SIX JOURS EN SUISSE ET EN ITALIE, 1903

samedi 2 mars 2024, par velovi

Vélocio, Le Cycliste, 1903.

Et pas un de nous, pas un ! n’est arrivé à Moutiers le 14 juillet ! Notre anonyme correspondant a eu raison. Aucun de ceux qui avaient conçu l’itinéraire de dix jours publié par Le Cycliste du 30 avril n’en est venu à bout.
Est-ce à dire que cet itinéraire était vraiment au-dessus des forces de tout cycliste convenablement préparé et polymultiplié ? Malgré nos échecs successifs, je ne le pense pas ; seulement, il faudrait, en même temps qu’on prépare un programme, préparer aussi le beau temps, car le mauvais temps, surtout en Suisse, devient presque un cas de force majeure, tant il rend impraticables des routes qui, même avec le beau temps, ne sont pas la fleur des pois.
Et, tous, nous avons eu à souffrir du mauvais temps, de la pluie et de la boue. Pour mon compte, j’ai attrapé, sur six jours, deux jours de pluie, deux jours de boue et, le sixième jour, j’ai dû, le soir, battre en retraite définitivement devant de nouvelles averses.
C’est une expérience à recommencer l’année prochaine. En attendant, comme mon voyage n’a pas laissé d’être intéressant d’un bout à l’autre et qu’il comporte d’utiles enseignements pratiques pour les cyclotouristes, je m’en vais vous le narrer à la bonne franquette.
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Empêché de partir le 5 juillet, je dus renvoyer au mois d’août l’excursion projetée et le grand frère me débarqua à Berne le 9 août dernier à 4 heures 12. Pour me punir, le destin me condamnait à voyager seul, tandis qu’en juillet j’eusse été en bonne et nombreuse compagnie. Il n’est ni prudent ni agréable de parcourir les routes les plus accidentées des Alpes suisses et italiennes dans l’isolement absolu ; mais, en cette saison, la Suisse regorge de touristes et il y avait bien peu de probabilités pour que, si je devais être victime d’un accident, je restasse longtemps sans être secouru.
J’avais essayé, sans y réussir, de dormir dans le train, et c’était une première faute que d’entreprendre un voyage aussi dur après une nuit sans sommeil. Le manque de sommeil — c’est sans doute un effet de l’âge — commence à m’être pénible. Quand je n’ai pas fait une bonne nuit, je me sens moins dispos l’après-midi, surtout lorsqu’il fait chaud, et le besoin de la sieste au milieu du jour se fait sentir impérieusement.
Un examen minutieux de la monture qui m’avait conduit en juillet au col du Parpaillon et qui possède six vitesses en marche, m’ayant révélé quelques fêlures dans les engrenages du Three Speed, j’avais renvoyé ce moyeu au fabricant pour qu’il me le remît en état de supporter de nouvelles fatigues, et j’avais fait armer ma bicyclette 1900 à cinq vitesses dont deux en marche par embrayage au pied, une vieille et fidèle amie.
Je me contentai de remplacer le grand développement de 7m,25 par 4m,50, de façon à avoir les 5 combinaisons suivantes interchangeables en marche : 5m,70 avec 3m,80, 3 mètres ou 2m,40 et 4m,50 avec 3 mètres ou 2m,40. Un grand développement était inutile pour le parcours que je m’étais tracé, j’avais roue libre à galets partout, un frein sur jante AR à contrepression et un large frein à patin bois doublé de cuir sur le pneu AV ; ce frein AV était disposé de façon à agir sur le frein AR et à bloquer la roue motrice avant la roue directrice, afin d’éviter les panaches. À mon bagage habituel, j’avais ajouté un réchaud de voyage à alcool me permettant de préparer en cours de route des boissons chaudes et dont je me suis servi journellement. Si j’avais été bien inspiré, j’aurais, par contre, supprimé ma lanterne, bien inutile dans un voyage d’où la partie transport est rayée. Quand on excursionne à travers les Alpes, on s’arrange toujours pour s’arrêter avant la nuit. Ma bicyclette en ordre de marche telle que je l’enfourchai en sortant à cinq heures de la gare de Berne pesait 30 kilos.
9 Août. — Berne, Interlaken, Meiringen, col de Grimsel, Gletsch., Hôtel Belvédère, 130 kilomètres.
Après avoir erré un instant dans la vieille cité dont quelques quartiers ont conservé le caractère d’autrefois au milieu des constructions modernes, uniformes et tristes, admiré un pont magnifique jeté sur la vallée, dédaigné la fosse aux ours, je quitte Berne en suivant les rails d’un tramway, selon le conseil d’un des très rares habitants qui, à cette heure matinale, sont déjà dans la rue. Je traverse un pont et me voici presque en rase campagne, ayant à gauche une très belle vue sur la dépression de l’Aar au-dessus de laquelle s’étage la ville.
Le sol est bon, la campagne est verdoyante et peuplée. Hameaux et villages se succèdent, maisons fleuries à toutes les fenêtres ; c’est le triomphe du géranium. On est en pleine Suisse pastorale ; les cimetières eux-mêmes, qui le plus souvent bordent la route, ont un air gai ; ils ne sont pas, comme en France, attristés par le feuillage sombre des cyprès.
Mon désir de suivre le tramway, ainsi que cela m’a été recommandé, me fait, à l’entrée d’un village., manquer la bonne route et je m’engage à gauche dans un chemin de plus en plus étroit qui tout d’abord me fait l’effet d’un raccourci. Je m’aperçois pourtant, après deux kilomètres environ, de mon erreur et je bats en retraite : ce tramway, que je ne trouve pas figuré sur la carte en quatre feuilles du T. C. S1, excellente sous tous les rapports, doit desservir Wyl. Comme quoi, il ne faut pas toujours suivre trop à la lettre les indications que l’on vous donne.
Un jeune Suisse m’avait dépassé pendant ce temps-là ; je le rattrape à une montée — car la route est assez ondulée pour que j’aie recours, avec avantage, de temps à autre au petit développement de 3m,80 que j’ai accouplé avec 5m,70 — et nous causons jusqu’à Thun, La polymultipli-cation est encore peu connue à Berne où l’on voit à peine quelques machines anglaises et françaises munies de moyeux à deux vitesses par superposition d’engrenages.
Bien que notre allure ne soit guère que de 20 à l’heure, nous dépassons rapidement les groupes très nombreux de cyclistes des deux sexes qui vont dans le même sens que nous ; leurs montures sont du type le plus vulgaire.
À Thun, mon compagnon me quitte, il va à Spiez sur la rive gauche que j’ai suivie en 1900 et qui est loin de valoir la rive droite que je choisis cette fois. Le vieux château de Thun, qui constitua en son temps une fortification de premier ordre, fait toujours un très beau décor ; la ville elle-même, que je traverse de part en part, a un joli cachet d’ancienneté. Tout comme à Berne et dans la campagne, les volets verts et les géraniums rouges jettent sur les murs leur note éclatante.
La route, d’abord à peine accidentée, finit par s’élever assez haut au-dessus du niveau du lac que l’on finit par dominer d’à peu près 100 mètres. Au sommet de la montée, une source délicieusement fraîche m’invite à me rafraîchir et tout une théorie de cyclistes à trois poils, bras et mollets nus, monomultipliés que mes 3m,80 avaient laissés derrière dès qu’il avait fallu en mettre, me redépassent. La descente coupée de courts tunnels m’a paru plus rapide que la montée ; je la fais prudemment, comme je suis d’ailleurs résolu à les faire toutes pendant ce voyage. Pour un instant de plaisir, il ne faut pas compromettre une si belle excursion et je dois, à tout instant, songer à ménager la monture aussi bien que le cavalier.
Sur le pont, en entrant à Interlaken, je cueille une première pelle que tout d’abord je ne sais à quoi attribuer ; ni boue, ni poussière et pas de tramway ; ma roue s’est peut-être engagée entre deux pavés ? Je traverse lentement la ville élégante et riche, d’où la Jungfrau se laisse voir sous son plus bel aspect ; il est 8 heures et les nobles étrangers sont encore au lit ; les rues manquent d’animation. Çà et là, quelque Anglais gourmé fait de la roue libre et parade sur une bicyclette tour-de-lac ; deux ou trois groupes d’alpinistes, alpenstock en main et havre-sac aux épaules, se dirigent vers la montagne. Tout cela ne me distrait pas suffisamment pour que j’en oublie ma mésaventure dont je cherche toujours la cause.
Eurêka ! ce doit être mon verrou d’arrêt qui m’a joué ce tour pendable ; je descends et m’assure que j’ai présumé juste. Un verrou d’arrêt est un petit rien du tout qui rend, lorsqu’on met pied à terre, beaucoup de services, en bloquant momentanément la roue directrice dont les mouvements désordonnés sont souvent, pour les cyclistes à lourd bagage, très désagréables. Une bicyclette dont la direction est bloquée peut être appuyée contre un mur, contre un arbre, elle peut être maintenue, quand on déplace sa chaîne ou qu’on fouille dans son sac, beaucoup plus facilement.
Il est donc utile d’avoir un verrou d’arrêt, et j’avais trop souffert de son absence pendant quelques excursions précédentes pour ne pas en faire poser un au moment de partir. Le système que j’imaginai au dernier moment était simple et pratique ; il consiste en un chien qui, relevé, vient s’encastrer dans le collier de serrage du guidon et, abattu, repose sur le tube horizontal. Dans la première position, il bloque la roue AV ; dans la seconde, il lui rend la liberté. On comprend sans peine qu’une roue AV qui se bloque tout à coup en pleine marche, a pour effet immédiat une chute plus ou moins grave, selon les circonstances. Il faut donc avoir soin, quand on rabat le chien, de s’assurer, avant de repartir, qu’il repose bien sur le tube et que rien ne peut le relever en cours de route, c’est-à-dire qu’il ne faut pas se contenter de faire le mouvement à moitié et laisser le chien en l’air entre les deux positions extrêmes. Or, c’est ce que j’avais fait après mon arrêt au sommet de la montée, les trépidations firent le reste, si bien que, petit à petit, le verrou d’arrêt s’encastra, proprio motu, dans le collier de serrage et ma direction fut bloquée. Cet accident, dû à mon étourderie, m’arriva trois ou quatre fois pendant mon voyage et un certain jour, en pleine descente ; je m’en aperçus toujours à temps, à une certaine dureté du guidon pour m’arrêter avant la catastrophe. Ces verrous d’arrêt doivent, d’ailleurs, être fixés de telle façon qu’on unisse, même lorsqu’ils sont fermés, les ouvrir par un brusque coup de guidon ; c’est ainsi qu’est disposé le mien, et si je pellai ainsi à Interlaken, ce fut faute de tenir fermement ma direction.
Je me suis étendu sur cette particularité pour montrer combien il est important de ne partir pour une longue excursion qu’avec une machine dont tous les détails vous sont devenus familiers.
J’avais aussi, pour ce voyage, fixé à un des tubes de chaîne de ma bicyclette une béquille dont la fonction — qu’elle a, du reste, très bien remplie — était de tenir la machine au repos, droite sur n’importe quel terrain ; on ne trouve pas toujours, à point nommé, un arbre, un mur ou une borne. Une béquille pèse 200 grammes et ne présente aucun danger, aucun inconvénient même. Si l’on part en oubliant de la relever, le pire qu’il puisse arriver, c’est qu’elle se torde et on peut la redresser à la main.
Satisfait d’avoir découvert la cause de ma culbute sur le premier pont, j’arrive au deuxième pont qui me ramène sur la rive droite ; la route est bonne, faiblement ondulée ; je déjeune à quelques kilomètres d’Interlaken
Ce déjeuner, dont le prix varie de 1 fr. à 1 fr. 50, est invariable d’un bout de la Suisse à l’autre : café au lait copieux, pain à discrétion, beurre et miel, parfois confiture et gruyère. On le sert à n’importe quelle heure : avec trois déjeuners semblables, on peut très aisément attendre le repas du soir et faire une belle étape. À midi, cependant, je préférais le déjeuner tiré du sac où j’avais presque toujours un kilo de fruits frais ou secs, du pain, du sucre et du thé. Je m’installais à quelque distance de la route, en quelque site pittoresque, et je trouvais charmante cette façon de vivre en véritable chemineau : charmante et peu coûteuse, en vérité.
Du bout du lac de Brienz où deux vapeurs embarquent et débarquent leurs voyageurs — car la voie ferrée, j’ignore pour quelle raison, est interrompue sur toute la longueur du lac de Brienz — jusqu’à Meiringen, route en plein soleil, plate, droite et peu agréable. Je m’aperçois qu’il fait très chaud : un coup d’œil en passant sur la montée du Brunig que je ne connais pas encore et que je viendrai faire en 1904.
A dix heures, je m’arrête à Meiringen d’où j’expédie mes premières cartes postales. C’est devenu une mode, une obligation à laquelle on se soumet très volontiers, que d’envoyer à chaque halte des cartes postales à la famille, aux amis qui sont ainsi, à plusieurs jours de distance, tenus au courant des progrès de votre marche. Beaucoup de ces messages n’arrivent malheureusement pas à destination : les employés des postes, collectionneurs, les interceptent et l’on ne réclame pas pour si peu !
