Nouvelle réplique (1901)

jeudi 18 janvier 2018, par velovi

Par Vélocio, Le Cycliste, année 1901, republié en 1951, Coll. Pers.

Monsieur,

Toute critique, même injuste, pourvu qu’elle paraisse sincère, a sa place dans Le Cycliste. J’ai donc publié avec empressement votre première lettre, et je vois avec plaisir la discussion se préciser.

Vous êtes incontestablement mon aîné et de beaucoup, cyclistement parlant, car je n’ai appris qu’en 1881 à me tenir en équilibre sur deux roues et je ne pratique réellement que depuis 1886. J’ai suivi longtemps, moi aussi, l’évolution du vélocipède, persuadé que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes et que l’on ne pouvait rien imaginer de mieux que ce que nous donnaient, d’année en année, les fabricants.

J’ai monté bien des machines de différentes marques, munies des soi-disant perfectionnements du jour et je penserais sans doute exactement comme vous si, en 1896, à la suite de quelques controverses avec l’Homme de la Montagne je n’avais voulu essayer à fond les toutes petites multiplications. Or, ayant essayé les très petites, je tins à essayer de la même façon les très grandes multiplications  ; et, en guise de conclusion, je me fis construire une première bicyclette à quatre développements, interchangeables, il est vrai, par le déplacement de la chaîne mais qui me permirent, néanmoins, d’allonger du premier coup mes étapes d’un bon tiers et de faire aisément 200 kilomètres dans le même temps que j’en faisais auparavant 125.

De ce jour, je sentis qu’à suivre pas à pas l’évolution de la bicyclette, c’est-à-dire à ne pas sortir de l’ornière où l’industrie vélocipédique se traînait à la suite des coureurs, on piétinait sur place, on ne progressait plus.

Tour à tour, les changements, je ne dis pas les perfectionnements les plus bizarres, s’imposaient, conséquences d’une heureuse performance qu’une performance plus sensationnelle faisait oublier quelques jours après.

Tel jour la longue base, le lendemain le pédalier ultra-étroit, d’abord la chaîne à rouleaux, puis la chaîne à blocs, et cette bonne blague des pignons Humber à repos, la kyrielle des guidons, l’extrême légèreté, que sais-je encore tout ce que l’on imagina, le Boudard-Gear d’exhilarante mémoire, la chaîne Simpson... Ah ! on en a fait avaler des couleuvres à tous ceux qui suivirent pas à pas l’évolution du vélocipède autour des vélodromes.

Vous n’êtes certes pas un novice en ce qui est du sport proprement dit, et vous aviez même toutes les connaissances requises pour faire un bon coureur, mais pour ce qui est du tourisme, je crains que vous n’ayez jamais monté que des machines dérivées du Racer de la saison, et que votre expérience ne se soit pas encore exercée sur les basses multiplications qui exigent un apprentissage plus long qu’on ne le pense généralement. Ne tire pas qui veut bon parti d’un développement de 2 m. 50.
Celui-là donc qui ne sait pas pédaler avantageusement avec 2 mètres 50 ou 3 mètres, qui ne sait pas utiliser les selles oscillantes ou à avancement, qui s’obstine à contrepédaler à la descente, qui n’a pas un très grand développement pour profiter des circonstances favorables, pourra faire, peut-être, lorsqu’il aura trouvé une machine à son pied, un très bon coureur de fond, de demi-fond ou de vitesse, mais je doute qu’il puisse suivre, sans fatigue anormale (j’insiste toujours sur ce côté de la question), nos itinéraires.

Remarquez bien que je ne dis pas cela en guise de défi (rien n’est stupide comme de marcher par amour-propre jusqu’à complet éreintement), d’autant plus que je prétends, au contraire, que tous les cyclistes bien portants peuvent, toutes autres choses égales, en faire, à dix pour cent près, autant que nous en faisons ; car je ne crois pas qu’entre des hommes également outillés, nourris, bien constitués et de même âge, le rendement puisse varier de plus de dix pour cent.

Vous pourriez vous - même, Monsieur, si vous prenez quelque plaisir aux longues randonnées en pays accidenté et si vous consentez à entrer dans la voie qu’a, le premier, entr’ouvert l’Homme de la Montagne lorsqu’il nous révéla tout ce que l’on peut obtenir d’un développement de trois mètres et que nous avons élargie depuis, grâce à la roue libre et aux polymultiplications, vous pourriez certainement nous accompagner et passer deux fois les Alpes dans la même journée.

Que l’on fasse à pied quelques raidillons, cela n’a pas d’importance et nous ne mettons aucune vanité à tout faire en machine ; il nous arrive même de nous reposer et de flâner un instant au cours d’une montée, surtout lorsque nous grimpons au mont Genèvre ou à Valloire et qu’on a, par instants, de si beaux points de vue à admirer. Mais je n’admettrai jamais qu’à faire à pied, en poussant sa bicyclette, kilomètres sur kilomètres d’Orcières au grand Saint-Bernard ou de Suze au Mont-Cenis, on ne se fatigue pas infiniment plus qu’en pédalant avec un faible développement et qu’on ne perde que quelques minutes !

