La course du Matin (1899)

vendredi 17 janvier 2020, par velovi

Rétrospective EXTRAIT DE LA COLLECTION LE CYCLISTE Année 1899

La course du Matin a mis, pendant un jour, Saint-Étienne en révolution. Le passage des coureurs n’était annoncé que pour onze heures et pourtant, dès le matin, des cyclistes s’acheminaient vers Bourg-Argental pour surprendre les chauffeurs aux prises avec la longue rampe de la République qui, je puis en parler de visu, ne leur a pas causé la moindre gêne  ; ils ont grimpé comme des chats et le motocycle de Williams qui devait faire, quelques kilomètres plus loin, une rude culbute a, sous mes yeux, gagné petit à petit du terrain sur la voiture de Knyff et l’a finalement dépassée avant l’arrivée au point culminant, l’aigle battu par l’hirondelle  !

En voyant ces puissantes voitures de course escalader, à 25 ou 30 kilomètres à l’heure, la montée de Bourg-Argental que nos chauffeurs régionaux ont toutes les peines du monde à gravir à la ridicule allure de 5 ou 6 kilomètres à l’heure, à tel point qu’un cycliste peut les accompagner en tournant autour d’eux, nous avons demandé pourquoi on n’allait pas tout de suite pour les voitures de promenade, comme pour celles de course, aux moteurs puissants de 12 et 16 chevaux, en vertu de cet axiome que qui peut le plus peut le moins. On nous a répondu qu’en cette circonstance l’axiome n’était pas justifié et que la voiture capable de grimper comme un chat dans des rampes de 7 et de 8 %, était incapable de marcher en plaine à moins de 50 ou de 60 kilomètres, ce qui effraie un peu les bons bourgeois passés chauffeurs. Quand on va sur la route à 25 kilomètres à l’heure, vitesse réglementaire, on n’a pas besoin d’une bien grande force motrice  ; 4 ou 5 chevaux suffisent amplement.
Que diriez-vous d’un homme qui, pour actionner une machine à coudre, se servirait d’un moteur de dix chevaux  ! Alors nous sommes condamnés à tourner dans un cercle vicieux  ? Nous ne pouvons faire rapidement les montées et aller néanmoins en plaine à une allure raisonnable  ?
Mon Dieu oui, nous devons nous contenter de ce que nous avons, car lorsque les constructeurs en viendront, sur nos sollicitations imprudentes, à charger les automobiles de famille de moteurs de 12 chevaux, nous pourrons, à la vérité, enlever les rampes plus gaillardement, mais nous ne marcherons plus en plaine que par saccades, ainsi que nous avons vu avancer dans nos rues quelques-uns de ces formidables engins de course qui, forcés d’obéir au régulateur, manifestaient, d’une façon fort visible, leur mécontentement.
C’est que le moteur à pétrole, comme tous les moteurs à explosion, est brutal  ; il n’a pas la souplesse du moteur à vapeur, du moteur électrique, et pour qu’il marche bien, il faut qu’il marche à plein collier.
Dans cette question de la locomotion automobile, on se heurte à de continuelles difficultés et un problème est à peine résolu qu’il faut songer à en résoudre un autre non moins important.
Nous empruntons au Mémorial la récapitulation ci-après de cette course qui restera légendaire par la grandeur des obstacles surmontés et l’imprévu de ses résultats.
Enfin la fameuse course d’automobiles est arrivée à sa fin.
Les chauffeurs se sont disséminés le long des interminables routes blanches, tous ont été à la peine et peu seront à l’honneur.
Il faut avouer que les «  chauffeurs  » ont été remarquables d’endurance, de ténacité et d’habileté.
Mais le véritable événement, dont on ne saurait trop s’étonner, c’est qu’aucun accident véritable ne se soit produit.
Les chauffeurs ont cassé leurs machines, crevé leurs pneumatiques, démonté leurs roues  ; ils ont écrasé des chiens en morceaux  ; ils se sont eux-mêmes souvent blessés  ; on en a emporté dans les hôpitaux, ils se sont brisé les jambes, fendu la tête et... n’ont tué personne.
On ne saurait trop les féliciter d’avoir pu allier deux choses aussi inconciliables  : le souci des folles vitesses et celui du respect de la vie humaine.
Ils ont bien jeté à bas de sa bicyclette le procureur de la République de Nancy, M. Furby, qui s’est rompu un os  ; mais il paraît que l’accident est encore plus imputable à la victime qu’à son bourreau, qui a fait dévier sa machine alors qu’au contraire la bicyclette du procureur se précipitait sur lui.
On peut donc dire sans exagération que c’est miracle qu’un ou plusieurs malheurs ne se soient produits.
Les automobiles allaient à une vitesse minima de 30 kilomètres aux côtes et atteignaient jusqu’à 80 kilomètres en plaine.
Ils avaient les passages à niveau où ils attendaient le bon plaisir des trains  ; les descentes en pas de vis comme celles de Plan-foy, Saint-Denis-sur-Durolle, Lons le-Saunier  ; les montées comme celles de Bourg-Argental et La Baraque  : les villes neutralisées, les routes défectueuses, les embarras de voies, le mauvais vouloir des paysans d’Auvergne et, malgré tout, les gagnants arrivent avec des vitesses moyennes de 49 kilomètres à l’heure, en sept jours de course  !
C’est merveilleux, il ne faut pas se lasser de le dire, et cela fera époque.
Il ne faut pas souhaiter que cette expérience soit renouvelée trop souvent, car, cette fois, on pourrait trouver des cadavres sur les chemins, mais enfin puisque cette périlleuse épreuve est tentée et accomplie avec un succès inespéré, on aurait mauvaise grâce à récriminer et à ne pas louer vainqueurs et vaincus, tous également énergiques mais dissemblablement servis par les événements.

