Nyctocyclades

jeudi 12 octobre 2023, par velovi

Les premiers cyclistes n’hésitaient pas à rouler la nuit. Le danger automobile était peu important même s’il allait croissant au fil du 20e. Les congés étaient rares, et pour aller loin toutes les heures de liberté étaient mises à profit. Rouler la nuit fut donc une évidence, et un charme.
Il y eut des lanternes à bougie, à huile, à pétrole, cependant la plus utilisée fut la lanterne à acétylène, avant la généralisation de l’éclairage électrique dans l’entre-deux-guerres. Ce gaz est produit par la réaction entre des cailloux de carbure de calcium et de l’eau. Enflammé, il émet une lumière blanche. Il a été utilisé jusqu’à l’apparition des diodes électroluminescentes en spéléologie. Paul de Vivie qui a tout essayé lui était plutôt fidèle.
Sa myopie et ses erreurs de navigations lui jouaient parfois des tours, et les nuits à bicyclettes ne manquaient pas de petites péripéties. Avoir un éclairage était aussi important en ville pour éviter une amende de la maréchaussée. Dans la randonnée pascale de 1928, contée par Philippe Marre, les Stéphanois n’avaient que des lampes de poches qu’ils allumaient seulement dans les bourgs, roulant sinon au clair de lune.
En roulant l’hiver, la nuit posait la question de la température  : les refroidissements dus à la moiteur étaient redoutés. Ce risque avait même été un argument contre la roue libre, surnommée un temps la machine à pleurésie par le capitaine Perrache  ! Parcourons donc quelques réflexions et vélochées nocturnes de l’apôtre du cyclotourisme au fil de la vallée du Rhône.

MARLHES. – LA LOUVESC. – ANNONAY., 1889

«  L’heure la plus agréable pour se promener sous les bois est celle où le soleil commence à s’abaisser  ; alors la chaleur accablante du milieu du jour est combattue par la brise naissante du soir, l’ombre des arbres s’étend de plus en plus et vous dérobe aux dernières ardeurs du soleil   ; petit à petit, le jour diminue, la clarté s’amoindrit   ; avec le crépuscule, la brise augmente et les feuilles agitées se mettent à babiller  ; des voix indécises, des bruits étranges s’élèvent du sein de la forêt  ; à mesure que la nuit s’épaissit, le mystère redouble  ; l’âme s’impressionne, un sentiment de crainte et de curiosité l’envahit   ; dans ce long murmure des bois que le vent agite, on croit distinguer les voix querelleuses des faunes et des sylvains, et les cris de frayeur des nymphes qui fuient. Si, à ce moment, un pâle rayon de lune vient jouer à la cime des pins et pénètre à travers le feuillage, le tableau s’anime   ; sous cette blafarde lumière, tous les objets revêtent des formes fantastiques, et, à condition que la frayeur ne vous paralyse pas, vous allez vous sentir transporté dans un monde surnaturel. Ces eaux qui roulent de rocher en rocher sanglotent, ces insectes nocturnes qui froissent les feuilles à vos côtés sont des ennemis invisibles et rampants, ces branches qui se heurtent, s’inclinent, se relèvent, se rejettent à droite et à gauche, ne sont-ce pas des êtres vivants, occupés à quelque besogne sinistre  ? Ces craquements lugubres qui, par intervalles, arrivent à vos oreilles, ne dirait-on pas un cercueil qu’on s’efforce de déclouer  ? Et ce rayon qui danse dans cette clairière, n’est-ce pas un fantôme  ? N’est-ce pas un spectre sorti des ténèbres  ?
J’avoue qu’une fois, m’étant laissé surprendre par la nuit dans une gorge des plus sauvages, je ne me sentis pas très rassuré dès que la lune vint donner aux rochers bizarrement découpés qui m’entouraient des allures suspectes, monstres grimaçants, sorcières chevauchant sur le balai classique, bandits embusqués, pendus contorsionnés  ; mon imagination avait beau jeu et me jouait des tours pendables  ; pour un rien, j’aurais pris carrément la fuite.
J’occupais ainsi mes pensées en me remémorant mes excursions pédestres d’autrefois, et je roulais paresseusement à une allure de 10 kilomètres à l’heure sur le plateau de La République.  »
Vélocio, «  Marlhes. – La Louvesc. – Annonay.  », Le Cycliste, juillet 1889, p.166-173, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_1

