En Diois et en Dévoluy (mai 1904)

vendredi 23 septembre 2022, par velovi

Par Paul de Vivie, alias Vélocio, Le Cycliste, mai 1904, Source Archives départementales de la Loire, mai 1904

J’ai fini par y pénétrer, dans ce pays déshérité dont j’ai si souvent longé les remparts presque inaccessibles d’où émergent, sentinelles farouches, le pic de Bure, la tête de l’Obiou et quelques autres sommets non moins rébarbatifs.
J’avais pensé un instant à faire du Dévoluy le but d’une de nos excursions dominicales, mais c’eût été par trop pénible, même pour les plus entraînés de l’École Stéphanoise, même pour un rétroïste de l’École Perrache, ce qui n’est pas peu dire  !
Mieux valait donc profiter des deux jours et demi de congé que nous apporte régulièrement la Pentecôte et faire le tour plus complet en y ajoutant la partie la plus intéressante du Diois, le col de Grimone.
Dans ce projet, la partie transport était forcément très importante, mais plus nous allons, plus cette partie est destinée à tenir une grande place dans nos randonnées, car nous commençons à connaître tout ce qu’il y a d’intéressant au point de-vue cyclotourisme dans un rayon de 100 kilomètres autour de Saint-Étienne. Il nous faut donc être en mesure, pour excursionner pendant 50 kilomètres, de nous transporter pendant 200 kilomètres. Ce n’est pas toujours très amusant, j’en conviens  ; mais ce ne l’est guère non plus de prendre un train patache qui, après maints transbordements, vous débarque énervé auprès de votre bicyclette endommagée par tant de manipulations successives. Que de fois j’ai vu de superbes projets finir en queue de poisson à la suite d’une avarie de bicyclette survenue pendant le transport.
Et puis, nous prétendons voyager à très peu de frais et mettre ainsi à la portée de tous les excursions lointaines  ; ce n’est pas en prenant le train à tout propos que nous y arriverons.
Enfin, tels cas peuvent se présenter où il est matériellement impossible de se servir du chemin de fer pour se rendre en temps utile sur le terrain d’excursion.
Ceux de nos amis, par exemple, qui ne devaient être libres qu’à 19 heures la veille de la Pentecôte, n’auraient pu arriver à Crest, lieu de rendez-vous, qu’à 8 heures le lendemain par le P.-L.-M., tandis qu’à bicyclette ils y arrivèrent à 1 heure, ce qui leur permit de prendre quelque repos avant le départ qui eut lieu à 4 heures.
Pour toutes ces raisons, je continuerai donc, tant que j’en aurai la force et tant que les circonstances me le permettront, à faire par la route la partie transport de mes excursions. Bien que je traverse ainsi des régions déjà vues maintes fois, il m’arrive souvent de les trouver encore intéressantes, grâce à des coïncidences imprévues, un orage, un effet de lumière, une coloration particulière et rare du ciel, que sais-je  ! La nature est si changeante qu’on ne la revoit pour ainsi dire jamais sous le même aspect.
Mais il ne faudrait pas que les étapes de transport devinssent préjudiciables aux étapes d’excursion, ce qui arriverait fatalement si nous n’étions pas montés de façon à lutter victorieusement et sans effort excessif contre tous les obstacles de temps et de terrain, et si notre moteur n’était pas alimenté convenablement pour donner son rendement maximum.
Les cyclistes qui blâment notre manière de faire parce qu’ils ne peuvent pas l’imiter, n’ont su pour la plupart choisir ni la monture, ni l’alimentation qui les rendraient capables d’en faire autant que nous. C’est donc sur eux que retombent leurs blâmes.
Il s’agissait pour moi, qui précédais de quelques heures le groupe principal, d’aller coucher à Die. Je pus partir à 13 heures et, selon toutes probabilités, je devais par le col des Grands Bois, Andance, Valence, Crest et Saillans, arriver à Die (162 kilomètres) à 21 heures.
Des accidents de pneumatique, un premier orage et la crainte d’en essuyer un second dans la vallée de la Drôme, où depuis Valence je voyais se déchaîner une véritable tempête, me retardèrent et m’engagèrent à prendre le train à Lyon.
Ma demi-étape se réduisit donc à 112 kilomètres.
Le train emportait un certain nombre de cyclistes que la section lyonnaise du T. C. F. avait réunis en vue d’une imposante manifestation dans le Vercors. Tous se concentraient à Die par la voie la plus rapide et des voitures avaient été retenues pour hisser au col du Rousset les monomultipliés que les 1.000 mètres d’élévation de Die au col effrayaient beaucoup. J’ai su, depuis, que les poly multipliés étaient nombreux aussi, qui grimpèrent au Refuge, à bicyclette.
