Pendant les fêtes de Pâques (1897)
mercredi 25 mai 2022, par
Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, 1897, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328
Je ne viens pas conter de grands exploits, n’ayant pendant les fêtes de Pâques traversé ni les Pyrénées, ni les Alpes, mais j’ai maintes fois remarqué qu’en un récit d’excursion cycliste, ce qui intéresse le plus un cycliste naturellement, ce sont les à-côté du voyage, les incidents particuliers à notre mode de locomotion, les réflexions nées soudainement en cours de route à propos de tels et tels détails de nos véhicules, réflexions qui en amènent d’autres chez le lecteur perspicace. Dans cet ordre d’idées, une simple excursion de 200 kilomètres autour de Lyon et de Saint-Étienne par un touriste pratiquant et expérimenté peut offrir autant d’intérêt que la traversée de la France par un recordman. En m’octroyant gratuitement la qualité de touriste expérimenté, je me flatte, car je m’aperçois tous les jours que mon expérience est toujours bien courte et souvent en défaut, mais ici, comme dans le royaume des aveugles, les borgnes peuvent être rois.
Je m’étais donc promis de revoir pendant ces deux jours de fêtes quelques sites qui m’avaient laissé, du temps ou j’excursionnais sans relâche, d’agréables souvenirs et de vérifier par moi-même, pendant un parcours d’une certaine durée, si les Gauloises à deux multiplications, que le Cycliste recommande, étaient vraiment pratiques.
Je débutais donc le dimanche matin en accompagnant un ami jusqu’à Sainte-Foy-l’Argentière, car je n’avais pas, selon mon habitude, de programme bien arrêté. Nous partons à six heures lestés d’un déjeuner sommaire que nous devons compléter à Saint-Héand et, jusqu’à l’Etrat, pente douce, je pédale sur ma grande multiplication qui ne développe pas moins de 7 mètres par tour de pédale ; j’enlève même le premier raidillon après l’Etrat et je persiste pendant quelques centaines de mètres, mais la rampe croissante a bientôt raison de mes efforts et je mets pied à terre pour faire passer ma chaîne de droite à gauche sur les pignons 20 et 10 qui ne me donnent que 4 mèt. 40 de développement, je repars et il me semble au premier abord que le sol s’est aplani, le changement ne m’a pas demandé plus d’une minute ; car, par un heureux hasard, la chaîne s’adapte exactement des deux côtés, ce qui n’est pas toujours le cas malgré les assertions du catalogue ; mais, quand même elle ne s’adapterait pas absolument, il est si facile, grâce au système de tension par excentriques appliqué sur ces machines, de détendre et de retendre la chaîne, que l’opération n’en serait pas retardée d’une demi-minute ; l’agrafage de la chaîne se fait par un procédé nouveau, au moyen d’un crochet qui ne me laissait pas sans inquiétude, puisque j avais dans mon bagage une autre chaîne toute prête.
Je crois que le système le plus simple et le plus sur d’agrafer la chaîne consiste à remplacer l’écrou ordinaire, qui, si on le manœuvre trop souvent, s’use promptement, par une simple goupille. On perce d’un trou minuscule l’extrémité du boulon de chaîne et on y introduit une épingle dont on recourbe ensuite la pointe. Ce procédé sommaire permet, depuis un an, à M. Ch. qui monta la première machine à doubles pignons de changer de multiplication aussi souvent que bon lui semble en 35 secondes montre en main.
Si la première impression, en passant du développement 7 au développement 4,4, transforme en plat une pente de 6 p. % , cette impression ne dure malheureusement pas et la réalité vous ressaisit après quelques coups de pédale ; cependant l’effort n’a plus rien d’exagéré et je me sens capable de continuer ainsi très longtemps quand nous arrivons à Saint-Héand d’où nous n’aurons qu’à descendre sur la Coise par Aveizieux. Cette grimpette de l’Etrat à St-Héand est toujours une des plus désagréables que je connaisse autour de Saint-Étienne parce qu’elle est coupée çà et là de descentes qui ne servent qu’à accentuer les raidillons qui leur succèdent ; en outre, lorsqu’on sait qu’on doit s’élever de l’altitude 400 à l’altitude 600, on éprouve une fatigue morale qui vient s’ajouter à la fatigue physique toutes les fois qu’un plongeon soudain vous fait redescendre de 50 mètres ; il suffît de 4 plongeons comme cela pour doubler votre travail, car la descente ne vous repose pas ; couper les montées dures, et longues de paliers d’une certaine longueur qui vous reposeraient sans rien vous faire perdre de l’altitude conquise, serait bien autrement intelligent et je constate avec plaisir que les routes nouvellement construites .se rapprochent de cet idéal.