Nous avons grimpé, le 16 juillet dernier, de Saint-Michel-de-Maurienne au tunnel du Télégraphe en une heure et demie, et de Valloire au tunnel du Galibier en deux heures ; ce n’est, il est vrai, que du 8 à l’heure, mais là-dedans sont compris les petits arrêts, les ablutions, les bains de pied dans le ruisseau, toutes choses également indispensables ou agréables aux piétons. Dites-moi, très sincèrement, combien de minutes de plus il vous faudrait pour pousser une machine de 25 kilos - la mienne avec son bagage ne pèse pas un gramme de moins - de Saint-Michel au Galibier  ? Même avec développement 2 m. 50 et 60 tours de pédale à la minute, vitesse qui n’a rien d’exagéré, on fait du 9 à l’heure  : 60 x 2,50 x 60 = 9.

Ne dites pas qu’on s’essouffle à tourner à 60 tours à la montée avec 2 m. 50, car je vous engagerais à pratiquer pendant un mois avant de formuler une opinion sur ce point. Il ne faut pas avoir des opinions toutes faites et basées simplement sur des conjectures à propos de questions que la pratique seule et un essai loyal sont à même de résoudre.

Les inconvénients et les frottements supplémentaires des changements de vitesse en marche ne sont pas tellement considérables qu’il faille rejeter en bloc tous les systèmes de ce genre. Mais je persiste à penser, après avoir longuement essayé les uns et les autres. que pour les longs voyages en pays accidenté, les changements par déplacement de la chaîne qui ne font perdre que 30 secondes, mettons une minute si vous le voulez, sont préférables à cause de leur robustesse et de leur simplicité aux plus ingénieux dispositifs de changements en marche. Il est incontestable que ceux-ci faciliteront beaucoup certaines étapes où les paliers longs succèdent aux forts raidillons et aux rampes faibles, mais tout compte fait, ces étapes sont rares et on s’en tire sans trop de retard avec un développement moyen et la roue libre.
Je ne reviens pas sur le régime végétarien puisque vous ne me chicanez plus à ce propos, vous trouverez cependant dans ce numéro du Cycliste l’avis du docteur Huchard (1) sur la valeur de ce régime ; je l’ai reproduit un peu à votre intention. Du reste, il est dans notre programme de perfectionner l’artisan après avoir perfectionné l’outil, et Le Cycliste aura plus d’une fois à revenir sur les questions d’hygiène et d’alimentation ainsi que me le demandent depuis quelque temps de nombreux abonnés.

Je ne retire rien de ce que j’ai dit ou écrit, seulement vous m’avez fait dire 300 à 350 kilomètres là où j’avais seulement stipulé 250 à 300 ; cela n’a l’air de rien 50 kilomètres de plus, mais à mon âge je n’y puis songer ; si j’avais 20 ans de moins et que j’eusse été végétarien toute ma vie, je ne disputerais pas sur ce détail.

Pour le Vercors, je crois qu’on pourrait, à la rigueur, le faire comme vous l’indiquez, à la condition de n’avoir pas d’accident de machine et d’être seul ou du moins de ne pas s’attendre les uns les autres ; mais quand nous avons fait l’itinéraire en question, nous sommes d’abord, la veille, allés coucher à Tournon en 3 h. 1/2 de Saint-Etienne  ; repartis à 4 1/2 du matin, nous avons déjeuné longuement à la maison forestière, perdu beaucoup de temps à traverser la forêt, une heure à Vassieux pour réparation ; nous avons dîné au col du Rousset et il était 4 heures bien sonnées quand nous en sommes repartis pour rentrer à Saint-Etienne à 7 heures du matin, après avoir dormi 5 heures à la belle étoile. Voilà exactement comment, le 5 août 1900, nous avons fait notre excursion dominicale dans le Vercors ; j’en avais préparé le récit détaillé pour Le Cycliste, d’autres sujets plus intéressants m’ont empêché de le publier. Il n’y a pas, dans tout ce trajet, des difficultés tellement insurmontables qu’on ne puisse en venir à bout en 24 heures consécutives ; l’étape comporte 312 kilomètres et 3.300 mètres d’élévation c’est une des plus dures que l’on puisse s’imposer ; mais précédée et suivie d’une semaine de repos, elle est à notre portée. Le morceau le plus dur, la rampe de 8 kilomètres de Saint-Jean au col Gaudissard, avait exigé 48 minutes, d’abord avec 3 m. 30, puis 2 m. 50 de développement.

Je termine en répétant, et sur ce point du moins nous paraissons être d’accord, que toute machine doit être adaptée au service qu’on lui demande.
Pourquoi donc alors vouloir imposer aux cyclotouristes des machines directement dérivées des types adoptés et lancés par les coureurs  !
Depuis vingt ans les fabricants n’ont pas autre chose, à peine commencent-ils, cette année, à présenter des bicyclettes à deux développements, à roue libre et à freins puissants, mais ces deux développements, peu différents l’un de l’autre, sont loin de suffire et il faut les pousser à faire mieux l’année prochaine.

Quant à la légèreté dont vous paraissez être encore partisan, il est, je crois, depuis longtemps démontré qu’elle ne joue qu’un rôle très secondaire dans la machine de tourisme. Ma bicyclette, chargée de son bagage, pèse 25 kilos ; je ne me suis jamais aperçu que cela m’ait gêné au cours d’une longue étape, pourvu que j’aie au moins 4 développements à ma disposition.
Croyez, Monsieur, à mes meilleurs sentiments confraternels

VELOCIO.

(1) H. HUCHARD, médecin de l’hôpital Necker, membre de l’Académie de médecine, président de la Société de Thérapeutique, Paris, J.-B. Baillière et fils, éditeurs, 1901.

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