Nous n’arrivâmes à destination qu’à 23 heures, avec plus d’une heure de retard, et j’eus le dépit de constater que l’orage dont j’avais eu peur n’avait sévi que sur les environs de Crest, que j’aurais eu ensuite une route et un temps superbes si j’avais bravement continué à pédaler jusqu’à Die. Une leçon pour l’avenir.

22 et 23 mai. — Châtillon-en-Diois, col de Grimone, col de la Croix-Haute, Lalley, Mens, col Saint-Sébastien, Croix-de -la-Pigne, Saint-Didier. Saint-Etienne-en-Dévoluy, col du Noyer, ChaufTayer, Corps, Pont-Haut, La Mure, 170 kilomètres.
Laffrey, Grenoble, Moirans, Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Andance, Annonay, Saint-Etienne, 185 kilomètres.
Entre 4 heures et 20 heures, je fis le premier jour une rude étape.
Tout d’abord, ce fut charmant. La gorge étroite et très encaissée qui précède la montée proprement dite du col de Grimone me parut, dans l’ombre et la fraîcheur du matin, très agréable. Je pédalais mollement en jetant à droite et à gauche des regards curieux  ; dans les parois abruptes qui enserrent la route et le ruisseau se creusent soudain des fissures profondes au fond desquelles se tortille un ruisselet, car nous ne sommes pas ici dans un puissant massif capable d’alimenter des torrents.
Par quelques lacets bien sentis, la route s’élève soudain d’à peu près 200 mètres et m’amène presque au sommet des rochers dont je longeai tout à l’heure la base. Joli point de vue sur la gorge d’où l’on sort et qui, vue de là-haut, semble à son tour une simple fissure.
Quelques maisons dans un creux, à droite : c’est Glandage  ; une légère pente m’entraînait quand je suis obligé de mettre pied à terre devant, ou plutôt derrière un troupeau de cinq cents moutons qui déambule paisiblement sous la conduite de quelques chiens et de deux bergers. L’un d’eux, suivi de son chien, à l’œil vif et intelligent, attentif au moindre signe, me fraye un passage dans cette cohue qui se referme aussitôt derrière moi. Nous sommes à l’époque où les troupeaux du midi remontent vers les hauts plateaux où ils vont passer tout l’été à la belle étoile. Ces moutons viennent d’Arles et vont dans la commune de Lalley. Le Dévoluy en héberge plusieurs milliers et se fait ainsi quelques revenus d’autant plus précieux que le pays est plus pauvre.
La pente se dessine  ; la route barre la montagne en face et l’on entrevoit l’emplacement du col : quelques flaques de neige sont encore visibles sur les sommets voisins, mais la route est libre et en bon état.
Le col de Grimone (1 325 mètres), bien que plus élevé de 200 mètres que le col de Cabre, m’a paru être d’un accès plus facile. Il est vrai que la température fraîche et le vent me favorisaient. J’avais d’ailleurs, entre les trois jeux de deux développements en marche dont je disposais, à savoir : 7 et 3, 7 et 4m,40, 5 et 3, choisi le plus petit, 5 mètres et 3 mètres.
Ces deux développements conviennent admirablement pour une journée d’excursion comme celle que j’avais à faire.
Au cours de la descente vers Lus-la-Croix-Haute se déroule devant moi le panorama des pics du Dévoluy tachetés de neige. On s’y croirait en pleines Alpes et il y aurait encore, dit-on, dans un recoin de la tête de l’Obiou que le soleil n’a pu réussir à nettoyer à fond une miniature de glacier.
Au col de la Croix-Haute, j’eus le plaisir de rencontrer M. D.., de Gap, qui voulut bien m’accompagner jusqu’à Mens. J’étais seul depuis le départ, je devais être seul jusqu’au retour ; cette rencontre me fut d’autant plus agréable. M. comme beaucoup de cyclistes, en cette année de grâce 1904, a l’intention de sacrifier au rétropédalage. C’est un effet des déclamations épileptiques de certains auteurs qui, sans trop savoir ce qu’ils disent, et surtout sans avoir fait les moindres expériences comparatives, affirment que la Rétro est, pour tout le monde indistinctement, la solution unique, parfaite, hors de laquelle il n’y a point de salut.
Que le rétropédalage convienne à certains individus que la nature a doués de muscles ad hoc, je l’admets, j’en ai eu des preuves sous les yeux. Mais j’ai eu aussi, et bien plus souvent, la preuve du contraire.
Que l’on matche les meilleurs champions de la directe avec les meilleurs champions de la rétro, qu’on leur impose la même multiplication ou qu’on laisse chacun libre de choisir son développement, qu’on leur donne du plat ou des côtes, et quelles côtes que ce soit, je suis persuadé que sur le terrain la directe l’emportera toujours en vitesse  ; en lenteur je n’en sais rien, mais y a-t-il progrès à aller de plus en plus lentement  ?