CHRONIQUES LOCALES DELOCIO, OCTOBRE 1891

«  La reine bicyclette continue à faire des conquêtes et à opérer des prodiges dans notre bonne ville de Saint-Étienne, qui s’est montrée si longtemps insensible à ses coquetteries. Tout le monde veut en goûter, et elle est assez bonne fille pour donner aux uns ce qui leur manque et enlever aux autres ce qu’ils ont de trop. Les hommes trop gras maigrissent et les trop maigres engraissent, que c’est une bénédiction  ; on se moquait volontiers, autrefois, quand je prédisais ces choses extraordinaires et que je recommandais le cycling comme un remède à tous les maux, une sorte de panacée universelle. Aujourd’hui, l’on est convaincu ou à peu près, et la docte Faculté que les dieux ont chargée de veiller à la santé de l’humanité a fini elle-même par reconnaître que la pratique du vélocipède était souveraine contre les maladies du foie et de l’estomac, contre les migraines et les névroses, contre les rhumatismes et la goutte, contre l’hypocondrie et la cachexie  ; alors contre quoi n’est-elle pas souveraine  ? Il n’y a guère que les noyés, les pendus et les asphyxiés qu’elle soit impuissante à guérir, et encore... il suffirait de s’y prendre à temps  !
Mais le vélocipède ne se contente pas d’être utile aux humains, il tient surtout à leur être agréable, et j’ai pu goûter, grâce à lui, un tas de plaisirs qui m’avaient été auparavant défendus. Je n’en citerai qu’un, le dernier  : combien de fois n’avais-je pas fait l’ascension du Pilat et abreuvé de mon sang les petits parasites qui hantent les lits de la Jacerie, dans l’espoir toujours déçu de voir, du Crêt de la Perdrix, le soleil se lever derrière les Alpes  ?
Je me couchais le samedi soir par un ciel superbement clair, en bien recommandant de m’éveiller de bonne heure, et régulièrement, le lendemain matin, les brouillards couvraient les alentours, et il ne me restait qu’à payer ma note et à redescendre.
Il y a des gens que la guigne poursuit jusqu’au jour où ils peuvent mettre la main sur un fétiche  ; or, en cette circonstance, mon fétiche a été ma bicyclette, et je puis enfin dire que j’ai vu un lever de soleil au Pilat  ; voici comment  :
Un pochard qui menait un train d’enfer, alors qu’un agent le menait lui-même au poste, m’éveille en sursaut, ce matin, 30 septembre. Je mets le nez à la fenêtre  ; un temps superbe, un ciel étoilé, un air tiède  ; trois heures allaient sonner, une idée me vint  : Si j’allais au Pilat  ! le soleil ne se lève pas avant six heures, j’aurai le temps d’arriver.
Dix minutes plus tard, j’avais bouclé mon portemanteau sur le guidon, allumé ma lanterne et je roulais dans la rue de Roanne. À cette heure matinale, je n’étais pas gêné par la circulation, et je filais, sans encombre, par la grande artère et la rue Badouillère, jusqu’au cours Fauriel, où le macadam me permit d’accélérer l’allure  ; après le Rond-Point, nuit noire que la flamme vacillante de mon fanal n’illuminait que faiblement et La pâle clarté qui tombait des étoiles ne m’était pas d’un grand secours pour éviter cailloux et ornières. Aussi n’avancé-je que lentement et n’arrivé-je au Portail-Rouge qu’à trois heures vingt  ; j’étais parti à trois heures sonnantes.
Ce n’est pas très gai, direz-vous peut-être, d’aller ainsi seul, en pleine nuit, par les routes désertes  ; eh bien  ! cela dépend de l’état d’esprit dans lequel on se trouve, et je ne m’ennuyais pas du tout. Cela me semblait, au contraire, très drôle, de me sentir si rapidement transporté d’un lit bien doux sur un chemin montant, cahoteux, malaisé. Le changement avait été si prompt, qu’il m’était loisible de croire que je rêvais.
Après le Portail-Rouge, la pente se radoucit jusqu’à l’entrée de Rochetaillée  ; j’augmente donc le train, et j’aperçois soudain, à cent mètres devant moi, une lueur vague qui se promène au ras du sol  ; rien de surprenant dans cette apparition, c’est un frère cycliste qui a eu la même idée que moi, et qui va voir aussi le soleil se lever.
Il n’y a pas que les grands esprits qui se rencontrent.
Nous faisons route ensemble. Toujours pas le moindre encombrement sur la route  ; voici pourtant une voiture, sans fanal naturellement, qui nous croise juste à un endroit où un tas de pierres rétrécit le chemin au point de nous forcer à descendre pour la laisser passer. Si nous n’avions pas eu nos lanternes allumées, nous étions bel et bien culbutés dans le ravin ou sous les roues  ; avis aux jeunes cyclistes inexpérimentés, qui vont la nuit à l’aveuglette.
À Rochetaillée, une joyeuse noce danse encore dans une salle d’auberge, et les voitures sont sur la route, prêtes à emmener époux et invités  ; l’encombrement qui en résulte et la montée qui devient pénible nous décident à mettre pied à terre définitivement et à pousser nos bicyclettes jusqu’au hameau d’Issertine, environ trois kilomètres  ; sur le plateau, jusqu’à la Barbanche, et au-delà, jusqu’au Bessat, la pente s’adoucit et, malgré quelques raidillons et de nombreuses nappes de pierres fraîchement étendues sur la route, nous arrivons au Bessat (1.200 mètres d’altitude) à cinq heures moins cinq.
L’horizon, devant nous, est splendidement coloré d’orange, de bleu et de lilas, teintes ombrées, se fondant entre elles avec un art infini et des nuances si bien graduées qu’il est impossible de dire où le violet commence et où l’azur finit. Le mince croissant de la lune, qui avait à peine eu le temps de s’élever de quelques degrés dans le ciel, s’évanouissait rapidement, et les étoiles pâlissaient.
Tout cela nous annonçait l’arrivée du soleil plus tôt que nous ne l’attendions, et comme il nous restait pas mal de chemin à faire pour atteindre le sommet du Pilat, il fallait se hâter.
Pour aller rejoindre la route carrossable qui mène au pied du Crêt de la Perdrix, il faut, après avoir passé la Croix de Chabourey, descendre d’environ cinq cents mètres sur la route de Colombier, descente malencontreuse qui ne sert qu’à rendre plus roide la montée finale  ; on trouve alors à gauche un chemin étroit, mais assez bien entretenu, où l’on ne tarde pas à rencontrer un premier raidillon, suivi de pas mal d’autres, qui nous donnent souvent envie de mettre pied à terre.
Mais ce n’est pas le moment de faire de la sensiblerie  ; nous pédalons au contraire vivement, sans égards pour nos deux carcasses humaines, qui suent éperdument. Nous arrivons ainsi en vingt minutes au pied du monticule de pierres et de gazon qui forme le pic culminant des monts qui séparent, dans notre département, le bassin du Rhône de celui de la Loire. Nous n’avons plus qu’à pousser pendant dix minutes nos bicyclettes jusqu’au bord des chirats que nous escaladons enfin, si bien qu’à cinq heures et demie précises, c’est-à-dire deux heures et demie après avoir quitté la place Marengo, nous saluons de nos exclamations enthousiastes la chaîne des Alpes qui se détache avec une netteté étonnante à l’horizon  ; à gauche, l’énorme masse du Mont-Blanc, qui ressemble à un bonnet phrygien incliné vers le Nord  ; en face, un dôme arrondi dont nous ignorons le nom, et à droite, une multitude de pics qui décroissent à perte de vue dans le Sud.
Le ciel était d’une limpidité absolue  ; avec une puissante lunette, on aurait pu fouiller dans tous ses coins et recoins le panorama splendide que nous avions sous les yeux.
Les dentelures des Alpes se dessinaient en blanc rosé sur un fond orange dont l’uniformité ne laissait pas deviner de quel point précis allait surgir le soleil. Se lèverait-il entre ces deux pics ou derrière ce dôme  ? Il eût été difficile de le dire. Soudain, une boule de feu bondit dans l’espace comme lancée par une raquette et, sans transition aucune, le soleil nous apparaît dans tout son éclat, aussi brillant qu’en plein midi.
En même temps, le rideau de montagnes qui nous le cachait auparavant semble disparaître et ses découpures bizarres deviennent confuses et indistinctes. Des bois qui avoisinent le sommet, mille cris d’oiseaux montent jusqu’à nous et les brins d’herbe commencent à s’humecter de rosée... Le réveil de la nature, quoi  ! Le soleil s’est levé pour nous le 30 septembre, à six heures moins onze minutes, deux bons quarts d’heure au moins avant qu’il ne se montrât aux paresseux qui l’attendaient à Saint-Étienne dans leur lit.
Avant de redescendre du Crêt de la Perdrix, nous essayons de reconnaître les montagnes qui nous environnent de toutes parts  ; mais nous ne possédons, l’un et l’autre, ni d’assez bons yeux, ni des notions assez précises sur l’orographie de notre pays pour donner des noms à tous les sommets que nous distinguons.
À six heures précises, je quitte mon compagnon, qui désirait passer dans la montagne toute la matinée  ; j’enfourche ma bicyclette à dix mètres du Crêt et je descends à travers les bouquets d’airelles et les touffes de gazon jusqu’à la route sur laquelle je file grand train, brûlant le Bessat, Issertine, Rochetaillée, et me retrouvant place Marengo à sept heures sonnantes.
Si l’on peut m’indiquer un moyen de locomotion plus pratique et plus rapide que le vélocipède pour aller voir au Pilat le lever du soleil et rentrer à Saint-Étienne une heure après, je m’engage à ne plus toucher un guidon de ma vie.  »
Vélocio, «  Chroniques locales de Vélocio  », Le Cycliste, 1891, Source archives départementales de la Loire, cote PER1328_2

