Montjoyer
jeudi 12 octobre 2023, par
À la fin des années 20, Paul de Vivie appréciait les excursions vers Notre Dame d’Aiguebelle, abbaye cistercienne, qui lui rendait le Midi plus accessible :
EXCURSIONS DU “CYCLISTE”, 3, 4 ET 5 AVRIL 1926
« Je laissai bientôt mes compagnons dans la cour des Trappistines et je partis en éclaireur, par Allan et Réauville, vers Grignan où nous devions nous regrouper, mais je fus rattrapé avant Réauville à une montée qui me paraissait dure avec 4 m. 30. La brume brouillait l’atmosphère et bornait la vue qui, lorsque le temps est clair, s’étend sans doute très loin. Des broussailles plutôt que des bois succèdent, à mesure qu’on s’élève, à l’âpre et sauvage garrigue, dont la poésie est faite de désolation. Qui pourrait vivre sur ce sol pierreux où rien ne pousse et choisir ce désert pour demeure ? Qui ? Des moines, des trappistes ont préféré aux régions fécondes ce coin de terre déshérité pour y passer dans le recueillement leur vie terrestre et l’ont fertilisé par leur travail. De vastes bâtiments surgissent tout à coup à quelque distance de la route, nous sommes devant la trappe d’Aiguebelle et nous voyons se promener dans les champs quelques Pères qui répondent avec complaisance à nos questions. Les étrangers sont accueillis à la trappe et peuvent y séjourner plus ou moins longtemps à des prix qui n’ont rien de commun avec ceux des palaces de la côte d’azur ; nous aurions même pu, si nous avions passé là à 11 heures, y déjeuner sobrement et copieusement, y faire ensuite provision de chocolat d’Aiguebelle. »
Vélocio, « Excursions du “Cycliste” », Le Cycliste, mars-avril 1926, p.22-28, Source Archives Départementales de la Loire, cote IJ871/3
À LA TRAPPE D’AIGUEBELLE, 1927
« Depuis longtemps, était inscrite à mon programme d’excursions, une visite à la Trappe d’Aiguebelle, et d’avoir passé, à Pâques 1926, à quelques centaines de mètres de cette abbaye cistercienne où l’on se livre tout à la fois à la prière et aux travaux agricoles et industriels, avait ravivé mon désir d’y vivre quelques heures.
Une occasion favorable se présenta le 11 novembre dernier, et je la saisis. La fête de la Victoire tombant un vendredi, nous valait un pont de trois jours, plus que suffisant pour réaliser mon projet, en y ajoutant même un petit tour dans les régions montagneuses de la Drôme que je ne connais pas assez. Je me hâtai d’inviter dans le Mémorial les cyclotouristes que tenterait l’itinéraire suivant : Départ le 11 novembre, à 5 heures, de Saint-Étienne, col des Grands-Bois, Andance, Valence, Montélimar, arrivée de bonne heure l’après-midi à la Trappe par la petite route d’Allan ; le 12, on allait à Grignan, Nyons, le défilé des Trente-Pas, la forêt de Saou et l’on venait passer la nuit sur les bords du Rhône, d’où, le 13, on rentrait à Saint-Étienne par Saint-Agrève ou le col des Grands-Bois. Cette invitation me valut, d’emblée, quatre compagnons que le mauvais temps qui, soudainement, couvrit de neige les Cévennes, réduisit tout d’abord à trois. Et quand je me vis seul au pied de la montagne, le 11, à 5 heures moins le quart, je me crus condamné à faire cavalier seul, car les perspectives étaient peu engageantes. Mais j’avais confiance ; le baromètre montait et le thermomètre baissait ; le beau temps, le soleil et, peut-être, le vent du nord nous attendaient, selon toute apparence, dans la vallée rhodanienne. Je semai donc des bouts de papier sous le réverbère pour marquer que j’étais parti et, de plus, je priai l’employé de l’octroi, que ma manœuvre avait intrigué, de signaler mon passage à tous ceux qui pourraient survenir. »
[…]
« Nous n’étions plus, à Montélimar, qu’à 18 km. de la Trappe et nous nous sentions plus en train que jamais, si bien qu’à 13 h. et quart nous n’avions plus qu’à nous laisser descendre pendant 3 km. pour arriver au monastère. Nous venions de faire une montée d’égale longueur et nous décidâmes de déjeuner sur l’herbe, afin de pouvoir aisément, attendre l’heure du dîner que l’on sert à l’abbaye à 17 h. et demie. En plein soleil, sur le gazon tiède, à l’abri du vent qui devenait de plus en plus froid et violent, nous nous installâmes à l’orée d’un bois de pins où nous étions bercés par le grand murmure qui passait sur nos têtes.