Par contre, dans les expériences de laboratoire qu’affectionnent les théoriciens, la rétro l’emporterait en ce qu’elle permettrait de vaincre une résistance qu’en directe on ne pourrait surmonter.
Placez, par exemple, la roue A B de votre bicyclette sur un support de façon que vous puissiez pédaler à vide, puis au moyen d’un frein sur jante, augmentez successivement la résistance. Un moment viendra où, nous assure-t-on, vous ne pourrez plus pédaler en directe tandis qu’en rétro vous pourrez encore entretenir le mouvement.
Cela tient, toujours au dire des rétroïstes, à ce que, en directe, vous n’avez pas cette détente finale de la jambe qui, en rétro, chasse en avant la pédale arrivée au bas de sa course et lui fait franchir l’angle de moindre puissance. En directe, c’est par le jeu de la cheville, par la poussée en avant sur le cale-pied, et surtout par la vitesse acquise que vous franchissez ce même angle. Or, d’une part la vitesse acquise ne vous fait jamais défaut sur le terrain et, d’autre part, quand la résistance augmente, vous avez, en directe, le moyen d’augmenter aussi par la traction des bras sur le guidon la pression du pied sur la pédale. En rétro, cette traction est nulle, et quand vous avez mis tout votre poids sur la pédale, si la machine n’avance pas, il ne vous reste qu’à mettre pied à terre. Il faudrait savoir maintenant de combien la détente finale de la jambe dans le coup de pédale rétro pour le rétroïste et la traction des bras sur le guidon pour le directiste augmentent la puissance effective du cycliste contre les résistances habituelles de la route. Si la rétro ne devait avoir quelque avantage décisif — ce qu’il faudrait encore démontrer— que dans les rampes à 30 % j’estime qu’il n’y aurait pas lieu d’y attacher trop d’importance. Nous sommes des hommes de pratique et non de théorie, et avant que ce que je viens d’écrire soit sous les yeux des lecteurs du Cycliste, nous aurons fait, j’espère, des expériences décisives sur le terrain contre les champions de la rétro.
On a eu raison de dire que l’on a du col de la Croix-Haute un panorama de montagnes sans égal. Je ne puis, toutes les fois que je passe par là, en rassasier mes yeux.
Nous nous laissons aller sans trop de hâte, bien que le désir de déjeuner au plus vite nous talonne  ; la route est bonne, mais quelques virages un peu secs avant Lalley nous rappellent que nous sommes dans un pays excessivement accidenté. À Lalley nous obtenons un excellent déjeuner, œufs, beurre et café au lait pour un prix très modéré. Il est neuf heures quand nous nous remettons en selle et la chaleur est déjà pénible  ; il y a de forage dans l’air.
Jusqu’à l’Ébron, torrent qui sort du Dévoluy, descente rapide puis remontée dure suivie de nouvelles descentes et de nouvelles montées jusqu’à Mens où mon compagnon est obligé de me quitter. Il descend à Vif par le col des Accarias et le pont de Brion, itinéraire très intéressant, tandis que je vais, en plein soleil, attaquer le roi Saint-Sébastien qui me vaut une bonne suée, quoiqu’il ne soit ni dur, ni long, mais je me trouve sans doute à la période de dépression musculaire qui se fait sentir chaque jour à un moment donné.
Une descente douce, du plat, puis une plongée rapide dans deux ravins successifs dont les pentes nues et stériles il y a cinq ans, quand j’y passai pour la première fois, commencent à verdoyer par les soins de l’administration forestière, et j’arrive sur le plateau de Pellafol, vestibule du Dévoluy.
On ne tarde pas à dominer de très haut le torrent qui se déroule au pied de formidables falaises de rochers gris  ; la route étroite et sinueuse, munie de parapets aux endroits les plus dangereux, court à flanc du coteau et oblige à une attention soutenue. Le ciel se couvre de nuages  ; le Dévoluy, région sauvage et triste, ne veut pas se montrer sous un soleil riant et je me hâte de crainte que l’orage ne me surprenne dans cette gorge où les abris sont rares. Une masse d’eau égale au moins en volume à celle de la Souloise, où elle se jette, jaillit du pied de la montagne : j’aurais aimé aller voir de près cette source, mais il doit être dangereux de circuler au fond du ravin à cause des pierres qui tombent fréquemment des parois à pic qui le dominent. Je me contente de me rafraîchir à une fontaine bien disposée sur le bord de la route, puis celle-ci de plus en plus rocailleuse m’entraîne vers le torrent que je traverse une première fois presque au ras de l’eau  ; à ma droite, taillée dans la paroi rocheuse de la montagne, une coupure horizontale que je prenais d’abord pour une route. C’est le canal d’irrigation de la plaine de Pellafol qui emprunte ses eaux à la Souloise. Creuser ce canal dans cette paroi verticale n’a pas été un petit travail.