ÉTAPES NOCTURNES, 1929

«  J’ai beaucoup aimé pédaler la nuit, seul  ; pendant nos étapes de vingt-quatre et de quarante heures, les heures nocturnes n’étaient pas les moins agréables, surtout quand la lune voulait bien se mettre de la partie...
Quoiqu’on ne puisse raisonnablement assurer que le tourisme trouve son compte dans ces étapes nocturnes et qu’un beau paysage gagne à être vu sous la pâle clarté qui tombe des étoiles, il est incontestable que certains aspects de la Nature sont plus saisissants, éclairés par la lune que par le soleil. Les hautes montagnes, par exemple, aux crêtes déchiquetées, les glaciers, les torrents qui grondent en des gorges profondes ou glissent sur les roches brillantes dans le silence de la nuit, m’ont toujours plus impressionné que le jour. Avec la lune, pas de pénombre  : le clair et l’obscur se succèdent sans interruption, et cette simple différence d’éclairage donne à un paysage comme un aspect tellement changé qu’on ne le reconnaît plus. Il y a plus  : on se sent, la nuit, plus enclin à la rêverie, plus ému par le mystère des choses, plus écrasé par l’Infini, l’universalité, par tout cet inconnaissable éternel, dont nous avons la notion sans pouvoir nous l’expliquer. D’une nuit passée sur la route, je suis toujours sorti, dès l’aube naissante, comme d’un rêve  ; impression bizarre qui m’étreignit irrésistiblement la première fois, voilà plus de trente ans, quand je grimpai avant le jour de Briançon au Galibier. L’esprit touristique s’alimente d’irréel aussi bien que de réel, et d’une étape nocturne il peut rapporter d’inoubliables sensations....
Mais ce n’est pas à ce point de vue, peut-être trop personnel, que les nyctocyclades, pour emprunter à nos amis de Paris leur expression favorite, sont le plus recommandables. Elles nous permettent d’éloigner beaucoup le but d’une excursion dominicale  ; la fraîcheur de la nuit nous repose des ardeurs du jour pendant les mois caniculaires  ; nous échappons aux dangers de la circulation diurne, de jour en jour plus intense. Ces trois principaux avantages méritent d’être pris en considération quand on établit le plan des randonnées hebdomadaires que nous conseillons à tous les sédentaires rivés au bureau, au comptoir ou à l’atelier pendant toute la semaine. En partant le samedi à midi pour ne rentrer que le lundi à 6 heures, quitte à dormir quelques heures en cours de route, aussi bien le jour que la nuit, on peut envisager des circuits de 400, 500, voire 600 kilomètres, suivant ses forces et son entraînement, qui vous feront voir pas mal de pays, tout en vous ramenant frais et dispos, si vous avez su vous bien comporter chemin faisant, surtout bien vous alimenter.  »
[...]
«  Cette incursion dans le domaine de l’alimentation semble nous avoir éloignés des nyctocyclades  ; il n’en est rien, car c’est la nuit surtout qu’il est important de bien s’alimenter, de ne jamais laisser tomber la pression  ; on n’a pas, en effet, à subvenir seulement à la dépense musculaire  ; la fraîcheur nocturne tend à abaisser la température du corps qu’il faut maintenir à son niveau normal. Il faut donc avoir le sac à provisions bien garni et, dans ce sac, un récipient métallique bien clos, contenant la valeur d’un bol de café au lait ou de chocolat, qu’on puisse le matin, une heure avant le lever du soleil, placer sur un feu de bois, ou même de papier, diversion aussi amusante qu’utile, seule capable de vous faire passer agréablement les quelques heures de transition entre la nuit et le jour, heures comme on le sait, déprimantes pour qui n’a pas dormi. On s’offrirait même, après ce déjeuner chaud une petite sieste, que personne n’y trouverait à redire  ; tout serait, au contraire, pour le mieux et ce ne serait certes pas là du temps perdu pour la longueur de l’étape. L’essentiel est d’être alors bien couvert, car la fraîcheur matinale vous pénètre vite traîtreusement quand on s’immobilise dans cet état de moiteur où nous met une longue dépense d’énergie. Adossé à un arbre, assis sur un morceau de bois, ou simplement sur le sol quand il était sec, les genoux relevés et les pieds buttés, j’ai pu, enveloppé complètement dans mon imperméable, dormir une heure, même sous une petite pluie, avant de trouver ma position incommode  ; quand j’éprouvais le besoin de m’étirer, je repartais, et quelques kilomètres menés bon train me remettaient sous pression. Ces instants de repos, quoique courts, sagement répartis le long d’un itinéraire de quelques milliers de kilomètres, permettraient, qui sait  ? de faire des étapes non plus de quarante heures, mais d’une semaine. Je regrette de ne l’avoir pas essayé  ; peut-être le pourrais-je encore, mais on me dit de tant de côtés qu’il ne faut pas faire d’imprudence, que je ne suis plus jeune, et patati, et patata  !
Enfin, il y a là une expérience à tenter  ; je la lègue aux randonneurs présents et futurs de l’E. S. Je suis, d’ores et déjà, assuré qu’ils feront par cette méthode et à très peu de frais, le tour de France beaucoup plus vite que ne le feront en juillet prochain les as  ! les rois  !, les géants  !  !  ! de la route, qui arrivent péniblement à la vitesse commerciale de 8 à l’heure, malgré tout l’argent qu’on dépense pour leur entretien, les soins qu’on leur donne, les applaudissements qu’on leur prodigue et les dithyrambes dont les encensent Desgranges, Ravaud et tous les rédacteurs sportifs de France et de Navarre.
L’important, je le répète, pendant les haltes nocturnes, c’est de ne pas avoir froid, surtout aux pieds, qu’il suffira d’envelopper de papier et de cacher sous l’imperméable. Même quand on pédale, on ne parvient pas toujours, la nuit, à se réchauffer et il m’arriva, en octobre 1901, d’attraper un gros rhume, pour avoir terminé une étape assez longue qui m’avait valu plusieurs suées consécutives, en pédalant le soir de Villefranche à Lyon sur les bords de la Saône. Je ne pouvais, à cause de l’obscurité, aller assez vite pour me réchauffer et j’aurais dû, bien qu’il ne fît pas froid, revêtir mon imperméable ou changer de linge, car tous mes vêtements étaient humides de sueur. Au début, l’impression de fraîcheur sur l’épiderme échauffé par le travail du jour avait été très calmante, mais elle ne tarda pas à devenir désagréable et ne pouvant, par un pédalage intensif, ramener la chaleur à la peau, je fus bientôt lardé de frissons et je payai mon imprudence par quinze jours de malaise. Donc, la nuit, couvrez-vous, même si vous pédalez, et si vous vous arrêtez, couvrez-vous davantage.  »
Vélocio, «  Étapes nocturnes  », Le Cycliste, Mai-juin 1929, p.47-49, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15