Bien des cyclo-touristes peuvent, en effet, venir à bout de montées de 10 kilomètres, à condition de se reposer de temps en temps en marchant, mais si, juste au moment où ils sont tentés de mettre pied à terre, un bon kilomètre de plat se déroulait devant eux, ils ne seraient plus obligés de pousser leur machine et ils ne s’en reposeraient que mieux en continuant à pédaler lentement en palier.
Nous ne repartons de Saint-Héand qu’à huit heures, tant les déjeuners du matin ont du charme après une première suée qui, en même temps que les pores, vous a ouvert l’appétit. Bien que je préfère me mettre en route tout seul que de rester au logis, j’apprécie beaucoup la compagnie principalement à table et pendant les arrêts. En route, les motifs de distraction abondent surtout en pays accidenté et l’on pédale souvent à distance les uns des autres, mais, à l’étape, seul on s’ennuie et l’on est porté à écourter le repos et à manger vite ; deux choses fort mauvaises pour un cyclo-touriste. Ayez-donc le soin de vous ménager un ou deux compagnons quand vous projetez une excursion ; votre plaisir et votre hygiène en seront doublés, Ce sont là justement les réflexions que nous faisions autour d’une succulente omelette et d’un délicieux vin blanc servi avec l’empressement et l’amabilité dont on commence à nous honorer dans les hôtels et les auberges de campagne fréquentés par les cyclistes. C’est que nous devenons, pour bien des gens, une source sérieuse de profits et nous complétons avantageusement les rouliers et rouleurs qui formaient, il y a quelques années, toute la clientèle des hôtels du Lion d’Or, ou du Cheval blanc, en attendant celui qui ne saurait tarder, du Cycle d’Or. Après Saint-Héand, la route descend, puis remonte, puis redescend vers Aveizieux jusqu’au fond d’un ruisseau qu’elle traverse par un coude très sec et d’où elle émerge sans trop de raideur, du plat ensuite et enfin plongeon définitif jusqu’à la Coise que nous travers sons en un endroit désert, mais d’un pittoresque achevé ; après la Coise, remontée assez dure de 3 ou 4 kilomètres pour atteindre Chazelles-sur-Lyon, perché à une bonne hauteur.
Je n’ai pas jugé à propos, pendant ces alternatives, de changer de multiplication et je suis resté à la petite me contentant, pour suivre à la descente mon compagnon plus multiplié, de mettre les pieds sur la tête de fourche et de me laisser aller, me rattrappant du reste aisément à la montée. Dans ce cas particulier, les repose-pieds, que je déconseille plus que jamais aux débutants, et que j’ai moi-même, pour mon propre compte, répudiés depuis longtemps, peuvent être utiles ; mais il faut être prudent, expérimenté, sûr de soi et avoir en même temps un frein sur lequel on puisse compter. Il est probable que j’en ferai replacer sur ma machine, mais je ne le dirai pas trop haut afin qu’on m’imite le moins possible. Voyez-vous un novice arrivant à fond de train, les pieds au repos à un tournant sec comme celui dont je parlais tout à l’heure ou au crochet plus traître encore qui, entre l’Aubépin et Sainte-Catherine-sur-Riverie, me valut une des rares chutes que j’ai faites en bicyclette ? Surpris, il essaie de rattraper ses pédales et imprime un roulis désordonné à sa machine, ou bien si, par hasard, il a un frein, il le serre convulsivement et arrête trop brusquement la roue ; la culbute est au bout plus ou moins dangereuse selon les circonstances, tandis que si, faute de repose-pieds, il ne lâche pas les pédales, d’abord, il n’aura pas laissé prendre à sa machine une trop vive allure ; ensuite, il sera, sitôt le danger aperçu, en bonne posture pour contrepédaler efficacement et faire une application heureuse du frein Doolittle ou Crozet que je lui souhaite en pareille occurrence.