Je remplis aussi mon sac de provisions et je pars à 11 heures déjà fatigué par la chaleur lourde, accablante, avant-coureur de l’orage qui éclatera le soir.
Au cours de la montée moyenne par laquelle on s’éloigne de Meiringen, je croise la poste et la kyrielle des landaus qui sont, pour nous cyclistes, une des plaies des routes suisses. En 1900, nous avions croisé ces hippomobiles à Guttanen. Je redescends bientôt sur Innert-Kirchet et, soleil et mouches devenant de plus en plus incommodants, j’inaugure la coiffure préservatrice (linge-éponge mouillé sur le chef et sur les épaules) que j’ai reconnue indispensable pendant les quelques heures de forte chaleur. Cette coiffure est inélégante, mais elle est souverainement efficace contre l’insolation et contre les taons dont les piqûres ne laissent pas d’être fort douloureuses.
La rampe désormais ininterrompue, si ce n’est par quelques courts paliers, jusqu’au col du Grimsel, commence peu après Innert-Kirchet ; elle est très irrégulière, et bien que le vert y domine, le noir n’y manque pas et le jaune y est rare. Ces trois couleurs servent à désigner, sur la carte du T. C. S. en 4 feuilles au 1/200.000, dont je me sers, l’intensité de la pente. Au-lieu d’être uniformément teintées de rouge comme elles le sont sur les feuilles d’État-major au 1/200.000, les routes sont jaunes partout où la pente va de 0 à 4 %, vertes de à 7 %, noires au-dessus de 7 %•
On saurait ainsi d’avance à quoi s’en tenir sur les difficultés d’un trajet, si toutefois l’on avait eu soin d’indiquer en même temps dans quel sens on monte ou l’on descend. Cette omission cause des surprises parfois désagréables. On s’imagine avoir devant soi une rampe d’autant moins raide qu’elle est plus longue et l’on se trouve en présence d’une route en montagnes russes beaucoup plus fatigante, puisqu’à la différence d’altitude entre le point de départ et le sommet final, viennent s’ajouter toutes les contre-pentes qui, entre Zernetz et Offenpass, par exemple, ne sont pas insignifiantes. Il en aurait peu coûté pour placer des pointes de flèches indiquant la direction de la pente à chaque creux et à chaque sommet Les cartographes ne pensent pas à tout, mais somme toute, ne critiquons pas trop la carte du T. C. S. car nous n’avons pas encore, en France, de cartes aussi bien faites pour nous cyclotouristes.
Première halte après un tunnel, auprès d’une source fraîche dont j’avais gardé souvenance ; un landau que je viens de rattraper en profite pour me dépasser, mais je ne me sens aucune humeur combative ; j’en veux prendre à mon aise. En croquant prunes et poires, je regarde l’Aar, toujours aussi sale, qui gronde à cinquante mètres au-dessous de moi. Je suis déjà en pleine montagne, la route est sèche, j’ai bien failli déraper dans quelques passages boueux en descendant sur Innert-Kirchet, mais jusqu’au soir je n’aurai à me plaindre que de la poussière et des cailloux flottants.
Avant même d’être à Guttanen, j’éprouve le besoin de prendre quelque repos ; je suis en plein dans un noir grand teint et le soleil est chaud ! Si je me préparais une tasse de thé ?
Auprès d’une source, sur le bord même de la route, en vrai chemineau, je m’installe sans me presser, bien décidé à rester là une heure. Mon petit réchaud fonctionne à merveille, l’eau bout, j’y jette une pincée de thé, et pendant que l’infusion se fait, mollement étendu à l’ombre des sapins, j’absorbe quelques centaines de grammes de chausson aux poires.
Des landaus montent, descendent, des piétons passent, cela m’indiffère. Le thé chaud très sucré me paraît délicieux ; là-dessus, un dernier quart d’heure de repos complet et je repars à 14 heures, Guttanen est bientôt derrière moi et j’aperçois peu après des traces de bicyclette qui m’incitent à marcher plus vite ; mais une soudaine ondée qui pourrait devenir pluie sérieuse m’immobilise un instant ; je dispose mon bagage en prévision du mauvais temps que je sens de plus en plus proche.
Voici quelles sont mes armes de défense contre la pluie, armes dont j’aurai malheureusement à me servir à plusieurs reprises.
J’ai allongé l’axe de la roue directrice de dix centimètres de chaque côté. Par une gaine et des crochets, je fixe à ces rallonges un tablier en tissu léger imperméable qui recouvre mon bagage attaché solidement au guidon et qui s’élargit en haut de toute la largeur (60 centimètres) de mon double guidon. Sous ce tablier, les jambes sont absolument à l’abri et je suis sûr de retrouver à l’étape mon bagage complètement sec, chose importante. En effet, s’il est sans danger de se laisser mouiller en marche par la pluie durant des heures entières, il ne le serait pas de garder à l’arrêt des vêtements mouillés. Quand on est assuré de trouver à l’étape des effets de rechange secs, on peut sans inconvénient endosser un maillot léger, un pantalon de bain, quitter ses bas et pédaler ainsi, aussi peu vêtu que possible, sous une pluie battante. Dès qu’on s’arrête, une bonne friction et des vêtements secs transforment en un excellent traitement hydrothérapique ce qui autrement risquerait de se terminer par une bronchite ou un gros rhume. Il importe donc avant tout de mettre son bagage à l’abri de la pluie.
Un autre moyen de supporter philosophiquement la mauvaise humeur de Jupiter Pluvius consiste à endosser simplement une pèlerine bien imperméable, en molleton plutôt qu’en caoutchouc. Pour que cette protection soit bien efficace, il faut entourer le bas de la pèlerine d’une lame ou d’un fil d’acier faisant fonction d’un ressort de crinoline. Grâce à ce ressort, la pèlerine s’écarte du corps et forme cloche, les jambes se trouvent absolument protégées. Rien ne s’oppose, lorsqu’on revêt la pèlerine, à ce que l’on quitte la veste et même le maillot afin d’emmagasiner le moins de chaleur possible sous cet étouffoir ; car il faut combattre par tous les moyens l’élévation de la température.
Un moteur humain qui s’échauffe, c’est son rendement qui diminue ; on s’en aperçoit très bien quand une pluie légère ou un vent frais vient à l’improviste rafraîchir votre épiderme surchauffé par le travail et par le soleil, vous vous sentez immédiatement ragaillardi, vos forces semblent avoir doublé et vous pédalez avec une vigueur toute nouvelle qui n’a d’autre cause que l’abaissement de la température de votre moteur.
Les ablutions, les immersions dans l’eau froide que je recommande de pratiquer en cours de route tendent au même but.
Je mets pied à terre devant la cascade de Haudeck ; le touriste qui passerait sans daigner la regarder devant cette formidable chute, mériterait d’être classé incontinent parmi les professionnels du tour de France ou de Bordeaux-Paris. Un balcon a été aménagé pour qu’on puisse admirer de plus près l’abîme ou s’engouffrent à la fois l’Aar tout entier et un de ses premiers affluents dont les eaux blanches et limpides se heurtent aux flots boueux. J’y rencontre le cycliste dont je suis les traces depuis un moment, un gaillard bien bâti qui, non content d’aller à pied, fait pousser sa machine monomultipliée par un jeune paysan. J’en suis estomaqué tellement que je n’ai .pas le courage de le complimenter sur l’ingénieuse solution qu’il a trouvée au problème de la montée des côtes à bicyclette.
Quel beau gouffre pour s’expédier ad patres sans avoir le temps de dire ouf ! Je serais surpris si quelque Anglais spleenétique n’a déjà fait le plongeon dans ces volutes d’eau pulvérisée où l’on aimerait — attaché solidement à une bonne corde — aller se faire doucher.
Mon cycliste modern-style a filé pendant que je m’oublie dans la contemplation fascinatrice de la Haudeck-Fall, mais je l’ai tôt dépassé, et bien qu’il paraisse suivre le même itinéraire que moi, je ne le reverrai plus. L’hôtel, quelques hectomètres en palier, un pont et je rentre dans un noir d’ébène ; la route s’élève maintenant sur la rive droite de l’Aar qu’elle ne quittera plus ; le site est joli et l’hôtel qui reçoit, je crois, des pensionnaires, est bien situé.
Avec 3 mètres, je pédale sans trop de peine, le soleil est voilé par les nuages et le vent est frais ; quelques landaus descendent, des touristes, alpenstock en main et besace sur les reins, me croisent ; ce me paraît être des Allemands pour la plupart : quelques-uns me saluent du classique All Heil. Bien que je ne sois plus très loin de l’Hospice, j’éprouve derechef le besoin de manger et, sur bord d’un ruisseau où je prends préalablement un bain de jambes, je donne le coup de grâce à mes provisions.
Je n’ai plus que du vert devant moi, sauf un kilomètre environ de noir pendant lequel j’ai le plaisir de rencontrer quatre cyclistes qui descendent en roue libre. Enfin ! je vois cette année, en Suisse, des cyclistes descendre autrement qu’à pied ; espérons que l’année prochaine j’en verrai grimper aussi autrement qu’à pied.
Nous sommes ici au-dessus de la zone boisée, et le paysage est sévère ; les glaciers nous dominent, les pentes grises, dépourvues de végétation, qui descendent jusqu’au lit fangeux de l’Aar, n’ont rien d’agréable à l’œil. Cependant, l’arrivée dans la combe où l’hospice, transformé en hôtel, a été édifié, efface l’impression de tristesse dont je viens d’être affligé. Il y règne une certaine animation, le soleil a percé les nuages, le vent fait flotter le linge étendu sur les cordes, la poste, suivie de quelques landaus, descend les derniers lacets du col et le personnel de l’hôtel s’agite.
Ce n’est plus ici comme au Lautaret : à côté des cartes postales, on trouve des timbres et un bureau de poste.
Je me leste d’un thé complet, c’est-à-dire avec accompagnement de beurre, de miel et de rôties.
Les cinq ou six lacets qui de l’hospice mènent au col paraissent d’en bas beaucoup plus raides qu’ils ne le sont ; en outre, comme on les attaque après un instant de repos, on les enlève très vivement à l’ébahissement des voyageurs qui peuvent vous suivre des yeux presque jusqu’en haut : le sol est pourtant mauvais, et l’on est obligé de suivre l’étroite bande qui longe le parapet et que les roues des voitures respectent en général. C’est d’ailleurs la règle, en Suisse, que les cyclistes doivent laisser le milieu de la route aux voitures et passer toujours du côté du précipice : il convient donc de s’habituer à suivre sans sourciller l’étroite ligne, qui souvent n’a que 25 centimètres, qu’on veut bien nous laisser. La crainte de s’en écarter... du mauvais côté n’est pas sans gêner l’admiration de la nature, et quand un site en vaut la peine, chose fréquente, il est sage de mettre pied à terre. Ce petit détail, ajouté à la difficulté de la marche sur un sol empierraillé, et aux ennuis des rencontres de la poste, de l’extra-poste et du tralala des landaus, contribue à expliquer pourquoi, dans l’Oberland suisse, nos étapes sont, toutes autres choses égales, de moitié plus courtes qu’en Savoie et en Dauphiné.
Du col de la Grimsel, on a une très belle vue sur les glaciers dont on parait fort rapproché. Un petit lac paisible dort là-haut : il serait agréable de flâner par là un moment, mais je viens de dépasser une voiture que je ne voudrais pas être obligé de redépasser en pleine descente, et je file non sans quelque appréhension. Je me souviens d’avoir fait là une chute en 1900 en descendant à toute allure pour tacher d’attraper à Brieg un train que nous manquâmes d’ailleurs de deux minutes.
Les cinq kilomètres de lacets à 10 %, du col à Gletsch-Hôtel sont bien ce qu’il y a de pire en fait de routes suisses ; à la montée, ils doivent être particulièrement durs à arracher même avec 3 mètres ; à la descente, ils sont dangereux dès qu’on se laisse aller un peu vite, il faut toujours freiner peu ou prou et les ornières, les pierrailles, les nids de poussière s’entendent à merveille pour vous faire valser.
J’atteins néanmoins sans encombre l’étroit palier où l’Hôtel du Glacier du Rhône, étonnant caravansérail où les touristes de toutes les nationalités se rencontrent, développe ses constructions et dépendances qui vont toujours s’agrandissant. À 18 heures, il y a peu de monde dehors  ; de belles vaches reviennent du pâturage et encombrent le pont, m’obligeant à m’arrêter.
Je suis indécis  ; coucherai-je à Gletsch ou irai-je plus loin ? Le temps se gâte évidemment, des éclairs lointains, de brusques coups de vent, quelques gouttes tombées des nuages qui passent rapidement d’un sommet à l’autre, tout annonce un orage imminent et je ne me décide à partir qu’avec l’arrière-pensée de redescendre vivement si les choses se gâtent.
Comme le noir va devenir la règle et le vert l’exception, je place ma chaîne sur le plus petit développement 2m,40 et je pars à 18 heures 1/2.