RECAPITULATION

Et maintenant récapitulons un peu les faits de cette course légendaire  :
Au départ de Paris, l’automobile du comte Berthier de Sauvigny, heurtée par un tramway, le mécanicien a le bras cassé, M. de Sauvigny renonce à courir.
M. de Meaulne se foule le bras pendant la première étape, il arrive pourtant à Aix-les-Bains et se promet de continuer  ; et en effet, le surlendemain on le voit apparaître à Saint-Etienne.
Girardot entre dans un tombereau et en sort assez démoli.
De Knyff casse un ressort et s’arrête  ; il repart et en casse un autre, il arrive à Aix avec pas mal d’avaries à bord.
Le peloton commence à s’égrener sur les routes de l’Isère et les montées de l’Ardèche  : Jamin et sa voiture extraordinaire, semblable à un torpilleur, est lâché et suit de loin, sans espoir.
Jenatzy est semé, lui aussi. Les motocyclistes s’époumonent et s’essoufflent. Marcellin, grand vainqueur à Saint-Etienne une huitaine auparavant, suit péniblement les voitures, et Tart et Corre, les premiers motocyclistes, ses chefs de file. Marcellin passe à Saint-Etienne deux heures après les premiers coureurs, le public s’étonne dans la rue et lui prodigue des encouragements.
Marcellin lève désespérément les bras au ciel et dit  : «  Rien ne marche  : rien ne marche  !  »
Au Grand-Bois, Williams, qui a couru,à Saint-Etienne à bicyclette il y a quelques années, revient dans le pays qui vit ses triomphes, pour y trouver le désastre.
Un chien se jette dans son tricycle et lui se jette à terre. De Knyff, qu’il avait réussi à dépasser dans un prodigieux effort, arrive et trouve la route barrée par le corps inanimé du coureur et les débris de son tricycle.
De Knyff, malgré que le temps soit plus que jamais de l’argent et même de la gloire, descend de sa machine et, donnant un bel exemple de désintéressement, relève le malheureux coureur, lui donne quelques soins et le confie à des paysans pour l’amener à Saint-Etienne.
Ici se place une anecdote, qui, si elle est confirmée, jettera un jour singulier sur l’état d’âme des chauffeurs et donnera à leur lutte des proportions grandioses.
Williams se sentant soulevé, ouvre les yeux, reconnaît De Knyff qui, méprisant le retard, le soigne, au risque de faire gagner ses rivaux.
Le blessé, ému, oubliant sa propre situation, s’emporte à son tour et lutte de générosité.
— Vous, De Knyff, vous... Non, remontez vite, vite... Vous perdez du temps...
N’y a-t-il pas là quelque chose de Romain et qui pourrait s’appeler, si l’on n’avait peur des noms pompeux, — presque de l’héroïsme  ?
Et cet autre, ce motocycliste Nicolas-Zohem, taillé en hercule, aux traits durs, aux épaules carrées, aux pommettes osseuses, aux mains de lutteur turc, qui tombe une heure plus tard, rue d’Annonay, qu’on mène à la pharmacie Jallas et qui, pendant qu’on lui coud, à l’aiguille, les lèvres de la plaie qui lui barre le front, ne profère pas un murmure, et pour tout témoignage de douleur, se contente de faire le geste mécanique d’un homme qui pédale éperdument.
Ce sont des hommes, ceux-là.