N’êtes-vous pas surpris de rencontrer si peu de cyclistes hors du voisinage immédiat des grands centres ? Cette pénurie croissante de cyclistes cyclistant sur les routes pittoresques et admirablement roulantes de nos montagnes m’a toujours étonné. Notre force numérique a depuis quelques années pour le moins décuplé et, de l’avis général, on voit circuler moins de cyclistes qu’autrefois. À quoi cela tient-il ?
Le temps, ce jour-là, était on ne peut plus favorable ; le soleil ne se montrait que par intervalles, pas le moindre vent. J’aurais, en partant, volontiers juré que nous allions nous rencontrer par groupes à Saint-Héand, à Chazelles, à Sainte-Foy-l’Argentière. Point du tout, pas même l’ombre d’un cycliste tout le long du chemin et à peine une demi-douzaine d’isolés à Sainte-Foy où nous n’allions pas autrefois, c’est-à-dire au temps des caoutchoucs pleins et creux, sans y rencontrer des confrères de Lyon, de Roanne et d’autres lieux. Sainte-Foy-l’Argentière est, en effet — nous en avions fait la remarque — le point exactement central commun, aux préfectures et aux sous-préfectures du département de la Loire et du Rhône. Saint-Étienne, Lyon et Villefranche sont, à un kilomètre près, à égale distance (45 kilomètres) de Sainte-Foy ; Roanne est plus loin et Montbrison plus près de 10 kilomètres.
Si jamais Le Cycliste prend l’initiative d’un meeting monstre des pédales du Rhône et de la Loire, c’est assurément à Sainte-Foy-l’Argentière que le rendez-vous sera donné. Ces meetings, étaient autrefois très fréquents et servaient de points de départ à beaucoup d’excursions, car on y trouvait des compagnons pour les futurs voyages et l’on s’y faisait des amis. Les fameuses caravanes du Dr Vélo furent la plus haute expression et elles ont été la manifestation suprême du cyclisme confraternel dont je déplore la disparition.
Nous arrivons donc à Chazelles par une pente assez roide et sous une pointe de soleil joliment piquante qui nous fait craindre, non sans raison, un orage pour la soirée ; le temps est d’ailleurs très favorable depuis le matin, le ciel reste couvert, mais la vue n’en est pas moins étendue et, à travers l’atmosphère vibrante, nous parvient la voix des cloches qui se répondent de colline en colline, de vallon à vallon ; la poussière seule nous a incommodés jusqu’à Saint-Héand, mais nous n’aurons bientôt plus à la craindre. Notre route sort de Chazelles en se dirigeant sur Lyon pendant environ 3 kilomètres et à Grézieux-le-Marché bifurque à gauche sur la vallée de la Brévenne qu’elle va côtoyer en descendant d’une façon régulière et modérée pendant 8 kilomètres.
C’est le cas ou jamais de me surmultiplier ; en moins d’une minute, j’ai transporté ma chaîne de gauche à droite et je prends mon vol ; l’expression n’a rien d’excessif, car je laisse presque sur place mon compagnon qui pourtant pédale avec la plus grande rapidité, mais des coups de pédale qui nous déplacent de 7 mètres sans effort ressemblent positivement à des coups d’aile. La route étant heureusement presque déserte, j’ose, à certains moments, m’offrir du 40 à l’heure sans qu’il me semble commettre une imprudence tant je me sens maître de ma machine. Des expériences de ce genre sont faites pour troubler les idées les plus raisonnables et les théories les plus sensées ; la griserie que procure la vitesse excessive vous fait trouver ensuite bien terne le 20 à l’heure des basses multiplications, mais il y a les montées, le vent, les mauvaises routes qui plaident éloquemment et irrésistiblement en faveur de celles-ci. Conclusion : Ayons plusieurs multiplications sur nos machines. Cette première expérience m’a tellement convaincu de l’importance de ce perfectionnement que je me fais faire en ce moment une bicyclette qui sera ornée de deux pignons doubles de chaque côté, ce qui me fera quatre multiplications interchangeables en moins d’une minute. J’aurai ainsi à ma disposition moins de 3 mètres pour les rampes abruptes, la montée de Pont-de-Lignon, par exemple, 4 mètres pour les rampes ordinaires, 6 mètres pour le plat et le faiblement accidenté et enfin de 8 à 9 mètres pour les longues descentes continues comme j’en connais quelques-unes. Ces quatre multiplications principales pourront encore, en retournant la roue, m’en fournir quatre autres intermédiaires, de sorte que j’aurai en réalité à ma disposition, sur la même machine et avec la même chaîne, huit multiplications échelonnées entre 2 mètres 75 et 9 mètres.