Quand le vent dans les pins gémit.
Le vieil Homère croit entendre.
Un peuple assemblé qui frémit...
Mon âme tressaille à ce bruit,
Je n’ai jamais pu m’en défendre. »
[…]
« Pendant que le soleil se couchait dans un flamboiement d’incendie qui embrasait le quart de la voûte céleste, je grimpai par des sentiers de chèvre jusqu’à une route assez large qui se dirige au nord en s’élevant au-dessus du vallon, et j’eus une vue d’ensemble de la Trappe d’Aiguebelle qui, dans le crépuscule, me laissa sous une impression de mélancolique tristesse, alors qu’en y arrivant en plein soleil, elle m’avait paru un de ces fortunés coins de terre où il ferait bon vivre, aimer et mourir, le mistral était brutal et quelques flocons de neige se mirent à tomber ; je ne m’attardai pas dans la garrigue sauvage où, parmi les pins rabougris, les rochers blancs lavés, percés, grignotée par la pluie sont ajourés comme des dentelles, ou le thym odorant, recherché par les lapins dont il parfume la chair, croit parmi les rocailles. »
Vélocio, « Excursions du “Cycliste” À la Trappe d’Aiguebelle », Le Cycliste, Nov.-Déc. 1927, p.94-99, Source Archives Départementales de la Loire, cote IJ871/3
EXCURSIONS DU “CYCLISTE”, MAI JUIN 1928
« Un repas plus, substantiel nous attend maintenant à la Trappe d’Aiguebelle. En moins de deux heures, nous atteignons Montélimar et, à 10 h. précises, nous entrons dans la cour de l’abbaye. Les 18 km. qui séparent la Trappe de Montélimar m’ont paru plus intéressants que lors de ma première visite en novembre dernier ; le printemps et le soleil en sont sans doute la cause ; l’exubérance de la végétation, l’or éclatant, rutilant, flamboyant des genêts, qui sont parfois de véritables arbustes, le parfum pénétrant qui sort des bois, qui s’élève de la garrigue, que le soleil tout-puissant fait jaillir même des cailloux, toute la Provence, ma belle Provence, est venue là, au-devant de moi et comme si elle savait que je ne descendrais pas cette fois plus bas vers elle, elle est montée vers moi. Mon compagnon s’est arrêté un instant à Montélimar, et je suis seul à écouter la voix de mon pays natal, qui me souhaite la bienvenue.
Dans cette cour, qui était si animée quand je vins pour la première fois, dans tous ces bâtiments disparates où s’exercent les industries les plus variées et où bourdonnait le travail, tout paraît mort aujourd’hui, et nous ne rencontrons pas âme qui vive. C’est que nous arrivons à l’heure où toutes les pensées sont tournées vers la prière. La vie de tout le monastère est concentrée dans la chapelle où nous nous rendons à notre tour. La cérémonie revêt un caractère plus solennel que celle à laquelle nous avions assisté le 11 novembre, mais elle reste austère ; elle n’a pas le brillant, la magie, l’envol des encensoirs aux parfums capiteux, l’éclat des riches parures sacerdotales, l’enivrement d’une musique profane et ces jeux de lumière qui ne laissent rien dans l’ombre, toute cette pompe enfin qui caractérise les fêtes de l’Église dans les moindres paroisses. Ici, tout reste dans l’ombre, au contraire, rien n’agit sur les yeux, mais tout agit sur l’âme.
Cela dura longtemps et, en fin de compte, on ne se mit à table qu’à midi et demi, et nous fûmes agréablement surpris en nous trouvant en compagnie de quatre autres cyclistes stéphanois, venus la veille, et de quatre touristes de Saint-Chamond. Le menu fut, comme toujours, simple et abondant et le prix très honnête. D’ailleurs, pour donner une idée de la façon dont on est traité à la Trappe d’Aiguebelle, il suffit de rappeler que trois cyclistes de Saint-Étienne, y ayant passé deux nuits et pris cinq repas, n’y furent taxés qu’à 20 francs par tête.