Sans me presser et mettant prudemment pied à terre, en croisant les voitures qui descendent, ce qui me permet d’admirer plus à loisir ce site merveilleux et unique peut-être au monde, il me faut une heure pour arriver à l’hôtel Belvédère où je termine ma première étape effectuée sans accident et sans fatigue anormale. J’ai trouvé pourtant sensiblement plus durs que tout le reste les derniers 1.500 mètres ; mais il m’a paru que la pente y était aussi beaucoup plus accentuée.
Ablutions faites et douillettement enveloppé dans une ample chemise de laine, j’attendais le menu aussi végétarien que possible que j’avais commandé et j’admirais l’imposant glacier du Rhône dont la nuit faisait un linceul jeté entre les montagnes, quand je vois passer sous les fenêtres de la salle à manger deux cyclistes, deux ombres, deux fantômes qui s’enfoncent dans la nuit sans lanterne, sans laisser d’autre indice de leur passage que le grincement des freins sur jante et sur tambour.
J’en tressaute sur ma chaise. En voilà qui n’ont pas la frousse ! Dans quelques minutes, on n’y verra pas à cinq mètres et pour s’engager dans une pareille descente en pleine obscurité, il faut ou ne pas la connaître ou être d’une imprudence rare : On ne me verra jamais faire cela, et quand les circonstances me forceront à finir de nuit une telle étape, mon Dieu, j’irai à pied tout simplement
Je forme des vœux, in petto, pour que ces deux audacieux arrivent sans désagrément vers le phare électrique du Gletsch-Hôtel que je vois briller là-bas tout au fond du couloir à 500 mètres au-dessous de moi. Le vent devient de plus en plus fort et un orage se déchaîne probablement à cette heure même sur les sommets extrêmes des glaciers de l’Aar et du Rhône.
La petite fenêtre de ma chambre s’ouvre sur l’immense vide qui dut être autrefois comblé par le glacier : je m’y accoude un instant pendant que le tonnerre gronde au loin et que les éclairs fusent des quatre points cardinaux. Diable ! De quoi demain sera-t-il fait ?
Vélocio.
(A suivre.)

Excursions du “ CYCLISTE
SIX JOURS EN SUISSE ET EN ITALIE
10 Août. — Hôtel Belvédère, Hospenthal, San Gottardo, Biasea, Olivone, Lnltmanierpass, Hospice Santa-Maria, 125 kilomètres.
Il ne pleut pas encore, à 4 h. 1/2, quand je quitte l’hôtel, auprès duquel on construit de vastes dépendances ; mais il est facile de prévoir que la pluie est proche. Bien que la pente soit relativement modérée (elle devient même à peu près nulle pendant le dernier kilomètre), je pousse placidement ma machine jusqu’au col de la Furka, distant d’environ trois kilomètres ; j’attends qu’il fasse nettement jour pour me mettre en selle, et c’est tout juste si je le puis en commençant la descente, tellement le temps est sombre.
Nuages ou brouillards bornent la vue de tous les côtés. La pente est d’abord fort bénigne, et le sol sur ce versant semble un peu meilleur. À deux kilomètres du col j’entre dans la pluie qui m’accompagne crescendo jusqua Réalp. Je déploie mon tablier et m’empèlerine ; le sol détrempé rend bientôt les tournants scabreux, prudence et lenteur s’imposent et je pousse un soupir de soulagement en mettant enfin pied à terre à Réalp à 6 heures.
Je trouve à l’hôtel deux cyclotouristes allemands que la pluie — car il pleut ici depuis la veille — a arrêté ? et qui attendent une éclaircie pour aller d’où je viens. Ils ont sur leurs machines un bagage respectable, mais un seul développement et roue serve ; ce sont des touristes peu pressés .
Heureux mortels qui s’arrêtent quand il pleut, font toutes les montées à pied, ne poussent jamais l’effort jusqu’à la forte suée dont, entre parenthèse, il m’a semblé que j’avais un peu abusé pendant mes six jours en Suisse. Leurs étapes sont réglées par leur fantaisie du moment, par les circonstances, par les incidents fortuits, par le hasard ; ils feront peut-être demain 50 kilomètres, mais aujourd’hui ils se contenteront d’en faire 25 et hier ils sont simplement venus d’Airolo à Réalp par le San Gottardo. Ils mettront trois jours pour faire une des quotidiennes étapes que mon programme m’impose. Quand je vous dis que ce sont là d’heureux mortels !
Café au lait complet, cartes postales ; sept heures sonnent, il pleut encore mais le soleil hasarde une risette qui donne au paysage un charme soudain autant que bref, car des nuages s’interposent immédiatement et ce ne sera pas avant Biasca que je reverrai le ciel bleu.
Je pars tout de même et je commence mon apprentissage de navigateur louvoyant entre les ornières pleines d’eau, le milieu de la chaussée pleine de boue et les à-côtés pleins de sable. La route descend très légèrement. Une vieille tour en ruines sur un monticule et que Joanne m’a, depuis, dit être l’ancien gibet d’Andermatt, attire mes regards ; j’arrive à Hospenthal et la pluie s’est arrêtée. (Test heureux, il s’agit de s’élever de 620 mètres en 10 kilomètres et la tenue légère est de rigueur. Je ne garde que le chandail, mais je dispose mon paquetage en prévision de la pluie fine intermittente que je prévois. Je puis, à volonté, fixer le sac qui contient tout mon bagage, à l’exception de la pèlerine, sur le porte-bagage arrière ou l’accrocher à mon guidon à deux étages ; j’ai imaginé cela afin de me rendre compte expérimentalement de la meilleure position qu’il convient d’assigner au bagage à la montée, à la descente et en palier. Mon sac pèse 8 ou 10 kilos, selon qu’il contient ou qu’il ne contient pas de provisions de bouche. Le déplacement d’un tel poids ne doit pas, ce me semble, être insignifiant sur le rendement d’une machine. Bien qu’au cours de mon voyage je me sois efforcé de faire des expériences comparatives aussi nombreuses et aussi exactes que possible, les conclusions auxquelles je suis arrivé ne sauraient être considérées comme définitives. Le plus sage aurait été peut-être de répartir également le bagage en trois paquets : l’un à l’avant, l’autre à l’arrière et le troisième dans le cadre. J’ai rencontré des cyclistes qui portaient leur sac sur le dos tout comme les piétons. C’est la pire des solutions pour ceux qui font les montées autrement qu’à pied, le plat et les descentes aux grandes allures.
En palier et à la descente, il m’a paru qu’il était avantageux à tous les points de vue, surtout à celui de la sécurité, de rejeter tout le bagage à l’arrière. La sûreté de la direction en est augmentée et les virages se prennent mieux. A la montée, j’ai le plus souvent attaché mon bagage au guidon ; ici, la lenteur de la marche fait que la direction n’est pas gênée et il me semblait que j’enlevais plus aisément mes cent kilos. Ce sont là des résultats auxquels on pourrait arriver par la réflexion, et c’est parce que le simple bon sens les confirme que je les tiens pour vraisemblables.
La montée du San Gottardo est la moins pénible que j’aie faite de tout le voyage ; même les premiers lacets teintés de noir sur la carte ne sont pas durs grâce à la fermeté du sol. Je me sers du développement de 3 mètres et j’enlève les 10 kilomètres exactement en une heure ; çà et là quelques passages empierraillés, un peu de pluie, du brouillard.
L’eau du torrent que l’on remonte est d’une limpidité extraordinaire. Le premier col derrière lequel se dissimule le véritable sommet induit en erreur en vous laissant croire qu’on est arrivé, mais le paysage environnant est agréable et l’on, se console vite de cette désillusion. Ici, pas de glaciers, pas de sommets rébarbatifs, mais des rochers épars, un peu de verdure, des flaques de neige, une miniature de lac, et me voici à l’hospice, construction massive à deux bâtiments que la route sépare : d’un côté les bêtes , de l’autre les gens ; ce passage, avant la construction du tunnel, était un des plus fréquentés : il conduit du cœur de la Suisse au cœur de la Lombardie par une voie relativement facile, même en hiver, et l’hospice n’est pas, comme les hôtels de la Furka, du glacier du Rhône et de la Grimsel, abandonné l’hiver.
Comme bien vous le pensez, je fais halte au San Gottardo pour expédier des cartes postales et boire un bol de lait chaud saturé de miel, une de mes boissons favorites.
Au loin du côté italien, le temps paraît plus mauvais que du côté suisse. Quelle fichue journée, tout de même !
Je m’assure du bon fonctionnement de mes freins et à Dieu va ! la dégringolade commence, formidable. Du noir presque tout le temps jusqu’à Airolo. Dès le premier virage, on dirait qu’on s’enfonce dans un puits, la route tourne sur elle-même, revient, retourne comme si elle serpentait le long d’un mur. Pas nécessaire de placer des écriteaux : descente rapide, tournants dangereux ! c’est visible et l’on file doux. Les membres d’une fanfare montent en groupes de deux ou de trois et quelques-uns me saluent de sons discordants. J’ai déjà franchi des kilomètres et je me vois encore juste au-dessus du col, je suis au fond du puits. En quelques lacets plus amples et moins raides la route se dégage et j’aperçois dans le lointain Airolo bien au-dessous de moi. Une dernière série de lacets où le sol est devenu soudain empierraillé et mou ; je croise des promeneurs et des touristes qui ont l’air de monter au Saint-Gothard, puis des landaus qui y montent réellement, on dirait qu’un train vient de débarquer un paquet de voyageurs.
Le ciel est gris et l’air humide, beaucoup de verdure autour d’Airolo, qui est sans doute une station estivale.
Comme en Italie, la route dans la traversée du village a deux voies pavées de 40 centimètres séparées par une voie pavée de 80 centimètres : celle-ci pour le cheval, celles-là pour les roues des voitures ; mais les cyclistes en peuvent aussi profiter et j’approuve assez cet usage. Malheureusement, toute médaille a son revers. Les ponts et chaussées suisses ont pavé de même les tunnels et cela me valut, sous le premier tunnel que je traverse après Airolo, une chute très fâcheuse où je laisse un bas et un peu d’épiderme ; dans l’obscurité, on ne peut suivre exactement la voie dallée et celle-ci, se trouvant parfois très en saillie, forme ornière où la roue directrice s’engage et reste prisonnière. Je passerai donc à pied tous les tunnels de ce genre.
À peu de distance d’Airolo, j’entre de nouveau dans la pluie qui tombe depuis longtemps sans doute, car plus j’avance plus la route est détrempée. À cela près, la descente douce entre deux montagnes boisées d’où dégringolent de nombreuses cascatelles est agréable. Mais le paysage devient soudain plus sévère et la pente plu- rapide, des rochers barrent le passage, la route et la voie ferrée passent péniblement : la première s’en tire par des lacets courts et serrés, la seconde par des tunnels et des viaducs. Ce défilé, qui dure environ deux kilomètres est d’un pittoresque achevé et me surprend d’autant plus que je ne m’y attendais pas. Quel coupe-gorge au bon vieux temps des diligences, mais aussi quel joli coin pour faire une halte et un déjeuner tiré du sac.
Ce n’est pourtant pas le moment : il pleut à seaux et je n’ai qu’un but : aller me mettre à l’abri dans le premier village. Je me hâte néanmoins lentement, afin de ne pas trop m’éclabousser en traversant les flaques d’eau et de boue qui se succèdent sans discontinuer.
Ah ! Jarnigué ! Ce n’est pas gai !
Faydo. La pluie redouble, s’il est possible ; mon manteau ruisselle ; cependant, grâce à mon tablier, je suis très peu mouillé : je m’engouffre sous une remise. Le hasard m’a conduit à l’hôtel de l’Ange ; il est onze heures : à midi le déjeuner sera servi : je vais, en attendant, nettoyer ma bicyclette et enduire mes chaînes de vaseline, précaution qu’il ne faut jamais négliger quand on doit rouler sous la pluie, sous peine d’entendre bientôt des craquements de mauvais augure.
Faydo m’a semblé être un village curieux par ses maisons de construction ancienne et de styles très variés ; c’est aussi une station d’été très fréquentée, à en juger par le nombre de pensionnaires de l’hôtel de l’Ange. Le déjeuner (2 fr. 50) fut excellent. Comme toujours en Italie, le macaroni au fromage fut le plat de résistance, et à l’instar de mes voisins, j’en fis une pyramide sur mon assiette ; tous les autres plats furent du superflu, et j’admirai la puissance d’ingestion des convives des deux sexes qui, après avoir englouti 500 grammes de macaroni, semblaient n’avoir encore rien mangé. Qu’on s’étonne après cela des dilatations d’estomac de plus en plus fréquentes, on avale sans les mâcher d’énormes quantités d’aliments qui emplissent l’estomac sans le rassasier alors que la moitié suffirait à apaiser l’appétit le plus boulimique si l’on mastiquait suffisamment.