Qui pourrait les blâmer d’appliquer leur énergie à des courses d’automobiles. Chacun manifeste ses qualités quand il peut et où il peut.
Ce qui manque chez nous, ce sont moins les héros que les occasions de prouver qu’ils le sont.
De Chasseloup-Laubat a passé chez nous premier à une merveilleuse allure, de l’avis général, sa machine paraissait la plus douce, la plus glissante, sans bruit, sans trépidation, elle allait droit à son but, ne semblant pas courir mais voler du vol mystérieux, doux et rapide qu’ont les chauve-souris.
Par exemple s’il allait à leur allure, le «  chauffeur  » n’avait pas leur couleur.
Les Stéphanois s’étonnaient que cette belle machine ne fût pas, la première au classement général  ; mais les courses suivantes ont prouvé qu’ils ne s’étaient pas trompés dans leur jugement, et que le véhicule de M. de Chasseloup-Laubat était bien une merveille de mécanisme.
Les pannes et accidents se succèdent  ; les motocycles ne peuvent escalader la côte de la Baraque à la sortie de Clermont.
Les chauffeurs se la rappellent avec épouvante, cette escalade. L’un d’eux a fait à un rédacteur du Matin cette déclaration  :
— On m’aurait dit qu’il y avait des côtes comme celle-là que je ne l’aurais pas cru.
Ce sont les motocyclistes qui gardent le plus mauvais souvenir de ce raidillon, eux qui ont dû aider leurs moteurs de leurs mollets et qui sont arrivés au sommet dans un état de fatigue indescriptible.
Les défections se succèdent et les accidents s’accumulent  : Gabriel fait des descentes vertigineuses à Saint-Denis-sur-Durolle, perd ses freins et ayant côtoyé les précipices et la mort pendant des kilomètres, arrive les cheveux dressés d’horreur.
La voiturelle de M. Boutier est démolie dans une collision. M. Boutier est blessé et sa voiture hors d’état de rouler.
Un accident arrive près d’Ussel.
L’automobile de M. Richard donne contre un arbre et culbute dans le fossé, où elle se brise. M. Richard et son mécanicien, blessés, ont pu regagner Ussel en voiture, après avoir reçu les premiers soins du médecin.
De Knyff est arrivé premier au pays des truffes, malgré un accident de pneumatique  : il roule pendant onze kilomètres sur le fer. Depuis lors, Chasseloup-Laubat et lui ont été seuls à disputer la palme à l’admirable conducteur qu’est Charron.
Mais Charron, à son tour, a sa machine démolie, elle est usée et le redoutable champion est hors du concours  : le second grand prix, comme on l’appelait déjà, ne sera pas au palmarès.
Levegh arrive premier à Cabourg dans un rush remarquable et accomplissant une performance qui lui sera comptée.
Les voiturelles n’existent plus  ; seul Thery suit encore avec un retard de train omnibus.
Enfin, hier matin, les cinq voitures de Knyff, Chasseloup-Laubat, Girardot, Pinson, Levegh et les motocycles de Teste, Béconnais et Gleyze s’élancent à l’assaut final pour arriver à Paris et décrocher la timbale du grand prix.
Derrière, loin, le lot des éclopés, des fourbus, des découragés, arrivent mangeant après l’avoir mordue la poussière soulevée par leurs heureux prédécesseurs.

VELOCIO

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