Avant de partir, nous fîmes, B... et moi, emplette de chocolat et de cartes postales, et il n’était pas loin de 14 heures quand nous prîmes congé. »
Vélocio, « Excursions du “Cycliste” », mai juin 1928, p.39-40, Source Archives Départementales de la Loire, cote IJ871/4
EXCURSIONS DU “CYCLISTE”, JANVIER FÉVRIER 1929
« Noël nous apportait, cette année, trois jours de congé qu’il eût été coupable de laisser passer sans aller voir le temps qu’il faisait dans le Midi ou du moins dans la vallée du Rhône, mais il ne pouvait être question de franchir le col des Grands-Bois qui, cet hiver, a été abandonné aux intempéries. Des chutes de neige successives ont transformé la route en piste sibérienne et le service des Ponts et Chaussées a laissé aux autobus le soin d’en assurer la viabilité. Évidemment, on peut passer, même à bicyclette, mais en poussant sa machine pendant dix kilomètres et en pataugeant dans la neige fondante ou gelée où l’on risque à chaque pas de glisser dangereusement. C’est un exercice auquel on peut, à la rigueur, se livrer au retour quand on rentre chez soi où l’on trouvera du linge et des vêtements secs ; c’est même alors un exercice très hygiénique, et je n’hésitai pas à me l’offrir le troisième jour, mais, au départ, on a plutôt hâte de s’éloigner par un chemin qui n’ait pas de pierres et nous partîmes, trois, de la place Fourneyron dans la direction du nord, c’est-à-dire en tournant le dos à notre itinéraire pendant 40 km., car nous allions à la Trappe d’Aiguebelle, qui est devenue pour nous le proche Midi. Elle se trouve, en effet, à la hauteur du robinet de Donzère, au seuil du vrai Midi de Mireille où tout est soleil et joie. Mais quand les jours sont courts, que la prudence et la myopie vous font redouter ces étapes nocturnes et surtout le passage du jour à la nuit où les lumières s’allument de tous les côtés et vous éblouissent, les 300 kilomètres qui nous séparent de ce vrai Midi, nous le rendent trop lointain. Du sommet des collines qui dominent Donzère et qui, naissant sur les bords du Rhône, s’étendent jusqu’aux approches d’Aiguebelle, nous pouvons encore, en hiver, apercevoir la terre promise où les jours plus longs du printemps nous permettront d’arriver en pleine lumière. Il faut savoir se contenter de peu et faire de ce peu quelque chose de délectable pour ne rien désirer de plus. C’est pourquoi la Trappe d’Aiguebelle nous verra souvent désormais. »
« Mes compagnons avaient l’intention d’assister à la visite du couvent, qui a lieu de 9 à 11 heures, et je les quittai à 8 heures pour aller vagabonder parmi les collines qui s’étagent au nord derrière le monastère. Le mistral s’était élevé, pendant la nuit et le froid était assez vif pour que les flaques d’eau stagnante que l’on trouve çà et là fussent gelées à glace. En arrivant à Montjoyer, village perdu dans ces solitudes, je rattrapai un Père qui allait procéder à un enterrement, fait sans doute très rare dans cette minuscule paroisse desservie par les Trappistes. Je lui demandai quelques renseignements sur le premier emplacement de l’abbaye, dont les ruines, m’avait-on dit, se trouvaient dans ces parages.
— Vous verrez, à Montjoyer même, quelques vestiges de ce passé ; il est même probable que les bâtiments de la Trappe primitive occupaient tout ce village. — Je vis, en effet, des murs qui paraissaient avoir servi à d’autres constructions que les chétives maisons actuelles et je passai sous une arcade cintrée à la façon de celle de tous les cloîtres. En m’avançant ensuite dans la direction d’Espeluche, je compris que les religieux, après avoir coupé les bois qui couvraient toute la région, se virent si peu protégés contre le mistral qui balayait le plateau dénudé, comme il le balaie aujourd’hui qu’ils n’eurent rien de mieux à faire qu’à descendre dans le creux où ils sont encore, à l’abri du vent et abondamment pourvus d’eau. Je n’arrivai pas jusqu’à Espeluche, le sentier devenant de moins en moins cyclable ; mais, revenu à Montjoyer, j’en repartis par une route très convenable qui m’amena sur la route d’Espeluche à Grignan, sans avoir rencontré âme qui vive. Seule, abandonnée dans la brousse, une auto me rappela que je n’étais pas à cent lieues de toute civilisation. Quel pays de désolation ! Qu’il devait être plus attrayant, alors qu’il était couvert d’épaisses forêts et comme on ferait bien de le reboiser ! Çà et là, quelques maigres cultures et, de très loin en très loin, une masure qui grelotte sous un ciel gris, un vent sauvage et une température peu méridionale. Le donateur qui, vers l’an 1000, abandonna ce désert aux fondateurs de la Trappe, ne leur fit pas un cadeau princier. »
Vélocio, « Excursions du “Cycliste” », Le Cycliste, janvier-février 1929, p. 5-10, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15
RANDONNÉE D’AUTOMNE, 1929
« Dix-huit kilomètres seulement séparent Montélimar de la Trappe ; le temps était merveilleux pour la saison ; ce fut une promenade charmante. Autour du tandem, évoluaient la bicyclette, et la jeune Thérèse R..., qui est bien la plus enthousiaste cycliste que je connaisse, était l’animatrice de notre groupe. Les projets d’excursions les plus audacieux étaient mis sur le tapis ; les Alpes et les Pyrénées n’ont qu’à bien se tenir : le Ventoux et le Parpaillon ne sont que taupinières, et il est heureux pour l’Himalaya d’être si loin de nous. La Colite est de plus en plus à la mode parmi nous ; avec raison d’ailleurs, car la fréquentation des hautes altitudes élève l’âme par l’admiration qui s’en dégage, en même temps que le corps par l’effort salutaire auquel elle l’oblige.