Et pendant ce temps-là, Jupiter Pluvius ouvrait de plus en plus ses robinets et arrosait largement la terre. À 14 heures seulement, il me sembla que les nuages se disloquaient et qu’il y avait des chances pour que la journée finit mieux qu’elle n’avait commencé. Je partis donc sans me presser dans la direction de Biasca : pente faible, continue, parfois un peu plus rapide, souvent presque nulle avec de vagues remontées. Bientôt la pluie cesse et le soleil apparaît, m’affligeant d’une température lourde, chaude et humide. J’entre dans la zone favorable aux arbres fruitiers et à la vigne dont les ceps soutenus par des colonnes de pierre de 2 mètres forment de véritables allées sous lesquelles les vendangeurs font la cueillette beaucoup plus commodément que chez nous : je ne sais si cette façon de cultiver la vigne en augmente le rendement.
D’une façon générale on s’ingénie, en ce pays du soleil, à se défendre contre ses rayons, de même que dans les pays froids on sait se défendre contre le froid mieux que dans les régions tempérées.
Les tailleurs de pierre, qui, chez nous, travaillent en plein soleil, sont à Biasca protégés par des tentes portatives et je m’attendais à voir les moissonneurs faire leur besogne dans le même appareil.
Ces tentes, construites très sommairement n’étaient pas sans danger pour la circulation et je faillis me heurter à l’extrémité d’une des poutrelles qui tenaient les toiles tendues et qui s’avançaient jusque sur la route.
Un pont sur le torrent que je dois remonter jusqu’à Olivone et j’entre dans Biasca, bourgade de minime importance, où je ne puis trouver des fruits convenables.
15 heures viennent de sonner : je prends à gauche une rue pavée à l’italienne et je suis bientôt hors des maisons sur une route assez bonne qu’un torrent vient pourtant de couper à un ou deux kilomètres de là. Les ouvriers chargés de la réparer profitent de la circonstance pour attraper quelques pourboires en aidant voitures et piétons à franchir le passage. Il faut savoir tirer parti de tout.
Je grimpe lentement et sans incident notable, me tiens sur la rive gauche, ainsi que me le conseille ma carte, traverse sur des ponts jetés au ras des rochers quelques torrents qui sortent de gorges étroites et sombres et fais des haltes fréquentes pour étancher ma soif et satisfaire mon estomac. Ce trajet insignifiant de 22 kilomètres pendant lesquels on s’élève, avec quelques contrepentes d’environ 600 mètres m’a été relativement pénible et m’a demandé 2 h. 1/2 ; le noir cependant y est rare mais le vert est tout à fait foncé, c’est-à-dire qu’il représente du 7 % plus souvent que du 4 %. Il y a de jolis points de vue sur les villages piqués aux flancs de la montagne de l’autre côté du torrent dont les eaux, noires comme de l’encre, ressemblent à celles des classiques fleuves infernaux.
À Olivone, station estivale, bien située au pied de hautes montagnes qui la protègent contre les vents froids du nord, je me sens fatigué et plus disposé à passer la nuit là qu’à tenter l’ascension de la passe de Lukmanier. Cependant, après m’être lesté solidement de lait, de miel et de pain je sens mes forces renaître et je me remets en route à 18 heures 1/4, sachant qu’à 5 kilomètres d’Olivone je rencontrerai un premier hospice, à 12 kilomètres un second hospice et à 19 kilomètres le troisième hospice plus important de Santa-Maria. Je prends 2m,40 : à la fin de la journée, avec bon nombre de kilomètres à plus de 7 % et plus de mille mètres d’élévation en perspective, ce tout petit développement était obligatoire. Je pars et dès que j’aborde la montée dure qui par un grand coude au sud me ramène au-dessus du torrent que je remontais tout à l’heure (belle vue sur Aquila), je pédale avec plus d’entrain que jamais ; ma fatigue a totalement disparu, elle n’était due probablement qu’à un commencement de fringale. Le pot de miel que je viens d’engloutir est en train de passer dans mes muscles et j’expédie mes soixante tours à la minute avec aisance et facilité. Le sol, d’ailleurs, est roulant quoique caillouteux et mes roues ne s’enfoncent plus dans cinq centimètres de boue ou de sable mouillé. Du vert, je passe au noir sans que mon allure diminue : le vent contraire me rafraîchit plus qu’il ne me gêne ; en m’élevant je jouis d’un très beau panorama de montagnes, bref, c’est le plus agréable moment de toute cette deuxième journée, aussi n’ai-je pas une minute la pensée de m’arrêter au premier hospice autour duquel une famille, en pension sans doute, prend le frais. Après un dernier crochet d’où mes regards plongent encore dans le fond de la vallée où se cache Olivone j’entre délibérément dans la montagne et je vais côtoyer le torrent ; le paysage est très vert, mais la vue est bornée : des prés et des bois, des rochers et de la mousse, quelques ruisselets, la nature n’a pas eu besoin de faire beaucoup de frais de toilette pour me plaire ce soir-là ; je me sentais en d’excellentes dispositions admiratives. Cependant, la nuit s’avançait à grands pas, et à mesure que je m’élevais, l’air devenait plus froid. Entre chien et loup, j’arrive au deuxième hospice qui ressemble plutôt à une pauvre ferme qu’à une auberge même modeste — j’ai su à Santa-Maria qu’il y a là de braves gens chez qui j’aurais bien pu passer la nuit — je ne m’arrête pas, il est 8 heures, et 5 kilomètres sur le plateau seront vite franchis. Il fallut déchanter et ce ne fut pas long ; à peine hors de la zone protégée par les arbres, je suis assailli par un vent aigre et violent et j’entre dans un brouillard glacial. Obligé de conserver mon petit développement, je n’avance pas vite et l’obscurité devenant complète, j’en suis réduit à mettre par instant pied à terre, pour ne pas m’écarter de la route que je distingue à peine. La situation n’a rien de plaisant : quelques masures auprès desquelles la route est boueuse ; je patauge dans un ruisseau ; je me heurte à des vaches qui, devant passer la nuit dehors, se balladent pour le moment sur la route ; la bise me cingle, le brouillard me pénètre, la faim se fait sentir et je voudrais bien être arrivé. Tout à coup, je me sens entraîné par une pente légère, j’ai franchi le point culminant à 1.917 mètres. Voilà bien une autre affaire, je n’ose plus pédaler, il faut me résoudre à finir l’étape à pied : en Suisse, les descentes sont généralement dangereuses, je n’y vois pas à 10 mètres ; avec le vent qu’il fait, sans le moindre abri, impossible d’allumer ma lanterne et de consulter la carte. Suis-je près, suis-je loin de Santa-Maria ? je l’ignore, mais j’en ai assez et je m’arrêterai, pour passer la nuit, dans la première masure que je trouverai. Justement, voici à ma gauche un mur, une porte ; la clef est sur la porte, j’ouvre et j’entre dans une minuscule chapelle. J’allais m’y installer pour la nuit quand me vient heureusement l’idée que je suis à Santa-Maria et que l’hospice ne peut être bien loin. En effet, à peine revenu sur la route, j’entends un aboiement et j’aperçois une lueur. Dieu soit loué ! une bonne vieille femme m’accueille, met à ma disposition ce dont j’ai grand besoin : du lait, du pain et un bon lit. Il est 21 heures ; l’étape a été longue et a failli finir bien piteusement.
Une agréable surprise m’attendait à l’hospice Santa Maria : au lieu des sempiternelles caravanes de touristes anglais, italiens ou allemands, surtout allemands, qui pullulent dans les hôtels suisses, il n’était venu le jour même au Lukmanier que quatre touristes, tous français, et doublement français puisqu’ils étaient de la frontière. J’étais le cinquième ; j’eus le plaisir de causer un instant avec M. M. de Nancy et sa charmante fille qui, sur le livre des étrangers, s’était malicieusement attribué dans la colonne consacrée aux professions, celle de musicienne et photographe-amateur.
11 août. Hospice Santa-Maria, Disentis, Hans, Versam, Bonaduz, Thusis, Viamala, Tiefenkasteny Surava, 112 kilomètres.
Je partis le premier le mardi matin à 7 heures. Le temps était très beau, mais j’allais rencontrer des routes boueuses qui devaient me rendre cette étape plus pénible encore que celle de la veille. Tout d’abord, pourtant, je n’eus pas à me plaindre ; la route serpente en descendant entre deux montagnes peu élevées et suit fidèlement le torrent, comme vue, c’est gentil, mais pas imposant ; pas de pics sourcilleux, ni de glaciers éclatants. La pente est modérée et le sol assez bon ; les tournants se prennent bien. Cela durait ainsi depuis pas mal de kilomètres, quand le torrent, qui petit à petit a pris de l’ampleur, entre dans des gorges de toute beauté, tombe de cascade en cascade à 100 mètres plus bas que la route qui, elle, se faufile comme elle peut entre les parois rocheuses et passe sous plusieurs tunnels successifs. Le sol sous ces tunnels est très visqueux, il n’est que sage de les traverser à pied. J’arrive à Disentis par un kilomètre environ de montée moyenne pendant lequel je jouis d’une vue assez étendue sur la vallée du Rhin qui s’enfuit à droite et sur les gorges dont je viens de sortir. De vastes bâtiments hospitalisent les nombreux villégiaturistes qui séjournent là chaque été.
J’ai gardé le plus mauvais souvenir des 24 kilomètres de descente douce qui séparent Disentis d’Ilanz ; pour en venir à bout, il m’a fallu trois grandes heures et des efforts considérables. Sur plus de la moitié de ce parcours une boue atroce m’arrêtait à chaque tour de roue et j’ai dû pousser ma monture pendant 5 ou 6 kilomètres à une allure de tortue. Dieu vous garde de passer par là le lendemain d’un jour de pluie ; il y a de quoi devenir fou ! Les quelques kilomètres à peu près passables pendant lesquels je filais avec un plaisir que vous comprenez sans peine, augmentaient mes regrets de ne pouvoir toujours filer à la même allure. Je me souviens de paysages délicieux comme site, abominables comme sol alors qu’on s’élève sur la rive droite ; la route s’éloigne du Rhin et suit un coteau boisé qui me préserve de l’ardeur du soleil, plus implacable que jamais. Je pédale en un équilibre très instable sur une languette de terre large de 30 centimètres tout au bord du talus : le reste de la route est un bourbier sillonné de profondes ornières d’où je ne puis m’arracher sans mettre pied à terre quand un coup de guidon involontaire m’y entraîne.
Pas étonnant que je sois d’une humeur noire quand j’entre à 11 heures dans Ilanz, point terminus du chemin de fer de ce côté. C’est là qu’un mois plus tôt L...,de Saint-Etienne qui, avec B...et V... .de Lyon et J... .des Vosges, s’efforçait de suivre l’itinéraire publié dans Le Cycliste, fut obligé d’aller par le train jusqu’à Zurich pour faire remplacer l’axe de son pédalier qu’une chute dans la boue avait cassé net. B... l’accompagna et ils revinrent ensemble par le lac des Quatre-Cantons, le Brunig, la Grimsel, Martigny et Chamonix, tandis que V... et J... continuaient vers le Stelvio qu’ils atteignirent le 10 juillet. Des chutes, j’en ai eu aussi à revendre, mais, instruit par l’expérience de L... je pus m’arranger toujours pour les rendre anodines.
Je n’étais pas, à Ilanz au bout de mes peines !
Un petit déjeuner me rassérène pourtant et quand je repars à midi, je me sens redevenu le philosophe qu’on ne doit jamais cesser d’être en voyage.
J’ai retraversé le Rhin à Ilanz et je ne reviendrai plus sur sa rive gauche. Je vais m’élever, par des pentes d’intensité très variée, à l’altitude i.ioo près de Versam d’où je redescendrai à pied à cause des ornières de boue desséchée avec lesquelles j’aurai à me débattre jusqu’à Bonaduz et qui me valurent une chute que, seule, ma bonne étoile empêcha d’être la fin de mon excursion.
A cela près, j’ai trouvé fort à mon goût ce coin de terre. Le Rhin coule au pied d’une muraille rocheuse très élevée qui sert de base à des prairies verdoyantes que dominent des forêts ; çà et là, des villages émergent de la verdure et j’imagine qu’il doit y avoir par là beaucoup de pensionnaires et que la Fremdindustrie y est florissante.
Pendant que, caché dans un repli de terrain, auprès d’une source d’eau vive, je m’apprêtais un bol de thé bouillant, je fus agréablement surpris par l’arrivée de quatre cyclotouristes allemands ; ils étaient équipés à la légère et vêtus en coureurs ; ils faisaient à pied la descente ; nous nous souhaitâmes réciproquement bon voyage et de meilleures routes que celles où nous étions à ce moment.
Après Versam, la descente rapide me conduit au milieu d’un très beau paysage boisé, jusqu’à un pont placé au point le plus pittoresque. Je roule quelque temps en plein soleil, le long d’une muraille de pierre tendre qui s’effrite constamment et lapide les passants. Ici-encore, je domine le Rhin d’assez haut, puis j’enfile une longue ligne droite en pente douce, au bout de laquelle j’aperçois le clocher de Bonaduz ; c’est là que, m’étant oublié à regarder ailleurs que devant moi, j’entrai dans une ornière d’où je ne pus sortir que par une culbute qui m’envoya dans le fossé. Des écorchures seulement et ma machine intacte. All right.
À Bonaduz finissent mes tourments ; je n’aurai plus à me débattre avec la boue et les ornières et je vais rouler sur de bonnes routes pendant la soirée et le lendemain.