D’AMBÉRIEU À AMBÉRIEU, 1898

«  La nuit, dans cette gorge, se fait plus noire malgré le clair de lune et plus froide aussi  ; je m’applique un journal sur la poitrine, un autre dans le dos, relève le col de mon veston, enfonce ma casquette jusqu’aux oreilles et vogue la galère, en route pour la gare d’Ambérieu. À Saint-Rambert, les gens se couchent, à Torcieu ils sont couchés  ; j’avais pourtant un renseignement à demander. Baste  ! j’irai à l’aventure.  »
Vélocio, «  D’Ambérieu à Ambérieu », Le Cycliste, Août 1898, re-publié en 1948, Rétrospective p.151 

UN RAID DE 600 KM À BICYCLETTE, 1900

«  Le ciel s’était peu à peu débarrassé des nuages, les étoiles brillaient et la lune nous éclairait splendidement  ; si j’avais été seul j’aurais probablement pédalé toute la nuit et le soleil levant m’aurait trouvé bien près de Marseille. On éprouve à voyager la nuit une sensation toute particulière  ; on se sent plus près encore de la nature, plus loin de la civilisation énervante et déprimante qui nous étreint et dont l’ultime stade est l’asile d’aliénés.  »
Vélocio, «  Un raid de 600 km à bicyclette », Le Cycliste, 1900, p.66 à 72, Source Archives Départementales de la Loire, Per1328_7

VERS LADITERRANÉE, 1899

«  On se sent en somme entre les mains de quelqu’un plus puissant que soi et on se laisse aller, car si l’on devait toujours marcher avec la prudence pour guide on ne ferait pas du 25 et même du 30 à l’heure au clair de la lune, comme je le fais en ce moment sur une route que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. La route est redevenue solitaire et muette, pas trop solitaire pourtant, car voici une ombre suspecte qui rase le buisson et que ma soudaine apparition a l’air de surprendre  : il siffle comme pour avertir un complice. C’est assurément un maraudeur et la vue d’une roulotte échouée un peu plus loin me confirme dans cette peu charitable pensée. Il est sept heures et j’entre à Montélimar  ; j’ai donc abattu en une heure, arrêts compris, 23 kilomètres depuis Loriol  ; il est encore trop tôt pour souper, allons plus loin. J’allume ma lanterne et je traverse, selon mon habitude, tout doucement la ville  : elle est peu éclairée et je n’y vois goutte  ; je longe un promenoir, passe devant quelques cafés et j’ai la chance d’être rattrapé par un jeune cycliste qui répond très complaisamment à mes demandes de renseignements. J’apprends ainsi que Donzère, le village prochain, est à 14 kilomètres, qu’on y peut souper et coucher bien convenablement  ; qu’Orange, que j’avais un instant espéré atteindre, est à 52 kilomètres de Montélimar, que la route est constamment fort belle et qu’on y a fait récemment une course de cent kilomètres. Je vais avoir à gravir une côte assez dure dite de Bel-Air, à mi-chemin de Donzère et à ce propos mon compagnon me demande quel est mon développement  ? — En ce moment j’ai 7m,25, lui dis-je, mais j’en ai trois autres plus faibles à ma disposition. — Eh bien, fait-il, je vous engage à prendre le plus petit pour faire la côte de Bel-Air. Diable, murmurai-je in petto, y aurait-il vraiment sur une aussi belle route du 8 ou du 10 %  ! Il doit exagérer, ce jeune homme, et il n’est pas pour rien du Midi. Il exagérait, en effet, et bien qu’un peu dure pour 7m,25 la côte de Bel-Air a cédé devant la selle oscillante et les bouffées de vent favorable qui soutenaient mon élan  : je l’ai sentie mais ne l’ai pas vue, ou du moins je n’ai pu me rendre compte au clair de la lune de son intensité  ; peut-être est-ce un peu pour cela que je n’ai pas changé de multiplication. Après cette côte, une série de descentes que je dévale vraiment un peu trop vite et j’atteins quelques maisons déjà plongées dans l’obscurité  ; une femme est cependant là qui puise de l’eau à une fontaine, je mets pied à terre et lui demande d’abord si je suis bien à Donzère, ensuite l’adresse d’un bon hôtel. Elle m’indique l’hôtel Laurent à l’autre bout du village. J’y descends un instant après, il est 7 h. 45. 143 kilomètres me séparent déjà de Saint-Étienne et je crois fort que, sans les avaries survenues à mon pneu, j’aurais pu coucher ce soir-là à Orange à 180 kilomètres de mon point de départ, ce qui eût constitué une belle étape pour une demi-journée. C’est qu’un bon vent dans le dos est un fameux compagnon qui vous incite à marcher parfois plus vite qu’il ne convient.  »
Vélocio, «  Vers la Méditerranée  », Le Cycliste, 1899 et 1900, p.216-22, p.243-246, p.36-41, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_6 et Le Cycliste, Décembre 1957, Rétrospective «  Cyclo-Alpinisme à la Sainte-Baume  »

