depuis Poncin, et jusqu’à mon retour à Ambérieu ce sera kif-kif ; on se fait à ce régime ; pourvu que je puisse à la descente, me mettre au repos complet, ces routes en montagnes russes ne me fatiguent guère plus que la plaine insipide et j’ai pour bénéfice net l’agrément du paysage.
Je descendais depuis assez longtemps et comptais ainsi aller jusqu’à Châtillon-de-Michaille, quand une bifurcation m’arrête. Je suis au point où la route qui remonte la Valserine et conduit au col de la Faucille, s’embranche sur mon itinéraire ; c’est une route que je ferai un jour ou l’autre. Le poteau indicateur m’informe que Châtillon-de-Michaille est à 3 kilomètres plus loin et j’y arrive en rampe douce à 11 heures et demie. Vite un brin de toilette dans un pré voisin et allons rendre visite à notre excellent ami et collaborateur, le docteur Julliard, le remercier au nom des lecteurs du Cycliste, de ses récits, de ses chroniques, de tout ce qu’il a déjà fait et de tout ce qu’il fera encore pour notre bonne vieille revue, la grand’mère des journaux cyclistes de France. Un destin que je n’ose qualifier de cruel puisqu’il sera la cause d’une deuxième excursion, veut que, ce jour-là justement, le docteur soit absent sans qu’on puisse me dire exactement à quelle heure il rentrera, si bien qu’à 2 heures et demie je repartirai sans avoir eu le plaisir de causer un instant cyclotourisme avec ce touriste expérimenté.
Dans un petit hôtel dont le nom m’échappe, au point de rencontre des routes de Belle-garde, Culoz et Nantua, j’obtiens un seau d’eau fraîche pour me doucher et un repas à peu près végétarien, ce qui n’est pas toujours chose facile. En quittant Châtillon-de-Michaille, par la route qui va en ligne absolument droite à Vouvray, il me semble avoir le vent bien dans le nez ; le matin, cependant, il m’avait paru souffler au Nord, et je serais curieux de savoir quelle a été sa direction générale ce jour-là. On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec cet insaisissable adversaire. Un jeune cycliste du pays, à qui j’avais demandé des renseignements sur la route jusqu’à Culoz, m’avait assuré que « c’était plat tout le temps » ; un drôle de plat, en vérité, où l’on descend toujours, à moins que l’on ne monte, mais il ne faut pas se plaindre puisqu’on s’abaisse, en définitive, de 250 mètres, au bas mot, sur 40 kilomètres. J’ai eu pendant ce trajet l’occasion de faire des descentes magnifiques, ni trop longues, ni trop rapides pour devenir dangereuses, mais suffisantes pour me faire goûter l’ivresse de la vitesse, rassuré par l’énergie de mon frein Lehut. et la solidité de ma monture.
On a constamment à gauche un panorama splendide.
Tout à coup la route plonge, par des lacets successifs, vers le Rhône qui serpente à 100 mètres au-dessous de moi ; qu’est-ce que cela veut dire ? Au lieu de rester à flanc de coteau me serais-je engagé par mégarde sur l’embranchement qui conduit à Seyssel où je ne dois pas passer ! Je m’arrête, indécis, et attends qu’un passant m’explique la situation. Qu’il est donc ridicule de s’embarquer ainsi sans la moindre carte ! On ne m’y reprendra plus. Deux indigènes se présentent et j’apprends que je suis bien dans la bonne voie et encore assez loin de Seyssel, ils me montrent la route qui, après avoir plongé au fond d’un ravin, remonte à son niveau de l’autre côté et m’apprennent qu’une nouvelle route est en construction ; j’en verrai l’amorce tout à l’heure ; qui supprimera cette inutile descente et cette montée plus inutile encore. Bravo Messieurs les Ingénieurs, s’écrierait P. d’Allabille, rectifiez les sottises de vos prédécesseurs.
Arrivé en bas, persuadé que je vais avoir à grimper rudement, je prends ma faible multiplication (3,40) et je me rehisse sans effort à l’altitude que j’avais perdue ; la pente, à la vérité, ne justifie pas un aussi faible développement, si ce n’est peut-être pendant quelques centaines de mètres, mais je ne m’en trouve pas mal et j’attends la première descente pour reprendre 5 m. 90. Sur une sorte d’éperon, les murs ruinés d’un château fort ajoutent au paysage un charme de plus ; j’admire avec quel art les seigneurs qui se construisaient ces repaires en choisissaient l’emplacement.
Avant d’arriver à Châtillon, j’avais remarqué le matin un village entouré de murailles encore en assez bon état et paraissant fortifié comme au bon vieux temps. Ces vestiges du barbarisme moyenâgeux font rêver un instant le cycliste solitaire qui passe, seul et rapide, à travers les tableaux variés que la nature immuable ou la civilisation toujours changeante lui offrent de toutes parts.
Voici la descente sur Seyssel que je laisse à gauche pour traverser un village en fête ; les visiteurs y sont si nombreux que je suis forcé de mettre un instant pied à terre, et d’aller ensuite, pendant un ou deux kilomètres, à une allure très modérée ; je retrouverai un peu plus tard le même encombrement à Argis, entre Tenay et Ambérieu. On ne laisse pas passer les occasions de se distraire à la campagne, mais qu’il est triste de constater que les distractions de la plupart des hommes ont un caractère si peu élevé et consistent uniquement à boire plus que de raison, des drogues infectes et à tenir des propos dont l’incohérence égale la stupidité. Où sont tes bergers, ô Virgile ?