Jusqu’à Thusis je remonte un autre bras du Rhin : pente insignifiante avec quelques ondulations parfois assez prononcées : un soleil radieux illumine la campagne qui est très riante : je croise des dames à bicyclette : des étrangères sans doute en séjour à Thusis, station fréquentée par les classes aisées, à en juger par le luxe des hôtels et des habitations. C’est là que s’ouvrent les gorges célèbres de la Via Mala. Je n’en pouvais passer si près sans les visiter et me voilà, hors de mon itinéraire, gravissant une des pentes les plus rudes que j’aie rencontrées de tout mon voyage ; deux kilomètres environ de noir grand teint, un tunnel gluant comme un matelas de limaces, deux ou trois kilomètres de rampe ou de descentes modérées et le pont du diable au delà duquel je ne suis pas allé ; voilà pour la route ; quant au paysage, je m’en réfère aux descriptions qui ont dû déjà en être faites. Le torrent gronde au fond de deux parois, rapprochées au point de se toucher presque, hautes de quelques centaines de mètres ; on le traverse sur le pont du diable hardiment jeté à cent mètres au-dessus du gouffre où l’on aperçoit l’eau verte et écumante se tordre entre les rochers. Du pont sur le Drac, près de Corps, on a un peu la même vue. La Fremdindustrie exploite à fond la Via Mala, ce qui n’ajoute rien à son charme, au contraire.
En sortant des gorges, je filai, à droite, vers Sils où je rechargeai mes accumulateurs en vue de la remontée de l’Albula, un ruisseau aux eaux claires qui coule dans une gorge riante et boisée où tout, jusqu’à la route et ses tunnels, a beaucoup d’analogie avec notre célèbre route du Frou dans le massif de la Grande-Chartreuse.
Montée douce jusqu’au pont par lequel on passe de la rive gauche sur la rive droite de l’Albula. Ce pont vaut, certes, le pont du Diable de la Via Mala en ce qui est de la vue qu’on a de haut en bas ; je m’accoudai un instant sur le parapet, me laissant aller à une rêverie indéfinissable à laquelle un peu de fatigue n’était sans doute pas étrangère.
Après le pont commence une rampe sérieuse qui va s’accentuant et atteint le noir, c’est-à-dire dépasse le 7 pendant 2 kilomètres environ ; en outre, le sol est mauvais, mais la vue sur le ravin est fort belle, et si les muscles sont à la peine, les yeux sont au plaisir ; il y a compensation. Vive descente de 3 kilomètres en roue libre à grande allure dans le creux où gîte Tiefenkasten, un autre lieu de villégiature, riche en pensionnaires et en étrangers de passage. Je suis en plein dans la Suisse pastorale ; les torrents descendent des champs de neige plutôt que des glaciers qui sont déjà loin ; c’est pourquoi les eaux sont limpides et non boueuses comme celles de l’Aar, du Rhin, du Rhône, etc.
Je m’étais mis dans la tête de ne finir ma troisième étape qu’à Wiesen, à 1.454 mètres d’altitude, et je passai sans m’arrêter devant Tiefenkasten d’où un train partait dans ma direction en même temps que moi. La route monte aussitôt et les voyageurs qu’emportait, pas bien vite, le grand frère, s’amusèrent à m’encourager, étonnés de voir un cycliste grimper autrement qu’à pied. La rampe n’est pas très dure ; cependant, je venais de dépasser Surava, premier village que l’on trouve après Tiefenkasten quand je sentis que la nuit se ferait complète bien avant que je sois à Wiesen et, mon expérience de la veille me profitant, je résolus de n’aller pas plus loin, je revins donc sur mes pas, retraversai le passage à niveau pour m’arrêter dans un hôtel dont j’avais remarqué en passant l’apparence proprette, l’hôtel Belfort, si j’ai bonne mémoire. J’y fus accueilli avec empressement par une charmante Fraulein, la fille de l’hôtelier, et par celui-ci avec qui je conversai de choses et d’autres en prenant mon repas du soir.
Un excellent homme, au demeurant, qui axait été à Paris et à qui les Français étaient sympathiques.
— De quoi vit-on ici, lui demandai-je et quelle est l’industrie dominante ?
— Les étrangers sont notre principale ressource, et cette année ils ont été plus nombreux que jamais.
— Y a-t-il beaucoup de pensionnaires dans le pays et quel est le prix de la pension dans un hôtel de second ordre ?
— À Tiefenkasten, on demande de 4 à 5 francs par jour et par personne, mais dans les villages des environs, une famille de cinq personnes serait nourrie et logée pour 15 francs.
— Je remarque que vous parlez entre vous un patois qui ne ressemble guère à l’allemand et vous n’êtes pourtant pas sur le versant italien.
— Nous parlons ici le roman et ce n’est pas un patois, mais une langue spéciale que nous devons à quelque colonie qui se fixa ici dans les temps anciens.
Les migrations des peuples des races les plus diverses expliquent ces anomalies dans le langage et parfois dans les mœurs de certaines populations disséminées çà et là par le monde et englobées dans les nationalités de souche toute différente.
(A suivre.) Vélocio

SIX JOURS EN SUISSE ET EN ITALIE
SUITE ET FIN
12 août. — Surava, Wiesen, Davos, Süs, Ofen-Pass, Stelvio, 122 kilomètres.
À 4 heures et demie, je pars sans tambour ni trompette, ayant eu la précaution, toujours bonne à prendre, de me faire indiquer, la veille, le moyen de sortir sans éveiller qui que ce soit. La journée s’annonce magnifique ; ce fut d’ailleurs la seule où je n’eus pas de déboires, celle aussi où je me fatiguai le moins malgré plus de 4.000 mètres d’élévation.
Par un brusque coude à gauche, je quitte la route de l’Engadine pour gagner, à un kilomètre de là, celle de Davos. La route est convenable bien qu’étroite ; elle m’appartient ; ces parages paraissent peu fréquentés, en tous les cas, je n’ai pas à craindre les rencontres d’autos.
À ma droite, la vue s’étend sur un énorme entassement de montagnes enchevêtrées les unes dans tes autres et, par dessus les plus rapprochées, quelques champs de neige apparaissent dans le lointain, vivement éclairés par les premiers rayons du soleil qui ne m’atteignent pas encore.
Je me suis arrêté pour contempler plus à loisir ce panorama que l’éclairage du matin pare de séductions momentanées qui disparaîtront avec les clairs et les obscurs que la lutte entre la nuit et le jour crée autour de chaque sommet.
À contempler longuement de tels spectacles, on finit par s’hypnotiser et une étrange hallucination s’empare de moi. Je me sens grandi démesurément, il me semble que toute cette nature que je vois entre en moi et que je suis assez vaste pour l’absorber.
Alpes, sommets, glaciers, torrents, forêts, qu’êtes-vous, sinon les esclaves de l’homme, roi de la création, maître de l’univers capable, s’il le voulait un jour, de vous niveler, de vous anéantir ?
Il m’apparaît très nettement aujourd’hui que j’allais un peu loin, ce matin-là, dans l’expression de la puissance humaine, et j’attribue cet écart d’imagination à la vacuité de mon estomac qui attendait le déjeuner avec impatience.
Pauvres de nous ! Que nous sommes, au contraire, peu de chose devant les forces que nous disons aveugles et qui sont peut-être intelligentes de la Nature. Si, à ce moment même, une pierre détachée d’un de ces sommets que je voulais avaler d’un seul trait m’était tombée sur le crâne, mon accès d’orgueil aurait été guéri radicalement en moins de temp qu’il n’en faut pour l’écrire.
Je me remets en selle sous l’empire de cette hallucination mégalomane et je me souviens vaguement que je m’imaginais pédaler sur les étoiles, allant d’une planète à l’autre plus aisément que Santos-Dumont dans son aéronef.
Fâcheux que je ne puisse me souvenir des conversations que j’entretins avec les habitants de Mars et de Jupiter.
Pendant mes instants de lucidité, j’admirais les alentours de la route qui circule le plus souvent au flanc d’un ravin assez profond et traverse, par des crochets agrémentés de tunnels, d’autres ravins ; le tout est boisé, très vert, parfait pour cures d’air. Je croise quelques landaus et j’arrive à Wiesen, village coquet où la Fremdindustrie fraternise avec la Krankindustrie, celle-ci étant, à Davos, souveraine maîtresse.
J’obtiens, à l’hôtel de la Poste, le solide déjeuner dont j’ai grand besoin : une vaste omelette, deux pots de confiture, café au lait, miel, beurre et gruyère, tout y passe, et les 2 fr. 25 que cela me coûte ne me paraissent pas volés. Un jeune poitrinaire entouré des siens déjeune à une table voisine ; on s’efforce de le distraire en lui parlant d’un tas de choses et de projets qu’on sent bien n’être que sur les lèvres ; il n’y répond que par de vagues sourires et des accès de toux caractéristiques. Ma voracité l’amuse, il attire l’attention de sa mère sur la rapidité avec laquelle je nettoie les pots de confiture. La pauvre femme sourit encore plus tristement que son fils et regrette sans doute, dans son for intérieur, que celui-ci n’ait pas le même appétit.
De la fenêtre de la salle à manger j’aperçois la route que je vais suivre tout à l’heure : elle s’enfonce, en tournant autour d’un mamelon, dans un ravin boisé. J’expédie des cartes postales et je pars à 7 heures. J’en prends, comme on le voit, tout à fait à mon aise.
La descente m’emporte très vite ; comme le sol est bon, je me laisse faire, ne donnant de légers coups de frein qu’aux tournants. Seulement, l’air est plus que vif, dès que le soleil disparaît on se sent glacé. Tout à coup, je saute à terre ; le site vaut qu’on s’arrête pour l’admirer et l’on a eu soin d’aménager une sorte de terrasse ornée d’un banc. Je domine d’assez haut le confluent de deux ruisseaux ; c’est chose fort commune, me direz-vous, oui, mais parfois, et c’est ici le cas, tant vaut le cadre, tant vaut le tableau. Les deux cours d’eau n’ont par eux-mêmes aucune importance : ce qui invite le voyageur à faire là une courte halte, c’est le plaisir qu’il éprouve à baigner ses yeux dans un paysage idyllique.
Depuis Wiesen. je me suis abaissé d’environ 250 mètres. La route en palier, puis en rampe douce, va remonter jusqu’à Dorf, à l’altitude 1.570, le long du vallon riant et bien abrité du Davos. Nous voici, pour quelques kilomètres encore, en pleine Suisse pastorale, chalets, prairies, collines boisées, ruisseaux limpides. Les glaciers ne sont pas loin, mais ils ne se laissent pas soupçonner, et la température reste tempérée dans cette vallée chère aux poitrines délicates.
Je pédale en flâneur, heureux d’avoir enfin sous mes roues un sol convenable et laisse mon esprit vagabonder sur toutes sortes de sujets. Je ne déteste pas, bien au contraire, le voisinage de quelques gais compagnons, mais quand je voyage en la seule compagnie de mon moi, je n’ai garde de m’ennuyer et j’échappe aux réalités rarement agréables en me forgeant des illusions à perte de vue pour remplacer celles de la vingtième année depuis si longtemps dissipées... car, où sont les neiges d’antan ?
Je prends surtout en pitié les hommes esclaves des convenances sociales, du qu’en dira-t-on, qui, du matin au soir, compriment les élans de la nature primesautière, toujours présente au fond de chacun de nous, et vivent une vie d’hypocrisie, de mensonge, de fourberie avec laquelle ils finissent malheureusement par s’identifier.
Envers et contre toutes les apparences, je persiste à croire l’homme foncièrement bon et plus disposé à rendre service à son semblable qu’à le dépouiller. C’est d’ailleurs ce qui arrive lorsque deux hommes complètement étrangers l’un à l’autre se rencontrent. Aucune passion et aucun intérêt ne sont entre eux et ils se montrent naturellement serviables.
Ce sont en effet les passions mauvaises, source de besoins d’autant plus coûteux qu’ils sont plus factices, qui créent l’intérêt personnel, lequel, à son tour, envenime l’avarice, le désir de s’enrichir, au détriment d’autrui et suscite les querelles, les animosités, les haines.
L’ivrognerie, la goinfrerie, le jeu sous toutes ses formes, depuis la spéculation à la Bourse que s’efforcent vainement de défendre ceux qui en vivent, jusqu’aux tripots que défendent aussi les grecs ; l’ostentation, plaie rongeante de la société actuelle, toutes les causes de déchéance morale et physique, voilà les passions funestes à l’humanité, voilà l’ennemi qu’il s’agit de combattre.
Et quelles meilleures armes pouvons-nous lui opposer que le retour à la vie simple, primitive en ce qui est des besoins purement matériels, mais développée au suprême degré et atteignant les limites extrêmes assignées à l’intelligence humaine si l’on ne considère que les aspirations de l’âme et les conceptions de l’esprit ?