Tout cela ne m’empêche pas de conseiller, à ceux qui ne veulent qu’une multiplication à tout faire, plaine ou montagne indifféremment, la moyenne basse, c’est-à-dire 4 mètres. Je m’aperçois que, tombant dans l’erreur commune, je me sers du terme multiplication pour exprimer le développement d’une machine, mais j’espère qu’il ne s’élèvera de ce chef aucun doute dans l’esprit des lecteurs sur ce que j’ai voulu dire. En principe, la multiplication est au développement comme pi est à 3,1416, puisque le dernier représente la circonférence d’une roue dont la première serait le diamètre. Comme il y a de plus en plus tendance à confondre ces deux expressions, et que je ne me pique point de purisme, passons. À Sainte-Foy où je précède de deux kilomètres mon compagnon, la fanfare locale nous salue d’un joyeux pas redoublé en se rendant à l’église : l’unique rue du bourg est pleine de monde, dix heures vont sonner et l’on se hâte vers la grand’messe ; nous avons, le matin même, constaté la même affluence de fidèles à Saint-Héand. Nous ne déjeunerons qu’à midi et, après avoir remisé nos montures, nous essayons de pénétrer à notre tour dans l’église, chose peu facile.
À l’Hôtel de la Poste (recommandé), nous nous trouvons, à l’heure dite, trois convives affamés, M. M. qui venait de Villefranche et à qui nous avions donné rendez-vous étant arrivé peu de temps après nous. Pendant le repas, le ciel se couvrit de plus on plus et une petite pluie fine commença à tomber ; tant mieux, elle abattra la poussière. À 2 heures nous sommes prêts à partir, mais je laisse mon compagnon du matin reprendre seul la route de Saint-Étienne, cette fois par Belle-garde et Saint-Galmier, et je descends sur l’Arbresle en-compagnie de M. M. qui rentre à Villefranche. Toujours pas ou presque pas de cyclistes sur la route. Ma grande multiplication fait merveille pendant ces 20 kilomètres de pente douce coupés çà et là de quelques paliers, voire de quelques faibles contre-pentes que je remonte par la vitesse acquise. Une ondée un peu vive nous force à nous abriter un instant,mais ce n’est qu’une alerte, la pluie ne m’incommodera sérieusement que le soir. En sortant de l’Arbresle, je prends congé de mon second compagnon au pied de la montée qui par échelons doit m’amener à la Tour de Salvagny, point culminant entre l’Arbresle et Lyon. Il va sans dire que je m’applique la petite multiplication qui me permet de faire ces quelques kilomètres, en rampe douce d’ailleurs, sans m’en apercevoir, une main dans la poche et quelquefois même hands off. Une belle route vraiment qui devrait être plus fréquentée par les cyclistes lyonnais que je n’ai commencé à rencontrer qu’à Charbonnière où ils pullulaient comme à Andrézieux pullulent les dimanches les cyclistes stéphanois. Non vraiment ce n’est plus ça, je ne retrouve plus le cyclisme d’autrefois ; depuis qu’Arator, de joyeuse mémoire, a mis à la mode le tourisme banlieusard on n’excursionne plus que d’une façon très restreinte. Peut-être aussi les pneumatiques sont-ils responsables de cet état de choses ; on n’ose plus s’éloigner de crainte d’être obligé de revenir par le grand frère, ce qui augmente sensiblement les frais de route et détruit de fond en comble le charme du voyage. Je montais pourtant ce jour-là, ai-je oublie de le dire ? contrairement à mes principes, des pneumatiques monocables dont je n’ai eu qu’à me louer ; ils étaient neufs du reste et et il est reconnu que les pneumatiques ne commencent à vous embêter qu’après trois mois au moins et six mois au plus tard. Mais ne revenons pas sur un sujet tant ressassé. À la Tour de Salvagny, sur l’affirmation d’un passant, que je n’ai plus qu’à descendre, ou à peu près, je replace ma chaîne sur la grande multiplication et, deux minutes après, je me heurte à une dernière côte de quelques centaines de mètres