MON RAID PASCAL, 1903

«  Avant Pierrelatte, j’allume ma lanterne  ; une contravention toute récente m’a mis la puce à l’oreille, et je tiens à être en règle avec l’autorité  ; je tourne Pierrelatte, dont la traversée m’est toujours désagréable depuis un jour où, dérapant sur les mauvais pavés de sa rue étroite, j’y ramassai une pelle de première grandeur  ; puis, derechef, sur la grand’route solitaire, je me hâte  ; sans précipitation, car je n’ose, dès qu’il fait nuit, maintenir les vives allures, vers l’arc de triomphe de Marius. La lune se hâte aussi vers le cône d’ombre qui doit l’engloutir cette nuit et jette sur le sol, en traits noirs, les torsions frénétiques des branches sous les violentes poussées du mistral. Depuis la croisière de Bollène un train me poursuit  : arriverai-je avant lui au passage à niveau de Mondragon  ? Je m’imagine que les deux compagnons que j’ai laissés derrière moi sont dans ce train et vont en passant inspecter la route. Il serait bien que je puisse répondre  : présent. J’en suis pour mes frais d’imagination  ; le train me brûle la politesse. Mondragon, Mornas, Piolenc, trois petits villages noyés d’ombre, se succèdent à courts intervalles et ma vitesse se ralentit encore. Un coude soudain de la route vers le Nord-Ouest me permet de juger de la force du vent et de l’agrément qu’on aurait à remonter la vallée au lieu de la descendre. Avec 7m,25, il faut se coucher à plat ventre sur le guidon faire jouer la selle oscillante et saisir les poignées basses du double guidon, pour franchir ce passage.  »
[...Digression technique sur le guidon...]
«  Ainsi, le temps passe sur la route quand on est seul à discuter avec soi-même et les kilomètres se dévident sans qu’on s’en aperçoive.
Au loin, brillent maintenant les premiers feux d’Orange  ; la masse noire de l’arc de triomphe se dresse devant moi à 20 h. 45.  »
Vélocio, «  Mon Raid Pascal  », Le Cycliste, Avril 1903, p. 65-77

NOËL, 1904

«  Les jours sont courts à la Noël et la nuit s’approche à grands pas, mais je suis au Pouzin avant elle et, désormais, sur routes connues, je marcherai sans préoccupation. À Beauchastel, j’allume ma lanterne à acétylène, d’un type très ordinaire mais qui, depuis 18 mois, me fait un excellent service. En fait de lanterne, j’ai tout essayé et je m’en tiens finalement à l’acétylène qui exige un peu plus de soins qu’un lampion à bougie par exemple, mais qui est aussi bien plus éclairante et plus sûre contre le vent, bien que j’aie supprimé le verre et que j’aille toujours flamme nue.
La nuit, une nuit noire, sans lune et même sans étoiles, m’enveloppe, mon allure se ralentit et le froid me parait d’autant plus vif que je m’échauffe moins en pédalant. Cercle vicieux qui interdit presque les étapes vespérales en hiver  ; car à la fin d’une journée pendant laquelle on s’est mis plus ou moins en moiteur, il est dangereux de se laisser surprendre par le froid, faute de pouvoir réagir par l’exercice. Aller vite, c’est s’exposer aux accidents  ; aller lentement, c’est s’exposer aux refroidissements. Conclusion  : je m’arrêterai à Tournon, Sarras ou Andance, et je ne rentrerai que le lendemain matin.
La route de la rive gauche, beaucoup plus large et plus déserte, se prête mieux à la vitesse, même la nuit, mais il y a de ce côté-ci trop de villages et trop de circulation. L’attention de tous les instants avec laquelle il faut tenir les regards fixés à 25 ou 30 mètres devant soi finit par être fatigante, et cependant la moindre distraction peut vous jeter sur un obstacle. J’ai ainsi failli aborder un immense char de foin qui, entrant soudainement dans la zone de lumière, me fit l’effet d’un mur barrant la route  ; des passants dont je n’apercevais le dos qu’au moment où eux-mêmes, surpris par la clarté, se retournaient, se jetaient devant moi  ; enfin, dans Tournon je heurtais l’arrière d’un char-à-bras qui se baladait sur la route. J’allais très lentement  : il n’y eut ni morts ni blessés, mais bien qu’il ne fût que 18 heures et demie et que j’eusse bien pu pédaler encore une heure et arriver à Andance, je m’arrêtai à l’hôtel de l’Assurance.  »
Vélocio, «  Randonnées hivernales (Noël)  », Le Cycliste, 1904, p.32-36, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_8