Quand j’en suis là de mes réflexions, ma pensée se reporte naturellement vers le végétarisme qui réalise, justement, sous le rapport de l’alimentation, une des conditions de la vie simple : car ce régime, qui de plus en plus me paraît être celui que la nature nous a destiné, a des effets salutaires non seulement sur la santé du corps, mais aussi sur celle de l’esprit, en ceci principalement qu’il démontre par le fait l’inanité d’une multitude de besoins dont nous étions peu à peu devenus les esclaves et qui disparaissent en nous laissant une surprenante sensation de bien-être, d’indépendance physique et intellectuelle.
Dorf, où pour parler plus nettement Davos-ville, apparaît dans la verdure comme une merveilleuse cité due à la baguette magique de quelque fée Carabosse. Je suis bien certain qu’il n’y avait là, il y a cinquante ans, que quelques chalets ; aujourd’hui, des hôtels splendides, des villas luxueuses, des sanatoria immenses abritent, pendant les mois d’été, une population nomade mais riche.
Nomade, je ne m’en aperçois que trop vite, car les premiers édifices que je trouve devant moi sont à droite un Krankenhaus, autrement dit un hôpital, de peu d’importance d’ailleurs et, à gauche, un cimetière, immense celui-là et plein à déborder. Ah ! l’on peut bien appeler nomade cette population de phtisiques qui court de Nice à Davos à la poursuite d’une santé que, seule, la vie simple pouvait leur conserver et qui ne cesse d’être flottante que lorsqu’elle entre dans ce cimetière. Presque sur toutes les tombes des colonnes tronquées, indices d’existences moissonnées prématurément.
À comparer l’exiguïté de l’hôpital et l’étendue du champ des morts, je ne puis m’empêcher de penser que lorsqu’on les amène au premier, les pauvres diables doivent savoir qu’ils ne sont pas loin du second, et ce me semble être une cruauté que d’avoir placé l’un en face de l’autre.
De même qu’un clou chasse l’autre, les préoccupations se succèdent et je cesse de songer aux poitrinaires pour pester contre les arroseurs qui font devant moi une boue féconde en dérapages. Je me décide à mettre pied à terre : c’est encore le meilleur moyen de bien voir et de ne pas glisser.
La première impression effacée, Davos, c’est en somme la banale ville de luxe cosmopolite. Les rastaquouères, les adorateurs du veau d’or, les sycophantes si cruellement flétris par Lucien et par Juvénal doivent pulluler là comme ailleurs. Fuyons, allons respirer l’air pur de la Fluela-pass. Tout à l’autre bout de la ville, je tourne à droite, traverse le ruisseau qui sort du lac et la montée commence tout de go, pas très dure, du 6 à 7 %. Je dépasse deux landaus, puis un cycliste et une cyclettiste à pied poussant lentement leurs montures, deux Anglais qui jugent à propos de me féliciter. Il n’y a vraiment pas de quoi : je pédale un peu plus vite afin de prendre assez d’avance pour pouvoir faire une halte au bord du torrent sans être rattrapé. Je m’installe à l’ombre du premier pont que la route traverse et me prépare un bol de thé froid, très sucré, délicieux ; l’eau est fraîche autant que limpide et fait plaisir à voir. Je déploie mes cartes, reconnais les alentours, et quand je me dispose à repartir, j’aperçois, à cent mètres, cyclistes et landaus.
La pente devient plus roide : un lacet brusque et court a permis à un hôtel de se poster là en belvédère commandant le vallon étroit. Je passe presque au pied d’un sommet neigeux, aux flancs duquel un alpiniste est entrain de grimper et me voici au sommet à 2.500 mètres environ : deux petits lacs qui déversent leurs eaux l’un dans le Rhin, l’autre dans le Danube, un petit hôtel et, autour, de petites montagnes ; rien de grandiose au col. Mais, en pleine descente, quand on découvre le pic Vadred, vaste glacier étincelant, on a beau être pressé, on bloque les freins et l’on s’arrête d’autant plus volontiers que coule justement là une source d’eau glacée et que je viens d’apercevoir la litanie des voitures de poste et des landaus qui monte et que j’allais croiser.
Je goûte là, assis sur un rocher, sous les chauds rayons du soleil, quelques minutes de farniente que j’apprécie d’autant plus que je m’en octroie très rarement. J’en profite pour donner un coup d’œil à ma machine et surtout à mes freins qui, jusqu’à Sus, vont être à l’ouvrage, la pente oscillant, sans trop jamais s’en écarter, entre 6 et 8 % et le sol, de même que le tracé de la route, ne permettant pas la vitesse limite, pas plus d’ailleurs que les 9 dixièmes des routes de montagne suisses.
À un moment, la route passe à la fois sous un tunnel et à découvert ; or, deux voitures débouchaient en même temps : l’une du tunnel, l’autre de la voie extérieure. Il fallut sauter vivement de machine. Ne dirait-on pas que parfois la fatalité s’en mêle ?
La prudence ne doit pas une minute cesser d’être la compagne fidèle du cyclotouriste ; ça paraît prudhomesque, ce que je dis là, mais je vois commettre tant d’imprudences, gratuites heureusement, même par des cyclistes expérimentés, que l’on ne saurait trop répéter ces vérités banales.
Rien de sensationnel dans les gorges qui donnent accès, tant d’un côté que de l’autre, au col de la Fluela.
Je mets pied à terre à Sus à midi précis et j’y déjeune fort bien, puis je remonte l’Inn par une très belle route jusqu’à Zernetz. Les diligences parties avant moi ont beau faire claquer leurs fouets et tintinnabuler leurs clochettes, la petite reine les lâche en un clin d’œil.
Je sors ici de l’itinéraire tracé dans Le Cycliste pour plusieurs raisons : d’abord, je suis en retard, ensuite la perspective de deux passages en douane consécutifs en Autriche, enfin le désir de faire la route relativement nouvelle de Santa-Maria au Stelvio que les cyclotouristes connaissent encore très peu.
Au lieu donc de descendre l’Inn, je le remonte et le traverse à Zernetz, au pied même de la montée de l’Ofen-Pass qui, sans discussion possible, un beau soleil d’après-midi aidant, m’octroie, une belle perspiration. Je consulte la carte... Je grimpe, parbleu, dans le plus beau noir qui se puisse voir ; la vue sur Zernetz est gentille et le sol est bon ; on s’élève au-dessus d’une gorge très boisée et, après quelques kilomètres, la pente s’adoucit, la route devient encore plus roulante, et voilà qu’on se met à descendre alors que je croyais avoir encore à grimper pendant longtemps.
Un silence presque complet, une solitude parfaite, le bruit seul du torrent qu’on ne peut apercevoir tant il est bas et masqué par les arbres ; on se croirait au bout du monde.
Voici pourtant quelques landaus ; la Fremdin-dustrie s’exerce aussi dans ces parages et je trouvai bientôt un hôtel de modeste apparence qu’on serait d’ailleurs bien aise d’apercevoir si quelque panne sérieuse vous immobilisait par là entre chien et loup. C’est qu’il n’y a pas, pendant 30 kilomètres, le moindre village, le moindre hameau où l’on puisse recevoir l’hospitalité.
La descente dure assez longtemps jusqu’à un pont jeté sur un torrent que je vais remonter : il y a, çà et là, des confluents de vallées qui ajoutent à l’agrément du site, mais les lits de ces cours d’eau, très larges, sont presque à sec en cette saison : les glaciers sont loin et les torrents de l’Ofen-Pass ressemblent un peu à ceux de l’Ardèche, formidables quand il pleut sur les sommets, insignifiants après huit jours de beau temps. Bah ! j’ai assez vu couler d’eau depuis trois jours pour que je ne me console aisément de voir aujourd’hui du sec et de l’aride.
Cependant, j’aurais volontiers fait une halte à l’hôtel que je comptais trouver au col ; mais pas plus d’hôtel que sur mon ongle ; à peine une misérable cabane pour les outils du cantonnier. Le dernier kilomètre est assez raide, puis, sans transition, la descente commence très raide aussi ; la route, bien qu’étroite, est bonne heureusement et les tournants faciles, en général, à prendre ; aussi, je puis enfin m’en donner à cœur joie et c’est la seule fois que j’ai pu, en Suisse, me laisser filer à la vitesse limite. Le paysage sur ce versant est sans intérêt, les flancs de la montagne sont pelés et arides.
Je franchis, toujours à grande allure, plusieurs villages et je stoppe à Santa-Maria à 17 heures et quart devant l’hôtel du Stelvio. Je viens de dégringoler de 800 mètres ; mon lit m’attend à 1.430 mètres plus haut. Il faut donc, pour l’atteindre, que je dépense encore 145.000 kilogrammètres, après en avoir dépensé Dieu Sait combien depuis le matin. Quoique le moteur humain me semble de beaucoup le plus parfait que l’on puisse imaginer, du combustible lui est de temps à autre nécessaire et je m’accorde un déjeuner complet avec deux pots de miel. Bien qu’on m’affirme que la pente est effroyable et qu’il n’y en a pas de pareille en Suisse, je persiste dans mon intention de grimper le soir même, persuadé d’ailleurs que pour la construction d’une route toute récente, les ingénieurs ne se sont pas inspirés des procédés en usage aux siècles derniers, quand on fit la route de Saint-Etienne au Puy !
En effet, le 10 % ne m’a pas paru être dépassé et la moyenne est de 8 %.
Je place ma chaîne sur le tout petit développement (2m,40) et je pars au moment même où arrivent deux voitures de poste, dont les chevaux, peu habitués encore aux cyclistes, s’effarouchent à mon passage, ce qui me vaut naturellement une bordée d’imprécations. Par une série de lacets très courts, on s’élève sur le flanc de la montagne avant d’entrer dans la gorge que l’on suivra ensuite jusqu’au col. Je n’avais pas fait 1 kilomètre qu’un coup de tonnerre éclate, une rafale couche les arbres et la pluie se met à tomber : je m’abrite au pied d’un sapin et perds là un bon quart d’heure à attendre les événements. Ce n’est heureusement qu’un grain qui ne détériore pas la route et je puis continuer, non sans inquiétude, car le sommet reste brumeux et la nuit approche.
Route neuve, cela veut toujours dire sol peu roulant, mou, empierraillé, c’est ici le cas ; mon allure n’est que de 8 à l’heure ; j’atteins une petite maison de cantonnier encore inhabitée, puis une sorte d’auberge et enfin une jasserie qui abrite plus de cent bêtes à cornes, lesquelles encombrent la route à tel point que je suis obligé d’attendre qu’elles aient défilé et elles ne se pressent pas, les bonnes bêtes curieuses qui viennent flairer ma bicyclette et mes bagages avec un sans gêne incroyable. Est-ce le sucre, le thé ou les fruits que j’ai dans mon sac qui les rendent si familières ?
J’avais fini par me dégager de cette forêt de cornes et je repédalais quand un coup d’une autre corne vient frapper mes oreilles. Que vois-je ? Deux cyclistes descendent en roue libre, à tout petit train, précédant deux landaus ; ils ont des moyeux Morrow et des freins Bowden ; mais à cette faible allure, je crains bien qu’ils n’échauffent à l’excès jantes et moyeux et qu’ils ne puissent aller jusqu’à Santa Maria sans laisser refroidir. Machines élégantes, sans bagage, sans garde-boue, landaus et cyclistes doivent voyager de compagnie. Nous nous saluons au passage : on est très poli entre cyclistes à l’étranger.
Rien de bien intéressant à voir pendant cette ascension, et quand l’obscurité, très vite complète, m’oblige à mettre pied à terre, je n’en suis contrarié qu’à cause du retard qui en sera la conséquence.
Je veux reprendre mon béret que j’avais placé sur mon sac : plus de béret ! Le vent me l’a-t-il emporté ? une vache me l’a-t-elle avalé ? Voilà ce que c’est que de voyager toujours nu-tête : on perd son couvre-chef sans s’en apercevoir et c’est humiliant, quand on arrive à l’hôtel, d’être obligé de parler tête nue à des tas de gens qui .ont leur chapeau sur le crâne.
C’est par une autre série de courts lacets au flanc d’une autre montagne sur la rive opposée du torrent qu’on atteint enfin le col qui ne me révèle son existence que par un palier qui finit en pente douce, et par un brouillard glacé qui finit en pluie.
Mais où est l’hôtel, cet hôtel fastueux où cent convives peuvent déjeuner ensemble sans se bousculer ?
Est-ce une réédition du Lukmanier, on y voit comme dans un four et je lance vainement des ohé ! retentissants. Rien ne bouge, j’avance à pas comptés en écarquillant les yeux et je finis par apercevoir un mur, puis une fenêtre éclairée. Ah ! je respire plus librement ! Voici une entrée béante, mais sombre, on dirait une prison ; je mène grand tapage et je vois arriver... des douaniers italiens !
Il paraît que je ne suis pas au Stelvio, mais à la IVe cantoniera, à 2.560 mètres seulement. Ah ! zut ; j’y suis, j’y reste : il n’est d’ailleurs pas loin de 21 heures et mi bezonas mangî kai dormi, comme on dit en espéranto. Je n’aurai dépensé que 110.000 kilogrammètres au lieu de 148.000, voilà tout ; il m’en restera davantage pour le lendemain.