au sommet de laquelle la pédale me paraît terriblement dure ; ces trois ou quatre cents mètres m’ont plus fatigué que toute la montée depuis l’Arbresle ; je dévale maintenant à toutes pédales sur Charbonnière et la Demi-Lune où j’arrive en cinquante minutes de l’Arbresle. Malgré mes pneumatiques, gonflés sans doute à l’excès, je trouve, comme toujours, détestable l’interminable pavé de Vaise aux Brotteaux, et je réclame, in petto, des trottoirs à l’usage des cyclistes ; nos petits-neveux en auront sûrement ; que n’auront-ils pas ces gaillards-là à qui nous préparons un si bel avenir. La pluie se met à tomber abondamment et me fait grogner davantage, il me faudrait maintenant des trottoirs couverts ; mais ces grognements ne sont que superficiels ; dans le fond je suis enchanté de ma journée et je ne demande qu’à recommencer.
Aussi, dès le lendemain huit heures, suis-je sur pied, sur roues veux-je dire et, par un temps splendide, je pars escorté de mon fils, jeune gars de 17 ans, dont je tenais à éprouver les poumons et les jarrets. Nous devions remonter l’Azergue et revenir, soit par Beaujeu soit plus modestement par Saint-Cyr-le-Chatou. Mon compagnon qui, malgré mes paternelles objurgations, a tous les défauts des cyclistes de la jeune école, monte une bicyclette légère, sans frein, guidon cintré bas, multiplication plutôt forte 5m,50 ; il est heureusement d’un naturel prudent, bien maître de sa machine et l’absence du frein ne m’a pas inquiété outre mesure. Je montais ma Gauloise à deux multiplications et comme j’avais en première perspective la montée de Champagne, vous pensez bien que c’est avec le développement de 4m,40 que je commençai la journée. Nous avions pour objectif immédiat Claveizolles et l’hôtel Monnery (recommandé) où j’avais conduit ou plutôt transporté en tritandem,il y a huit ans, mon compagnon d’aujourd’hui ; j’ai même conté à l’époque, dans le Cycliste, ce voyage qui fut le point de départ de mon dada, lequel, vous ne l’ignorez pas, consiste à faire du cycle un outil de transport. Après avoir avalé en maugréant les six kilomètres de pavé qui nous séparent de Vaise, nous enlevons convenablement la montée sans même entrer en moiteur bien que le soleil soit déjà haut, mais il vente frais et lorsque, laissant à droite la route du Limonest, nous nous engageons à la descente coupée encore de deux petites montées, qui nous conduira jusqu’aux bords de l’Azergue,. nous avons presque l’onglée. En abordant la descente définitive, je mets pied à terre et, en un clin d’œil, car je deviens habile à la manœuvre, je m’applique la multiplication de 7 mètres et. je puis suivre, en me jouant, les plus vertigineux emballages de mon jeune compagnon qui rêve de semer papa. Cela dure ainsi jusqu’à Chessy par Civrieux, Lozanne et Châtillon. Au Pont, je juge le moment venu de me remettre à la petite vitesse, persuadé que la montée va être constante et assez dure, impression laissée par le Voyage en tandem jusqu’à Claveizolles, mais j’ai dix fois regretté de n’avoir pas conservé la grande multiplication, ne fût-ce que pour en faire l’expérience sur une montée d’une certaine importance, mais qui ne justifiait pourtant pas mes craintes. C’est que, huit ans auparavant, j’y avais tellement sué en traînant mes 200 kilos qu’il m’en était resté un souvenir pénible. Le soleil cependant commence à chauffer, la pluie de la veille a passablement détrempé le sol et le paysage manque le plus souvent de charme, si bien que nous passons assez mélancoliquement à Pont-Tarret, Ternand, Chamelet, La Foletière, Lamure et atteignons enfin Claveizolles à 11 heures c’est-à-dire exactement 3 heures après, notre départ des Brotteaux : je n’ai pas noté le kilométrage exact, mais nous avons dû marcher à un train moyen de 18 à l’heure. Très en moiteur, nous en profitons pour nous ablutionner