NOËL AU SOLEIL, 1905

«  Supposant — mais j’ai été cette fois cruellement détrompé — que l’hiver, dans le Midi, était toujours plus clément que dans nos montagnes, le 23 décembre dernier, je tournais vers Marseille les guidons de ma bicyclette no 5, impatiente de terminer ses épreuves par un grand voyage. Je n’allais pas seulement vers le soleil, j’allais vers des compagnons de route que leur éloignement ne me permet pas de rencontrer aussi souvent que je le voudrais, vers des sites que je ne me lasse pas de revoir. À 6 heures, je me mis en route par un léger clair de lune qui revêtait d’un charme particulier les bois blancs de givre et les rochers noirs. Un froid de loup, mais heureusement pas de bise. Je grimpai avec 2m,40, afin de ne pas être en moiteur en abordant la longue descente, et j’atteignis à 7 heures le col des grands bois.  »
[..]
«  L’heure marchait, et Carry-le-Rouet, où nous devions passer la nuit, était encore à quelque 40 kilomètres. Nous nous hâtâmes  ; Velaux, Rognac, Marignane, où l’on garnit d’eau les lanternes, défilèrent rapidement  ; nous eûmes un superbe coucher de soleil sur l’étang de Berre. Dès que nous fûmes engagés dans les sinuosités du massif de l’Estaque, la nuit se fit plus noire et nos lanternes allumées fouillèrent les bois de pins maritimes, de leurs vives lueurs. Nous marchions de front sur la route déserte et l’on y voyait comme en plein jour  ; mais quand la descente commença, M. D. passa devant et nous allâmes à quelque distance l’un de l’autre, sans que le moindre bruit révélât notre présence, telles deux ombres précédées de feux follets. J’éprouve toujours une étrange sensation à descendre la nuit dans les bois  ; mon être se dédouble  : une partie s’envole et plane je ne sais dans quelle région de l’au delà  ; l’autre partie malheureusement, reste en équilibre très instable sur la bicyclette, somnole et risque de choir dans le fossé. Ce soir-là, il ne m’arriva pourtant rien de fâcheux. Les éclairs du phare du Planier trouaient l’obscurité et venaient fouetter, selon les hasards des éclaircies la cime ou le pied des pins.  »
Vélocio, «  Noël au soleil  », Le Cycliste, décembre 1905, Page 224 à 230, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_8

CURE DE PRINTEMPS, 1910

«  Je m’arrêtai à Pierrelatte le temps d’écrire une carte postale et, en avant pour Orange, à 31 kilomètres de là  : j’y arrivai à 18 h. 30  ; la nuit était proche, je préparai ma lanterne à acétylène que j’allumai à 19 heures à Courthezon, histoire d’être en règle avec la maréchaussée, car la lune en son plein dans un ciel sans nuage suffisait à m’éclairer.. Aussi je pus laisser couler l’eau avec une telle parcimonie que ma lanterne, une Favorit, du type le plus réduit que l’on trouve sur le marché, dura toute la nuit, c’est-à-dire 10 heures, sans recharge.  »
Vélocio, «  Cure de printemps  », Le Cycliste, Avril 1910, p. 63 à 72, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_11

COL DU ROUSSETFORÊT DE LENTE, 1919

«  Avec çà on peut attaquer le col du Rousset qui, d’ailleurs, n’est pas méchant. Il est 21 heures et demie, la lune est naturellement absente, mais la route se laisse voir ou plutôt deviner. J’ouvre la marche. Je ne dirai pas combien de fois j’ai dû mettre pied à terre précipitamment à la joie de mes compagnons qui, ne pouvant se rattraper sur le paysage, s’amusaient aux bagatelles, peu respectueux pour leur doyen. Nous voici pourtant à Saint-Agnan, brillamment éclairé  ; un peu plus loin devant un obstacle soudain, je vire brusquement et me trouve entre les cornes d’un énorme ruminant qui ne s’en fait pas un pouce, pendant que je roule avec ma bicyclette dans le fossé. Que diable font-ils sur les routes, à 23 heures, ces animaux-là  ?
Après le Rousset, très éclairé aussi, nous nous trouvons en présence de deux routes, la nouvelle qui se dégage à droite, et l’ancienne qui s’enlève à gauche par deux vifs lacets que je connais de vieille date pour y avoir fait une belle chute. On délibéra et on consulta même la carte à la lueur d’une bougie. Cette nouvelle route mal indiquée, semble se diriger vers La Chapelle ou vers Vassieux  ; je conseille de prendre l’ancienne, à gauche, et je file toujours en tête sur un sol qui d’hectomètre en hectomètre devient de plus en plus chaotique, à tel point que je finis par ne plus savoir entre quoi se faufilent mes roues. Tous, nous mettons pied à terre pour franchir des troncs d’arbre, d’énormes pierres, des tas de sable, bref une route déclassée. Nous aurions dû prendre à droite et nous aurions roulé sur un sol très convenable  ; nous nous en apercevons quand par un angle aigu nous débouchons enfin sur la nouvelle route.
Cette erreur augmente notre retard d’une bonne demi-heure, mais nous n’en sommes plus à cela près. Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous allons sûrement trouver close la porte du refuge.
À l’entrée du tunnel, la lune enfin — mieux vaut tard que jamais — nous inonde de sa pâle clarté  ; le coup d’œil est saisissant et, somme toute, cette promenade nocturne dans un site que nous n’avons jamais vu qu’en plein jour, nous a laissé un souvenir agréable. On allume un falot et à la queue leu-leu, à pied, nous pataugeons dans la boue visqueuse  ; seul Émile C. pédale sans déraper sur le sol glissant avec une tranquille assurance que j’admire. Je n’ai fait qu’une fois ces 600 mètres à bicyclette et j’ai bien juré qu’on ne m’y reprendrait plus. C’était en août 1905, le jour où je plantai ce jalon Saint-Étienne au col du Rousset en 8 heures, que Thorsonnax consolida et compléta en 1907 par Saint-Étienne – col du Rousset et retour (320 kilomètres) en 17 heures, tout arrêt inclus.
Ah  ! nous en sommes loin aujourd’hui de ce record  ! Nous sommes partis à onze heures et il est minuit exactement quand nous débouchons du tunnel.
Heureuse surprise  ! Au refuge tout le monde est debout et j’ai le grand plaisir de revoir en bonne santé le cantonnier et sa femme, de bien anciennes connaissances qui datent de mes débuts de cyclotouriste, car le col du Rousset fut un des premiers buts des randonnées de l’E. S. J’ai retrouvé aussi cette divine clairette que mes compagnons — sauf cependant l’incorruptible végétarien Émile C... — goûtèrent, volontiers et trouvèrent délicieuse. Du pur jus de raisins muscats non fermenté ou si peu, qu’on peut l’accepter comme vin sans alcool.
À minuit, par un beau clair de lune, on a de là-haut sur la vallée de la Drôme et sur les hautes montagnes qui l’entourent et dont les arêtes s’estompent dans une buée lumineuse, une vue assez imprécise  ; on ne sait trop devant quoi l’on se trouve et, chez ceux qui viennent là pour la première fois, l’impression est moins saisissante qu’en plein jour.  »
Vélocio, «  Trois expériences  », Le Cycliste, Juin-Juillet 1919, p. 69-74, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_13