Les douaniers, apprenant que j’allais en Italie, me firent laisser ma monture chez eux et me conduisirent aimablement à l’hôtel voisin où je fus bien accueilli Et c’est ainsi que se termine sur un désenchantement, mais sans fatigue anormale, ma 4e étape, la seule franchement agréable de tout mon voyage.

13 août. — IV Cantoniera, Bormio. Tirana, Poschiavo, Pisciadella : 83 kilomètres.
Pendant la nuit il plut et le matin, quand je mis à 6 heures le nez à la fenêtre, il pleuvait à torrent. Je me remis au lit et un combat se livra dans ma conscience.
Monterai-je ou ne monterai-je pas au Stelvio ?
Le Stelvio étant le but de l’excursion, en être si près et ne pas y conduire ma fidèle monture des grandes randonnées depuis quatre ans, c’était un non-sens
Mais gravir ces trois derniers kilomètres piteusement sous la pluie, dans la boue, en poussant comme un simple monomultiplié, ce n’était pas vaincre le Stelvio qui devait être enlevé de haute lutte comme le Ventoux sans mettre pied à terre.
Et je ne montai pas au Stelvio.
Partie remise. Quand nous irons au Tyrol nous y monterons de Bormio d’un trait.
À huit heures il pleuvait toujours, je me décidai néanmoins à descendre, car il n’y a rien de gai à la IVe cantoniera. Mes armes contre la pluie me furent très utiles et me protégèrent efficacement pendant, la longue, longue descente sur Bormio.
Tunnels, galeries, rencontres d’autos, de voitures de poste, de landaus, boue collante, glissements, chutes, rien ne me fut épargné. La brume couvrait les alentours, la pluie obscurcissait les verres de mes lunettes et je n’ai rien vu de bien intéressant. Il y a çà et là des séries de lacets à virages aigus, mais je les prenais si lentement que les mises à pied involontaires déterminées par les dérapages ne pouvaient être dangereuses.
J’avais dû placer mon bagage devant le guidon afin qu’il fût protégé par le tablier et cela me gêna. Enfin, j’entre à Bormio sous une pluie torrentielle et ne voyant personne à qui demander mon chemin, je traverse un torrent et vais me perdre dans un infime hameau qui s’appelle Combo. Je m’y arrête un instant pour arranger mon bagage que les secousses de la descente ont ébranlé et pour dégager mes freins et mes fourches de la boue qui les obstrue, puis je retraverse le torrent et vais reprendre le fil de mon itinéraire.
Il s’agit maintenant de pédaler, car la pente n’est plus assez entraînante et je m’aperçois que ça tire terriblement. Les 40 kilomètres qui séparent Bormio de Tirano m’ont été bien longs, et ce trajet ne m’a pas laissé d’autre souvenir que celui d’un gamin qui courait en criant carita ! carita ! d’une portière à l’autre d’un landau que j’allais dépasser et qui se jeta tout à coup sur moi. Je l’effleurai à peine, mais j’y allai d’une nouvelle culbute. Cette journée pouvait décidément s’appeler la journée des pelles. Ce n’est pas que ramasser une pelle me soit très désagréable ; j’ai pour principe sauf très rares exceptions, de trouver, quoi qu’il arrive, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et quand, il y a quelques mois, le tribunal de Villefranche-de-Lauraguais me condamna, pour n’avoir pas livré à date fixe une bicyclette que je n’avais promise que pour une date indéterminée, à payer une somme supérieure à la valeur de ladite bicyclette et que pour justifier cette condamnation il invoqua la maxime de droit romain : Maliciis non est indulgendum, qu’il ne faut pas être indulgent pour les malicieux qui aiment mieux perdre que gagner, je me contentai de relire certaine comédie de Molière. Ce jugement du tribunal de Villefranche-de-Lauraguais mériterait d’ailleurs, par ses considérants, de passer à la postérité.
À Bormio, sur un mauvais pavé glissant, pendant que je m’efforçais de chausser mes cale-pieds en même temps que je ramenais ma pèlerine sur mon guidon (on ne doit jamais faire trop de choses à la fois), je m’étais allongé de tout mon long dans le ruisseau et j’avais constaté avec plaisir, en me relevant indemne, que je ne manquais pas encore d’une certaine souplesse. En somme, pour choir impunément, il suffit d’apprendre à se laisser tomber ; le plus souvent on risque de se faire plus de mal en réagissant qu’en se laissant aller.
Les pelles, donc, ne m’effraient pas, mais ce matin-là, j’en étais bien à la demi-douzaine et je trouvais que c’était suffisant.
Mon premier soin en arrivant à Tirano à midi (60 kilomètres de descente en 4 heures ! je n’avais pas brûlé l’étape !) fut de me nettoyer, de prendre un bain et de faire l’acquisition d’un couvre-chef afin de ne pas trop exciter la verve des loustics italiens. Un figaro me rasa ensuite de beaucoup de discours que je n’entendais pas, avec une sage lenteur qui me valut de payer una lira ce qui se fait en cinq minutes et vaut cinq sous en France, puis j’allai me bourrer de macaroni à l’hôtel de la poste, très recommandé pour la prestesse avec laquelle on vous y sert un repas carné ou végétarien, à un prix fort raisonnable. Au macaroni succédèrent des pois, des haricots verts, des fruits exquis et une tasse de café ; coût : 2 francs.
Pendant que dans la cour de l’hôtel je donnais quelques soins à ma monture, je vis venir à moi deux cyclistes français, deux técéfistes que la vue de mes multiples pignons intriguait depuis qu’ils ’ m’avaient vu entrer. Je leur fournis les explications qu’ils me demandèrent ; comme ils avaient lu dans La Revue du T. C. F. mes articles sur la polymultiplication et sur la bicyclette idéale du cyclotouriste et qu’ils semblaient désireux de savoir qui j’étais ; je leur donnai ma carte. Nous avions bien présumé juste, se dirent-ils en souriant. Et ils me félicitèrent de la campagne que j’avais entreprise depuis si longtemps contre la manie des constructeurs de faire des bicyclettes de route sur le type des bicyclettes de course.
Cet incident me fit plaisir, car j’eus ainsi la preuve qu’on fait toujours œuvre utile en jetant à tous les vents la bonne parole. Elle tombe parfois dans des oreilles disposées à la recevoir. En persévérant, en répétant avec insistance, on fait œuvre encore plus utile puisqu’on finit par triompher des résistances les plus opiniâtres.
Qui, plus que le capitaine Perrache, fut jadis l’ennemi de la polymultiplication, et de la roue libre, et des freins puissants ? Un seul petit développement de 3 mètres à 3m,50 répondait à tous les besoins, on devait faire les descentes en roue serve, en contrepédalant, et... il n’y avait pas à sortir de là ! Aujourd’hui, ce même capitaine Perrache préconise la rétrodirecte dont la condition sine qu’à non est la roue libre partout avec son cortège de freins puissants, et il vient d’écrire dans le Chasseur français cette phrase qui est une complète rétractation de ses affirmations précédentes :
« Je me propose d’expérimenter à fond ce développement de 2m,20 qui, ajouté à une machine ordinaire à deux vitesses et développant par exemple 3m,80 et 5m,25, constituerait un incomparable outil de tourisme en montagne. »
Disons-nous autre chose depuis 1896 ? Que trois développements au moins sont indispensables à qui veut cyclotourister partout sans fatigue ?
Que chacun choisisse ces trois développements selon ses forces, c’est l’évidence même, mais le temps approche où M. Perrache lui-même fera une fois de plus amende honorable et ratifiera ce que nous soutenons depuis sept ans : qu’un grand développement de 7 à 8 mètres est tout aussi nécessaire qu’un petit développement de 2m,20 à 2m,50 à qui veut être toujours à même de tirer le meilleur parti des circonstances.
L’autre jour encore, à l’occasion des fêtes de la Toussaint, tout une floppée de cyclistes stéphanois s’est envolée vers le Midi, les uns, bimultipliés, avaient comme développement maximum 5m,50, les autres, polymultipliés, 7m,25 et 7m,50. Qu’est-il arrivé ? Nous trouvons dans la vallée du Rhône un vent favorable des plus corsés, et pendant que les 5m,50 s’épuisent à tournoyer dans le vide, en marchant tout juste à 20 à l’heure, les 7m,50 filent à 30 à l’heure en donnant à peine 70 tours, et lâchent en un clin d’œil leurs infortunés compagnons. Conclusion : un très grand développement s’impose au même titre qu’un très petit, et cela nous amène forcément à demander que la bicyclette du cyclotourisme, en tous pays, soit armée de 4 développements dans les proportions suivantes : 2m,50, 3m,75, 5m,50 et 7m,50. Ces développements seront ou bien tous interchangeables en marche, ou bien interchangeables en marche deux à deux, ou bien tous interchangeables par déplacement de la chaîne. Cela n’a qu’une importance relative et ces trois solutions auront toujours des partisans convaincus, à même d’apporter des arguments sérieux en faveur de chacune d’elles.
Je ne puis m’éloigner de Tirano qu’à quinze heures bien sonnées ; dès les premiers kilomètres, je restitue à la douane italienne la plaque dont elle a orné ma direction à la IVe cantoniera. Ma machine intéresse les préposés qui me disent en avoir vu passer du même genre, il y a quelque temps. Ce sont celles des compagnons que je n’ai pu suivre en juillet,
La rampe n’est pas très dure ; cependant elle me permet de constater de nouveau combien l’on gagne à bicyclette, même en allant d’un petit train, sur les piétons et les voitures, car nous étions partis nombreux de Tirano pour la Bernina, passe très fréquentée qui conduit d’Italie dans la Haute-Engadine.
Voitures et piétons sont bientôt loin derrière moi et je ne les reverrai plus.
Toujours beaucoup de boue, surtout en longeant le lac de Poschiavo ; je vais même à pied de temps en temps. Le soleil brille par intervalles et à ces éclaircies succèdent des grains inquiétants, la montagne est coiffée de brouillards. Atmosphère lourde et chaude ; il y a dans l’air de l’électricité et la suée vient trop facilement pour ne pas être épuisante.
C’est pourquoi, comme il est trop tard pour atteindre le col avant la nuit, la vue d’une petite auberge proprette me décide à m’arrêter de très bonne heure et à m’octroyer une bonne nuit de repos. Le patelin voisin s’appelle Pisciadella et un touriste à pied qui déguste un verre de vin blanc me conte combien les vallées voisines, en dehors de celles que longent les routes carrossables, sont pittoresques. Celle qui va d’où nous sommes à Bormio est, paraît-il, de toute beauté, mais elle n’est accessible qu’aux pédestrians.
Cette conversation me confirme dans l’intention que j’ai depuis longtemps de me construire une bicyclette de toute petite dimension, qui tiendra le milieu entre les patins à roulettes et la bicyclette actuelle, et qui me permettra d’aller à pied aussi bien qu’à bicyclette. Un outil passe-partout qu’on pourra placer dans les filets du P.-L.-M. comme une valise et porter sur le bras ou sur l’épaule quand on aura des cols à passer par des sentiers muletiers. Ce ne sera pas évidemment une machine de grande vitesse à cause de l’exiguïté des roues, des cadres, de l’ensemble... mais nous reparlerons de ce projet en temps et lieu.

14 août. — Pisciadella, Berninapass, Pontresina, Maloja, Chiavenna, Menaggio, 130 kilomètres.

15 août. — Menaggio, Côme, 40 kilomètres.
Quand je partis à 5 heures, la journée s’annonçait très belle et elle tint ses promesses. Malheureusement, il avait plu beaucoup la veille et les routes devaient jusqu’à midi rester atrocement boueuses.
Par quelques lacets assez durs, je m’élevai sur l’étroit plateau de la Rosa où deux hôtels tendent leurs enseignes aux voyageurs : on a, pendant cette première élévation, une très belle vue sur la vallée que l’on vient de remonter et l’on est dans les bois ; on était aussi fâcheusement dans la boue et dans les ornières, ce jour-là.
Après la Rosa, changement radical : la route zigzague sur des pentes dénudées et l’on s’approche des glaciers de la Bernina qui n’ont pas l’air bien méchant et qui cependant ont, cette année même, été le théâtre de plusieurs accidents mortels. Une galerie assez longue que l’on aperçoit de loin termine la montée qui, bien que teintée de noir sur la carte, ne m’a pas été très dure, sans doute parce que je l’ai abordée bien reposé, sans précipitation et avec le tout petit développement de 2m,40.
À 6 h. 1 2, je déjeunais à l’hospice, vaste et massif bâtiment capable de résister aux plus formidables tourmentes. À côté de moi, une douzaine de touristes allemands parlaient d’ascensions, de pics, de glaciers, sans toutefois perdre un coup de dent, et. moi aidant, les pots de miel et de confiture disparaissaient par enchantement.
La descente de la Bernina sur Pontresina est une des plus belles que j’aie faites. Les alentours immédiats sont poétiques et les au-delà sont grandioses. Je ne me plaignais pas d’être obligé de mettre fréquemment pied à terre pour laisser passer les landaus, la poste et l’extraposte, et je me suis plusieurs fois arrêté de mon propre mouvement pour jouir plus à l’aise du spectacle féerique des glaciers étincelants sous les rayons du soleil, par dessus les forêts sombres et les abîmes mystérieux.