abondamment d’eau froide et, m’inspirant des procédés Kneipp, je trempe les pieds dans le ruisseau qui coule avec un joli bruit de cascade. C’est agréable, rafraîchissant et cela vous délasse comme par enchantement. Sauf quelques passages, la remontée de l’Azergues jusqu’à Lamure est un jeu d’enfant, mais il paraît qu’après Lamure et jusqu’aux Écharmeaux la note change. Je n’ai pas encore fait ce bout de route. De Lamure à Claveizolles on remonte un ruisselet très limpide ce jour-là alors que l’Azergue était café au lait, ce qui aurait suffi pour faire comprendre à un observateur que la pluie de la veille que j’avais cru générale n’avait été que partielle et qu’il ne faudrait pas être étonné, comme nous le fûmes, de trouver les j routes du bord de la Saône aussi poussiéreuses que celles de la vallée d’Azergues étaient boueuses. Cela n’avait aucune importance au point de vue pratique, mais il est bon, quand on voyage, de s’habituer à observer intelligemment et à tirer de ses observations leurs conséquences logiques.
Les cyclistes sont bien reçus et la table est bonne à l’hôtel Monnery, aussi ai-je été étonné de ne pas rencontrer de cyclistes dans ces parages ; nous nous proposions de farnienter jusqu’à 3 heures, mais le temps sembla soudain devoir se gâter et, à 2 heures précises, nous filons grand train, (j’avais repris mes 7 mètres) sur Lamure, La Foletière et Aillière, d’où nous devons nous élever pendant 7 à 8 kilomètres à 5 p. % jusqu’à Saint-Cyr-le-Chatou. Je m’empresse, naturellement, de me remettre à 4m,40, en regrettant même de n’avoir pas 3m,50 à mon service ; en me voyant mettre pied à terre, l’aubergiste du coin me croit dans l’embarras, accourt avec sa fille qui fredonne gaîment :
Elle a crevé son pneumatique
La pauvre Angélique.
sans doute prête, l’un et l’autre, à nous offrir leurs services ; mais ils n’ont pas fait dix pas que ma chaîne est en place et que je me dispose à repartir ; le brave homme daigne trouver mon truc ingénieux.
Ah ! ils ne passent pas souvent par là, les cyclistes ! nous dit-il, quand il nous voit quitter la route et nous mettre en mesure d’escalader, non pas pedibus cum jambis, mais pedalïbus cum rotis.
J’ai porte-bagages devant et porte-bagages derrière, de sorte qu’il semble tout naturel à mon jeune homme, que je me charge de tous les bagages, ce qui me chagrine peu, car je ne suis pas de ceux qui donnent, à quelques kilos de plus ou de moins, une importance capitale.
Et nous avons grimpé fort tranquillement sans nous hâter mais aussi sans faiblir un instant et nous sommes arrivés au point culminant au Parassou juste en 31 minutes. Le paysage est convenable et au sommet la vue est superbe, le sol est très bon, la pente très régulière, il va sans dire que nous n’avons pas vu l’ombre d’un cycliste. La bière et la limonade qu’on nous sert à l’auberge du Parassou, et que nous avons bien méritées sont fraîches, ce qui est une qualité qu’on ne rencontre pas toujours dans ces auberges isolées, au Prado, par exemple, entre Montbrison et Ambert, où j’ai essayé vainement de boire la plus affreuse drogue qu’on ait jamais osé présenter comme rafraîchissement. Encore un changement de multiplication qui me permettra de descendre la côte très agréablement. Mon fils a fait la montée avec sa multiplication unique de 5m,50, sans paraître le moins du monde incommodé, car nous n’avons cessé de causer et je me serais aperçu ainsi de la première trace d’essoufflement ; il fait de même la descente sans se laisser entraîner, toujours maître de sa monture et malgré l’absence de frein, se contentant pour obtenir un ralentissement rapide de placer le bout du pied sur la roue directrice. Néanmoins, il aurait pu survenir telle surprise qui l’eût pris au dépourvu et je lui répète ici que c’est une grande sottise de n’avoir pas de frein sur sa machine.