Les trois kilomètres de montée à 6 % après Allan, furent enlevés au pas de charge par les jeunes gens, plus paisiblement par le tandem et par moi-même et, avant de plonger dans le vallon où s’est blottie l’abbaye avec ses dépendances, nous nous arrêtâmes pour jouir d’un panorama impressionnant, qui n’est borné que par les montagnes de l’Ardèche, derrière lesquelles le soleil allait disparaître. »
Vélocio, « Randonnée d’automne », Le Cycliste, 1929, p.100-102, Source Archives Départementales de la Loire, cote IJ871/4
LA TRAPPE D’AIGUEBELLE (INTERDICTION), 1929
« La Trappe d’Aiguebelle est désormais interdite aux cyclistes de toute catégorie. Pourquoi ? Je l’ignore. Un ordre du Père supérieur a enjoint au bon Frère Félix d’éconduire poliment routiers et coureurs, hommes et femmes, qui arriveraient au couvent sur deux roues. Un jeune ménage stéphanois a déjà été victime de cet ukase ; il fut, il y a quelques jours, congrûment expulsé et dut, en pleine nuit, aller chercher un abri à quatre kilomètres de là, dans un petit hôtel de Réauville.
Il n’est pas difficile de deviner le pourquoi de cet ostracisme et je le laissais prévoir dans le récit de notre dernière excursion à la Trappe. Nous mangions trop ; nous arrivions au couvent, affamés par 150 km. de pédalage intensif ; nous consommions certainement pour plus que les 15 francs de la pension quotidienne. Et nous commencions à venir très nombreux. Un groupe de douze cyclotouristes stéphanois s’y était annoncé pour Pâques et l’on s’était empressé de lui répondre qu’il était impossible de les recevoir, à cause de l’affluence des automobilistes, dont l’appétit est évidemment, faute d’exercice, plus modéré. Le Chapitre nous a sans doute pris pour des moines déguisés, de l’ordre de ces gyrovagues qui allaient autrefois de monastères en monastères et qui vivaient aux dépens des communautés sédentaires, jusqu’à épuisement des provisions alimentaires péniblement amassées par le travail assidu des cénobites, auquel, bien entendu, ces mécréants de moines mendiants ne prenaient aucune part.
Peut-être aussi sommes-nous trop bruyants, trop gais, trop bavards, pas assez recueillis, pas assez adaptés au milieu. En 1889, lors d’une de mes premières descentes dans le Midi, avec un joyeux compagnon qui depuis a disparu, comme tant d’autres, hélas !, nous fîmes irruption à Remoulins dans un établissement aux dehors hospitaliers, que nous avions pris pour un hôtel ; c’était une maison de santé où l’on traitait les neurasthéniques. Un caillou jeté dans une mare n’aurait pas mis les grenouilles en effervescence autant que notre arrivée y mit ces pauvres malades, et des larbins vinrent hâtivement nous avertir que nous nous étions fourvoyés. Nous n’étions pas adaptés au milieu, heureusement pour nous d’ailleurs, ce qui, hâtons-nous d’ajouter, ne s’entend pas pour Aiguebelle.
J’ai cru devoir informer les lecteurs du Cycliste de ce fait nouveau, car je sais qu’un assez grand nombre d’entre eux, alléchés par ce que j’ai écrit du bon accueil qu’on recevait à la Trappe, avaient résolu d’y aller cette année. Je les engage à attendre des temps meilleurs. Que l’aventure désagréable de M. et Mme D... leur soit une leçon.
Cependant, le site où se cache l’abbaye et que traverse la route de Montjoyer, est intéressant pour lui-même et mérite d’être vu en passant ; d’ailleurs, tous les acheteurs de chocolat, même les cyclistes, sont admis dans la petite boutique où le Père portier le débite à tout venant, et l’on y peut toujours faire sa provision de cet excellent aliment. » V...
« La Trappe d’Aiguebelle », Le Cycliste, 1929, Mars Avril 1929, p.30, Source Archives Départementales de la Loire, PER1328_15