La route est étroite et les virages ne sont pas toujours de ceux qu’on peut prendre en vitesse.
À Pontresina, grande animation, va et vient pittoresque de touristes à pied, à cheval, en voiture, quelques cyclistes aussi On comprend que la majorité de ces gens sont là pour y être vus, parce qu’il est de bon ton de se trouver en Suisse à cette époque, plutôt que pour voir, pour admirer les prestigieux tableaux que la nature leur met sous les yeux.
Des étalages de fruits sollicitent mon appétit et je remplis mon sac de poires et de prunes mûres à point, exquises. A 1800 mètres d’altitude ! Cette fois, je bénis l’action civilisatrice de la Société qui met à ma disposition des fruits là où la nature n’y met que de l’herbe et des sapins.
De Pontresina à Maloja, la route sillonnée de voitures est plus boueuse que jamais, mais quelle éblouissante succession ininterrompue de sites merveilleux que cette Haute-Engadine !
Un soleil radieux baignait de lumière les lacs d’émeraude qui dorment au fond de la vallée et les glaciers qui couronnent les crêtes ; les forêts épaisses, les villas éclatantes, les prairies d’un vert sombre, l’alpe d’un vert plus tendre, les rochers gris et noirs, tout vivait, tout resplendissait sous la clarté infinie qui tombait des cieux.
J’étais tellement absorbé dans la contemplation du décor féerique qui m’entourait que je ne prenais garde aux menus incidents de route dont je ne me souviens que très vaguement.
Cependant, une chute sur le pavé gras de Silvaplana eut des conséquences fâcheuses pour ma bicyclette dont l’arrière-train fut faussé à tel point qu’il me devint impossible de me servir des développements de droite : 2m,40, 3 mètres et 3m,80. Du même coup, je perdis une partie de mes précieux fruits qui roulèrent avec moi dans la boue. Peut-être aurais-je pu éviter cette chute si j’avais regardé à mes pieds au lieu de regarder en l’air. Je suivais un landau quand tout à coup, au débouché de la route du Julier, apparaît une voiture de poste que j’évite par un brusque changement de direction. Dérapage et culbute. Qu’il eût été plus sage de passer à pied dans ces rues encombrées par la circulation active de la pleine saison. En général, à l’E.S. nous sommes toujours trop collés sur la selle : on dirait que ça ne se démonte pas, nous avons tort ; en conduisant à la main sa monture, on voit mieux et l’on ne s’expose pas à prêter à rire en faisant son portrait dans la lune.
L’hôtel de la Maloja est admirablement placé à la tête des lacs ou viennent se reposer les eaux de l’Inn avant de reprendre leur course torrentueuse vers le Danube : il ferme la vallée supérieure de ce fleuve : derrière lui, sur une éminence, une vieille tour ruinée rappelle les temps médiévaux qui ont tant de charme pour notre excellent collaborateur Guidon d’acier. Il devait y avoir par là, entre la Suisse et l’Italie, un passage fréquenté que l’altitude modérée de 1.800 mètres laissait sans doute ouvert en toute saison et, du haut de sa tour, le châtelain forban, guettait les voyageurs et les rançonnait. Fichu temps pour le tourisme !
On est sans doute bien rançonné aussi à l’hôtel Maloja, mais point par force, et le cyclotouriste du moins, grâce à la liberté et à la rapidité de ses mouvements, s’affranchit facilement du tribut que les voyageurs en landau sont, bon gré mal gré, forcés de payer à ces hôtels cosmopolites.
La descente en Italie commence d’une façon très brusque qui rappelle un peu celle du San-Gottardo sur Airolo. Lacets courts, virages secs se succèdent pendant quelques kilomètres, puis la pente s’atténue, et comme enfin le soleil a séché la boue, je puis filer bon train, souvent à la vitesse limite ; tant et si bien que j’arrive assez vite à la douane italienne encombrée prodigieusement par des véhicules de toute catégorie, depuis les vastes voitures de poste jusqu’aux modestes cabriolets. Tout ce monde court à Chiavenna prendre le train pour les lacs italiens. Comme ce doit être peu amusant de voyager dans ce tohu-bohu, car sur la route toutes ces voitures se suivent et s’encensent de poussière les unes les autres, alors que la bicyclette permet l’isolement. Mais la bicyclette exige quelque énergie, une qualité de plus en plus rare chez les hommes d’aujourd hui ventrus, obèses et poussifs.
Dieu ! que l’on voit des êtres difformes dans ces landaus et sur les automobiles, et que les caricaturistes ont beau jeu pour tourner en dérision cette espèce humaine à qui tout travail physique répugne.
Les formalités de douane terminées, je flâne un moment afin de laisser prendre une certaine avance aux hippomobiles que je rattrape néanmoins avant Chiavenna, ville d’une certaine importance, où j’achète des fruits avant d’aborder la montée du Splugen.
C’est à ce moment que je m’aperçois de l’avarie grave qu’a subie ma machine dans ma chute à Silvaplana. Dès que j’appuie sur mon petit développement, la chaîne saute et c’est en vain que j’essaye successivement de partir avec l’un ou l’autre des trois développements de droite ; la chaîne saute dès que l’effort s’accentue. Je veux en avoir le cœur net et, m’installant à l’ombre, près d’une fontaine, je débarrasse ma machine de tout bagage, la renverse et, au moyen d’une ficelle, je me rends compte que l’arrière-train a été reporté à droite et que pignons et roues dentés ne s’accordent absolument plus. Cependant, à gauche sur les grands développements, à la condition de ne pas trop appuyer, cela peut aller encore.
Si j’étais assuré du beau temps pour les quatre étapes que j’ai encore à faire, je passerais la soirée à Chiavenna et ferais redresser mon cadre, mais les sommets sont de plus en plus noyés dans la brume, et le soleil trop chaud n’est pas précisément un indice de beau temps.
Mieux vaut rentrer et ne pas tenter davantage le destin.
Je tourne donc le dos à mon itinéraire et descends vers le lac de Côme, route charmante ; je longe un premier petit lac sur les bords duquel je fais un repas de fruits, de pain et d’eau, puis je passe sur la rive droite à Gera, malencontreuse idée ! J’avais deux cartes : celle du T. C. S. qui ne m’annonçait une route véloçable que sur une partie du trajet de Géra à Côme, et celle du guide Joanne qui marquait tout le trajet comme véloçable. La première carte date de 1890, tandis que la seconde est de cette année. Je pensais que celle-ci était à jour et que j’avais en perspective 50 kilomètres de délicieuse promenade sur les bords d’un des plus beaux lacs italiens. Quelle erreur ! Jusqu’à Dongo ce fut parfait ; je m’applaudissais de ma résolution, les villes que je traversais ont un caractère tout particulier, la route est roulante, et le paysage enchanteur surtout au soleil couchant.
Je traverse Dongo et, ne trouvant pas de route devant moi, je demande la strada por Como : mon italien n’est pas fameux, mais l’on me comprend et l’on me dit de continuer. Je grimpe sur un sentier large d’à peine un mètre, affreusement pavé, persuadé que ce n’est qu’un passage à franchir et que je vais retrouver la bonne route roulante de tout à l’heure !
Je t’en fiche ! De mauvais, le sentier devient pire, tantôt à découvert, tantôt encaissé entre des murs ou des jardins, quelquefois roulant, d’autres fois coupé par des marches taillées dans le roc, bref un sentier muletier dont la pente n’avait pas été du tout tracée en vue du cyclotourisme. Pour comble de malheur, un mulet chargé de foin se dresse devant moi à un tournant et veut fuir, effrayé. Faute de pouvoir se retourner dans cet étroit chenal, il se cabre, son conducteur crie et me dit de m’en retourner. M’en retourner ! et jusqu’où ? J’ai mis pied à terre et, m’effaçant autant que possible contre le mur, je dis au bonhomme de prendre son mulet par la tête au lieu de le diriger par la queue, comme ils font tous dans ce pays, et de tâcher de passer. Il en vient à bout non sans que j’aie eu peur de recevoir une ruade. Je traverse quelques villages où le chemin devient ruelle d’une étroitesse inimaginable : une marmaille grouillante fuit à mon approche, les femmes m’envoient des Jesu Maria, on dirait que jamais cycliste n’a passé par là 1
Pendant ce temps, la nuit approche et je commence à être sérieusement inquiet. D’après la carte du T. C. S., je ne dois retrouver un peu de route carrossable qu’à Menaggio, à 12 ou 14 kilomètres de Dongo ; or, je vous prie de croire que je ne fais pas du 20 à l’heure ! Çà et là des échappées sur le lac, de petits coins sauvages qui me font trouver l’aventure moins désagréable.
Tout à coup, plus de sentier, la terre est remuée, des tas de pierres et de sable barrent ce qui fut autrefois le chemin ; des terrassiers mangent en plein air. Ils m’apprennent qu’ils travaillent à la route qui, dans un avenir plus ou moins éloigné, justifiera la carte de Joanne et que, dans quelques centaines de mètres, je pourrai me remettre en selle et filer bon train jusqu’à Menaggio.
En effet, à un dernier village assez important à en juger par son église, je retrouve la route et je pédale avec rage : je passe sous deux ou trois tunnels sans mettre pied à terre : ils sont secs heureusement, un peu empierraillés comme toutes les routes neuves et j’entre à Menaggio à nuit tombée. La ville est pleine de chasseurs alpins qui doivent partir le lendemain pour Sondrio. Un cycliste m’indique un bon hôtel de second ordre dont j’ai d’ailleurs oublié le nom.
J’aurais pu, à Menaggio, prendre le bateau pour Corno, et je l’aurais fait si l’on ne m’avait assuré que la route était bien meilleure du côté de Como que du côté de Dongo. Je résolus donc de continuer, bien que la carte du T. C. S. m’indiquât encore de 15 à 18 kilomètres de sentier de chèvres, entre Tiemezzo et Torrigia.
Quand la route est véloçable et qu’on peut impunément regarder autour de soi, ces bords du lac de Côme apparaissent véritablement enchanteurs. À Griante.par exemple, en face de Bellaggio, des parcs magnifiques ombrageant des statues, des palais de marbre, descendent du haut de la colline au ras de l’eau ; solides et massives demeures patriciennes qui ne ressemblent en rien aux villas caca d’oie à tourelles et à encoignures entourées d’arbres nains et de jardins anglais de nos modernes parvenus.
Quand on bâtissait l’épée à la main et le Vœ victis à la bouche après une glorieuse victoire, on pouvait se croire maître pour longtemps de la terre conquise et l’on bâtissait lourdement sur le granit. Mais ceux qu’un coup de Bourse enrichit aujourd’hui et qu’un coup de dés ruinera demain sentent l’instabilité de leur fortune et bâtissent légèrement sur le sable.
Autres temps, autres mœurs ; il y a belle différence entre l’architecture romaine et l’architecture moderne.
Les villages sont tellement serrés entre la montagne souvent à pic et l’eau, que la route, rétrécie à l’excès, passe pour ainsi dire dans les maisons ; c’est du moins la sensation que j’ai eue maintes fois sous les arcades, dans les couloirs où j’entrais sans voir comment j’en sortirais.
Peu après Griante, je quitte la route carrossable pour reprendre le sentier muletier qui est plutôt un sentier de chèvres contre lequel j’ai tant pesté la veille.
J’espérais cependant que cette partie plus voisine de Côme serait meilleure, on me l’avait assuré à Menaggio. Hélas, trois fois hélas ! elle est certainement pire : il y a par là des raidillons à pente si roide qu’on y a taillé des marches. On s’élève parfois à cent mètres au-dessus du lac et l’on est, il est vrai, récompensé par une vue beaucoup plus étendue sur ce site incomparable. D’autres fois, on descend à l’improviste an pied d’une cascade, au fond d’une gorge ténébreuse ; tout cela dans un fouillis de verdure, une richesse de végétation inouïe.
Enfin, plus souvent traînant ou portant ma machine que porté par elle, j’atteins Argegno d’où 20 kilomètres de bonne route carrossable m’amèneront à Côme, point terminus de mon voyage. La carte du T. C. S. doit donc être rectifiée sur ce point. D’ailleurs, il est manifeste qu’on songe à encercler le lac de Côme d’une route carrossable qui sera un attrait pour les cyclotouristes.
Quand ce travail considérable à cause des difficultés et des dépenses de l’exécution sera-t-il terminé ? Je l’ignore. En attendant, l’éditeur du guide Joanne fera bien de modifier le tracé de la route de Géra à Côme ; je ne regrette pas d’y avoir passé, car l’inattendu en cours de route ne me déplaît pas, mais je n’ai pas envie d’y retourner, pas plus que de retraverser la montagne de la Sainte-Baume, de Riboux à Nans. Ce sont là des péripéties de voyage qui n’ont quelque saveur que
la première fois et dont il ne faut pas abuser, surtout avec des machines de 30 kilos.
— Vous aimez donc bien les machines lourdes, me demandait quelqu’un ?
— Ce n’est pas parce qu’elles sont lourdes que je les aime : dites plutôt que je les subis. Donnez-m’en de légères aussi solides et aussi confortables et j’en serai enchanté.
Vélocio.

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