Après Rivolet, la pente devient peu à peu insensible et l’on traverse Denicé, puis Gleizé. Je me souviens, bien à propos, en face du clocher de ce dernier village, qu’un des plus fidèles abonnés du Cycliste, le Dr Cl., demeure près de là et m’a souvent engagé à aller le voir. C’est une occasion et j’en profiterai pour soumettre au docteur, qui est un des cyclistes les plus expérimentés et les plus pratiquants que je connaisse, ma double multiplication. Sitôt pensé, sitôt fait, mais ce n’est pas pourtant chose si facile quand on est Gleizé que d’aller à Ouilly ou pour mieux dire au domaine du Loup, que, du point où nous sommes, on nous fait voir à une bonne portée de fusil ; il faut d’abord passer auprès d’une maison abandonnée, hantée et, le soir, sinistre assurément, qui doit avoir une histoire que l’on est curieux de connaître, puis descendre un ravin que l’on remontera ensuite de l’autre côté et enfin nous voilà dans un ravissant cottage où le docteur Cl., nous fait le plus charmant accueil. Il nous a fallu deux heures environ pour, de Claveizolles venir à Ouilly et nous nous sentons si frais et dispos que nous acceptons d’emblée l’offre que nous fait notre hôte de terminer l’étape avec nous en l’allongeant un peu.
Nous pointons nos guidons vers Beauregard et par Riottier où la montée, bien faible pourtant, et surtout le désir de montrer comment fonctionne mon truc, comme disait l’autre, me mettent à la petite vitesse, nous allons jusqu’à Trévoux d’où nous revenons par le pont Saint-Bernard et Anse jusqu’à Pommiers où famille et gîte nous attendent, mais quelle poussière grand Dieu ! quelles nuées de cyclistes des deux sexes et de tout âge, que de voitures, que de mouvement et que d’encombrement sur cette roule d’Anse, la plus belle lieue de France, à en croire les habitants ! que l’on était donc mieux à Saint-Cyr-le-Chatou et que le soir là-haut doit paisiblement et silencieusement monter du fond de la vallée, alors qu’en ce bas-fond, tout ce brouhaha, fait des chants des passants, des appels des cyclistes,des claquements de fouet, des beuglements des trompes, le tout perdu, noyé,englouti dans des nuages de poussière, nous écœure.
Pour en finir avec ma première sérieuse expérience des bicyclettes à deux multiplications, j’ajouterai seulement que le lendemain matin, en rentrant de bonne heure à Lyon, je cédais à la tentation de faire marcher plus vite qu’il n’en avait envie un jeune cycliste qui rentrait eadem via, et qui ne voulait pas se laisser dépasser par un vieux aux tempes grisonnantes ; et nous vînmes ainsi d’Anse à Neuville en 25 minutes, grâce à mes 7 mètres. À Couzon, la pluie survint et comme la porte hospitalière de l’Homme de la Montagne s’ouvrait à ce moment même, je m’y engouffrai délibérément et sans façon aucune, car c’est ainsi que notre savant collaborateur aime qu’on lui rende visite. J’étais d’ailleurs bien aise de lui conter mon premier flirt avec les grandes multiplications auxquelles je trouve un charme qu’il dédaigne du reste absolument. Fantaisie, me répond-il, et rien que fantaisie, aucun côté utile ni pratique. Je n’en disconviens pas, mais combien il est amusant de céder parfois à la fantaisie et de faire marcher les pédards, soit à la montée soit en plat, plus vite qu’ils ne le veulent. N’est-ce pas un plaisir égal à celui de forcer à la course un lièvre ou un chevreuil ?
Vélocio.