RANDONNÉES EXPÉRIMENTALES, 1921

«  Pas de lune et ciel nuageux, nuit d’un noir d’encre par conséquent  ; j’avais une bonne vieille lanterne qui me sert depuis quinze ans et qui se comporta bien jusqu’à Bourg-Argental où elle s’éteignit parce que j’avais eu le tort de la garnir de ce carbure granulé très fin qu’on vend partout et qui, sous l’influence des trépidations incessantes, saute tant et si bien qu’il finit par former une couche de chaux imperméable à l’eau, au-dessus des grains encore intacts. Je n’ai jamais souffert de cet inconvénient quand j’ai employé du carbure cassé en gros morceaux, lesquels attaqués successivement, me fournissent toujours 3 à 4 heures de lumière. Or, des Tours à Bourg-Argental, on ne compte que 16 kilomètres, qui ne m’avaient pas retenu plus d’une heure, bien que je fusse allé très prudemment. Sans feu, je redoublais naturellement de prudence, mais je constatais bientôt que, mes yeux s’habituant à l’obscurité — peut-être aussi l’aube commençait-elle à se dessiner — je voyais mieux la route et que j’allais de plus en plus vite, si bien que les 26 kilomètres qui me séparaient là des bords du Rhône furent bâclés en une heure et quart.  »
Vélocio, «  Randonnées expérimentales  », Le Cycliste, Sept 1921, p.65-70, Source Archives Départementales de la Loire, cote IJ871/3

MEETINGS, 1927

«  Le meeting fut très animé et très gai  ; la présence de plusieurs dames lui apportait un charme de plus, mais la nuit passée à la belle étoile me laissait un peu somnolent, et mes amis de Maillane qui m’offrirent comme toutes les années une bien cordiale hospitalité, ont dû me trouver le soir souffrant de fatigue anormale. En réalité, je tombais de sommeil et je ne referai d’étape nocturne qu’à la condition de pouvoir me reposer quelques heures à l’arrivée. Mais combien cette nuit, malgré le mistral, avait été agréable  : la lune bleuissait les lointains, les montagnes de l’Ardèche qui, sous la lumière brutale du jour, semblent de loin encore plus arides, plus sèches qu’elles ne le sont, apparaissaient nimbées de vaporeuses clartés qui en dissimulaient l’âpreté et leur prêtaient un charme inattendu.
Et quelle joie d’avoir à soi toute la route, de n’y être gêné par personne  ; à peine avons-nous rencontré, de Valence à Orange, une demi-douzaine d’autos. Après Donzère, le vent nous prenant nettement en poupe et le sol étant merveilleusement roulant, je regrettai de n’avoir pas au moins 8 mètres à ma disposition. Mais je n’ai sur ma bicyclette Ballon que deux développements, 6 m. et 3 m. 60, et je dus me contenter de filer à 40 à l’heure.
J’avais eu l’envie de faire une étape nocturne  ; j’ai été servi à souhait  : temps superbe vent favorable, route excellente sauf quelques kilomètres de Lapalud à Piolenc, de bons compagnons de route, une excellente monture munie de pneus à grand rendement et à très grand confortable  ; je ne pouvais rien désirer de mieux et je suis entré ainsi à toutes pédales dans ma 75e année. J’ai été blâmé, mais que voulez-vous  ? Qui a bu boira, qui a randonné randonnera.
L’an septante et cinq de mon âge
Me voici, ni plus ni moins sage
Que ne je fus en mon printemps,
Et jamais, las  ! je le comprends.
Quand je devrais vivre cent ans,
Je ne le serai davantage  !  »
Vélocio, «  Meetings, Le Cycliste  », 1927, p.55-57, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15

EXCURSIONS DUCYCLISTE”, JANVIERVRIER 1929

«  C’était une nuit de pleine lune, claire, froide, calme. Le mistral s’était transformé en une brise légère qui, de tout le jour, nous gêna peu. Bientôt les deux jeunes Chemineaux prirent la tête et je ne les revis plus que le lendemain à Saint-Étienne  ; ils étaient rentrés par Givors, en treize heures, sans incident. Nous étions arrivés ensemble au sommet de la petite côte de 3 km. par où l’on s’éloigne de la Trappe, mais à la descente, malgré le beau clair de lune, je ne tardai pas à rester bon dernier, et quand j’arrivai à Allan, Dumas et Martin demandaient à M. le Curé, qu’ils avaient par chance trouvé fermant son église, la route de Montélimar  ; ils avaient été sur le point de filer sur celle d’Espeluche  ! Avant Montélimar j’eus quelques difficultés avec la pile de ma lampe de poche et nous ne quittâmes cette ville qu’à 4 heures, étant partis de l’hôtellerie à 2 heures du matin. L’allure, heureusement, allait s’accentuer et nous prîmes nos dispositions de combat. Martin, qui s’était chargé de 12 kg. de chocolat, sous prétexte que celui qu’on vend à la Trappe est meilleur que celui du commerce et qu’il coûte 5 francs de moins par kilo, voulut marcher à sa guise et demanda qu’on ne s’occupât pas de lui  : il avait une bonne lanterne, une vaste pèlerine qui le tenait à l’abri du froid, mais qui devait l’handicaper terriblement, rien ne lui manquait. Je ne pouvais en dire autant. Je n’avais qu’une lampe de poche accrochée à ma boutonnière, qui, suffisante pour les gendarmes, ne l’était pas à m’éclairer  ; la lune avait rapidement décliné et passé derrière les nuages  ; elle ne pouvait plus m’être utile et ma myopie me gêne encore plus la nuit que le jour  ; seul, je ne pouvais raisonnablement marcher qu’à 15 à l’heure. Dumas, heureusement pour moi, a de bons yeux et une bonne lanterne qui projette sa lueur plus à gauche qu’à droite. Je le suis à cinq ou six mètres, il tient la droite de la route, moi le milieu et nous pouvons ainsi filer à la bonne moyenne commerciale de 20 à l’heure, si bien que nous sommes à Valence, devant, la gare, à 6 h. 25  ; les Chemineaux venaient d’en partir, nous les manquâmes de cinq minutes. Nous demandâmes un café au lait, des croissants et nous allions repartir à 7 heures, quand nous fûmes agréablement surpris de voir arriver notre ami Martin sur son cargo-boat et sous sa pèlerine qui lui aurait servi de voile si le vent avait été favorable, mais c’était juste le contraire.  »
Vélocio, «  Excursions du “Cycliste”  », Le Cycliste, janvier-février 1929, p. 5-10, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15