Après Seyssel, on descend d’une façon très appréciable jusqu’à Anglefort d’où quelques kilomètres de presque plat m’amènent à Culoz. Le sol qui, jusqu’à présent, a été très médiocre, devient atroce, on ne roule plus on navigue dans la poussière ; mon pédalier haut me met heureusement à l’abri du dérapage dont justement est victime, sous mes yeux, un cycliste que je suis depuis un moment. Deux passages à niveau successifs, barrières fermées, me font maugréer contre le grand frère ; il est 4 heures 1 /2 à ma montre et à peine 4 heures 1 /4 au chemin de fer ; j’arriverai donc à Tenay avant la nuit noire à condition de ne pas perdre de temps. Mais la guigne me fait juste à ce moment perdre un quart d’heure ; après Artemare, je file droit sur la gare au lieu de tourner à droite, je me vois forcé, après avoir gaspillé quelques minutes en vaines explications, de revenir sur mes pas à travers une poussière, mais une poussière ! Il pleut au moment où j’écris ; j’en suis enchanté pour les gens de là-bas, je regrette seulement qu’il n’ait pas plu avant mon passage.
Virieu-le-Grand : de l’eau ; de l’ombre ; ce coin-là paraît fort gentil, je m’y désaltérerais volontiers, car la poussière m’a séché, mais la nuit s’avance à grands pas ; j’ai 5 heures et 1 /2. J’avise un facteur rural : « Combien de kilomètres jusqu’à Tenay ? 23 me répond-il sans hésiter. Merci. J’accélère un peu l’allure et le sol est moins poussiéreux ; bientôt la lune dessine devant, moi une ombre vague, incertaine, c’est la mienne, à mesure que le jour baisse elle s’accentue, et la transition se fait ainsi du jour à la nuit insensiblement, sans que j’en aie conscience.
Qu’es aco ? un chaotique amas de pierres, de morceaux de rochers, à travers lequel la route resserrée à l’extrême ne laisserait passer qu’avec peine une voiture, puis un pont étroit, un passage à niveau, un autre pont branlant, toujours dans l’amoncellement de ces débris de montagne ! Assurément, il s’est passé là quelque chose d’anormal, quelque éboulement a eu lieu qui me paraît avoir même déplacé la route. Cela ne me surprend que tout juste, et ces étroits ravins, encaissés entre les montagnes rocheuses, très friables, doivent être habitués à de telles surprises. Ceux qui n’aiment pas s’exposer à recevoir des tuiles sur le crâne feront bien de ne pas trop fréquenter par là. 6 heures 1 /2, je ne dois pas être loin de Tenay ; des groupes de promeneurs commencent à me crier : « Et ta lanterne ! » Cela sent la civilisation. Tout le monde est sur la route à prendre le frais qui est presque froid, j’allume un falot, j’agite le grelot et me sentant en règle avec les autorités, je demande la place à laquelle j’ai droit ; je puis passer non sans m’attirer pas mal de stupides apostrophes de la part de la jeunesse qui revient éméchée de la vogue d’Argis.
Mon repas du soir dans un petit cabaret, 2 ou 3 kilomètres avant Saint-Rambert, se compose d’un grand bol de lait et de fruits ; je me trouve trop bien du régime végétarien pour m’en départir jamais. Quand on sort de table, il semble que l’on mangerait encore, et une demi-heure après, on se sent solidement réconforté parce que l’assimilation est parfaite.
La nuit, dans cette gorge, se fait plus noire malgré le clair de lune et plus froide aussi ; je m’applique un journal sur la poitrine, un autre dans le dos, relève le col de mon veston, enfonce ma casquette jusqu’aux oreilles et vogue la galère, en route pour la gare d’Ambérieu. À Saint-Rambert, les gens se couchent, à Torcieu ils sont couchés ; j’avais pourtant un renseignement à demander. Baste ! j’irai à l’aventure. Lors d’une excursion que je fis jusqu’à Tenay, cet été, je remarquai, en revenant, peu après Torcieu un chemin qui filait à gauche et paraissait suivre la ligne droite et le vallon pendant que la route fait un angle droit, grimpe à Ambérieu d’où il faut ensuite redescendre sur la gare. Ce chemin, pensais-je, doit m’éviter la montée et, un bon kilomètre, prenons-le. C’était, ainsi que je le constate maintenant sur la carte, c’était assez bien raisonné, mais encore eût-il fallu suivre jusqu’au bout et le raisonnement et le chemin. Or, en pleine nuit, ce chemin me paraissait assez long, long, et faute de points de repère, je commençais à craindre d’avoir mal combiné ; aussi à Bettant, petit hameau où un cabaretier veille encore, n’ai-je rien de plus pressé que de demander le plus court pour aller à Ambérieu ; mais je ne coupe ni à l’angle, ni à la montée que j’avais voulu éviter. Morale. Il ne faut pas, la nuit s’en aller à l’aventure, par des chemins inconnus. À la gare d’Ambérieu, je fermais, à 9 heures du soir, le cercle que j’avais ouvert à 7 heures du matin d’une des plus jolies excursions dominicales que j’aie jamais faites et au cours de laquelle, j’aurais dû, ce me semble, rencontrer quelques cyclotouristes.
VELOCIO.