PENTECÔTE AU VENTOUX, 1929

«  Le soleil déclinait rapidement et quelques-uns nous avaient déjà quittés, quand le gros de la troupe qui comptait une bonne douzaine de cyclotouristes, de Maillane, d’Arles, de Montpellier, d’Avignon et autres lieux, s’ébranla. Nous filions bon train, et la jeune Thérèse R..., que ni la montée, ni la descente du Ventoux qu’elle venait d’aborder pour la première fois n’avaient fatiguée, pédalait avec plus d’ardeur que jamais, tout comme les meilleures pédales du groupe que M. H..., de Montpellier, emmenait parfois à 30 à l’heure, quand mon pneu arrière s’affaisse  ; on remplace la chambre  ; il faut recommencer après un kilomètre  : on remplace la chambre de nouveau et je puis arriver à Carpentras, mais à plat derechef. Un troisième démontage s’impose auprès d’une fontaine monumentale où l’on vérifie les deux chambres. On les répare soigneusement, et cette fois cela tiendra, cela tient même encore. Seulement le soleil s’est couché et la nuit va nous envelopper. Or, la nuit, avec mes faibles yeux de myope, quand je dois voyager de compagnie et suivre des ombres que je risque de perdre de vue, c’est un handicap qui m’enlève la moitié de mes moyens  ; la lune même qui, au zénith, va nous éclairer magnifiquement, aggravera ma situation, car elle rendra les routes étroites où nous allons nous engager, tantôt claires, tantôt obscures, tantôt rayées de bandes noires et de bandes blanches, selon la disposition des arbres qui les bordent. D’où une tension d’esprit fatigante. Nous avons perdu encore une demi-heure avant d’obtenir à Carpentras, des flambeaux ou des lampes électriques pour tout le monde, à cause des gendarmes qui sévissent parait-il dans la région. Bref, il est 21 heures et nous avons à égrener encore 40 km. par Pernes, Velleron, Le Thor, Caumont, Noves et Châteaurenard, pour atteindre l’hospitalière demeure de nos amis R..., à Maillane. Je sens que je vais retarder tout le monde, et le simple bon sens me commande de passer tranquillement la nuit à Carpentras ou à Pernes, mais le simple bon sens qui n’est que la froide raison, n’a pas voix au chapitre aujourd’hui. Et me voilà embarqué pour une nyctocyclade qui n’a pas été sans charme, ni sans imprévu  : un clou qui perfora le pneu de mon voisin dès la sortie de Pernes, sépara du gros de la troupe, l’arrière-garde où j’étais et qui ne comptait que quatre Stéphanois, dont un jeune homme résidant à Saint-Rémy depuis un an et qui se fit fort de nous amener à Maillane à travers le dédale des routes enchevêtrées qui sillonnent les fertiles plaines du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Nous nous confiâmes à ce pilote improvisé et nous voilà roulant à la queue leu-leu à travers la campagne silencieuse et déjà solitaire. Il était facile de s’égarer et nous n’y manquâmes pas  ; nous n’étions pas les seuls. Près du Thor, nous trouvons une auto arrêtée qui nous demande où elle est et où il lui serait possible de trouver un hôtel. Nous étions bien incapables de lui répondre, mais de l’ombre s’élève tout à coup une voix qui donne le renseignement demandé. Eh  ! les routes ne sont pas si solitaires que nous le pensions  ! Avant Caumont, nous bafouillons en plein, et notre guide va se renseigner à son tour dans un mas où brille encore une lumière. Nous en sommes quittes pour quelques kilomètres de rabiot. Enfin, aux portes même de Maillane, nous palabrions devant les inscriptions à demi effacées d’une plaque indicatrice, quand deux noctambules que nous prîmes l’abord pour des gendarmes, surviennent et nous renseignent. Quelques minutes plus tard, nous entrions chez nos amis R... qui, arrivés depuis une heure, se demandaient ce que nous étions devenus. Il était minuit et, somme toute, cette promenade nocturne où l’on pédalait sans savoir où l’on était, ni si l’on arriverait quelque part et où, n’avait pas été sans agrément, à tel point que mes trois compagnons qui avaient encore six kilomètres à faire pour atteindre Saint-Rémy, ne répugnaient pas à l’idée de pédaler ainsi jusqu’au jour.  »
Vélocio, «  Pentecôte au Ventoux  », Le Cycliste, mai-juin 1929, p. 42-45, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15

EXCURSIONS DUCYCLISTE”, MARS AVRIL 1929

«  Vous eussiez ri à me voir, un moment après notre séparation, errer dans les rues de Graveson brillamment éclairées, en quête d’un habitant matinal ou d’une lumière m’indiquant qu’il y avait au moins quelqu’un d’éveillé et capable de m’indiquer mon chemin. Tout Graveson dormait d’un sommeil de plomb  ; mais la nature vint à mon secours  : le mistral se levait, qui devait arrêter à Orange mes velléités de rentrer entièrement par la route. Ma direction était face au nord, donc face au mistral  : après deux ou trois erreurs je trouvai une petite route, bordée d’une rigole d’irrigation, qui m’amena presque à Barbentane. Le jour naissant me permit enfin de reconnaître les alentours, et je venais de traverser la Durance sur l’interminable pont de Rognonas, quand je croisai deux cyclotouristes de chez nous, pesamment chargés, avec bagages à l’avant et à l’arrière de leur bicyclette Chemineau, et sacs d’alpinistes sur le dos. Ils allaient à Frigolet, à Maillane, aux Baux et autres lieux intéressants et ils avaient emporté tout le matériel nécessaire au campement. Comme cette question est en ce moment à l’ordre du jour du Cycliste, je les prierai de nous y faire connaître le résultat de leur essai.  »
Vélocio, «  Excursions du “Cycliste” », Le Cycliste, Mars Avril 1929, p.30, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)