La faim recommence à me talonner  ; il me tarde d’être à Saint-Didier qui m’apparait soudain dans un coin de verdure contrastant avec l’aridité des pierres d’où je sors. L’église est en contrebas de la route, et sur la place transformée en boulodrome, on joue aux boules. Je n’aurais pas cru que ce jeu lyonnais, ou plutôt remis en honneur par la presse lyonnaise, fût pratiqué aussi assidûment dans ces pays perdus  ; quand il n’y a pas de place, on joue sur la route et je faillis à Corps recevoir une boule dans mes roues  ; un danger de plus pour les cyclistes.
Je puis me faire servir à Saint-Didier un bon repas végétarien arrosé de lait excellent et je repars à 13 heures sous un soleil ardent celte lois.
Toute crainte de pluie pour la soirée est dissipée, mais l’atmosphère reste orageuse  ; ce sera pour le lendemain.
En sortant de Saint-Didier, deux routes se présentent, l’une à droite me permettrait de m’échapper plus facilement, par Agnières et La Cluse, de ce cirque que dominent des pics menaçants, des escarpements farouches, entre lesquels on se sent angoissé  ; l’autre à gauche me conduira aux Étroits et à Saint-Étienne-en-Dévoluy, chef-lieu de ce canton misérable. Je tourne à gauche  ; une vieille tour en ruines se détache sur le ciel bleu. De Saint-Didier, on m’a montré l’échancrure par laquelle passe le col du Noyer  ; l’altitude n’en parait pas excessive.
Les Étroits du Dévoluy où j’arrive bientôt ne me donnent pas l’impression que j’en attendais  ; sous le soleil de midi ce passage resserré n’a rien de très farouche. Le torrent gronde au fond d’une fissure excessivement étroite, aux parois verdâtres, entre lesquelles il doit monter comme le lait sur le feu, à l’époque des grandes fontes de neige. Aujourd’hui, il y a relativement peu d’eau. Mes compagnons qui passèrent là dans la soirée ressentirent plus que moi l’impression de tristesse et de découragement qu’on retrouve dans les récits de quelques voyageurs, tant il est vrai que l’éclairage, l’heure, les circonstances exagèrent ou rapetissent les proportions et le caractère de bien des sites célèbres.
Quelques maisons groupées autour d’une modeste église, je suis à Saint-Étienne en Dévoluy. De quelque côté que l’on regarde, on ne voit que des montagnes anguleuses, grises, rayées largement par la neige auprès de laquelle je vais passer avant d’atteindre le col.
Je mets pied à terre au pied de la rampe finale  ; l’épicière qui me vend quelques cartes postales m’informe que plusieurs cyclistes, parmi lesquels se trouvait une dame, ont assisté le matin à la messe et doivent être encore à l’hôtel  ; à l’entrée même du Dévoluy, j’avais croisé un autre cycliste qui en sortait, et en montant au col où passèrent la nuit mes six compagnons retardés par divers accidents, j’allais suivre les traces d’un confrère passé, me dit le cantonnier, trois heures avant moi. Jamais, au dire de ce brave homme, le Dévoluy et surtout le col du Noyer ne vit passer le même jour tant de cyclotouristes. Enfin, comme dit l’autre, dans La Revue du T. C. F., la montagne n’est plus l’apanage des champions  ! Mais le fût-elle jamais  ? Les Fischer, Garin, Terront et autres bouffeurs de records encombrèrent-ils jamais les cols du Noyer, du Galibier et du Parpaillon  ? Que de gens écrivent pour ne rien dire et font faire à chaque ligne faillite au simple bon sens  !
Inutile, n’est-ce pas, de vous confier que je pris pour cette escalade à travers sable et cailloux, mon plus faible développement, 3 mètres, et si j’en avais eu un plus petit je me le serais offert sans fausse honte.
Bien que pédalant sans précipitation (les tours à la minute n’ont jamais convenu à mes pauvres vieilles jambes), je ne tardai pas à rattraper un brave paysan qui courait après un mulet et qui me pria de le faire arrêter au col par le cantonnier  ; car, me dit-il, vous arriverez avant moi.
Voilà, pensai-je, un homme qui se fait une juste idée de la supériorité de la polymultiplication et qui n’a jamais connu la définition du cycliste monomultiplié : un monsieur qui se promène en poussant à côté de lui un vélocipède. Cette définition remonte à 1869  ; elle est malheureusement toujours exacte pour les trois quarts des cyclistes, ainsi que je m’en suis rendu compte ce matin même à l’occasion d’une course d’automobiles à la montée de Planfoy. Cet événement avait attiré vers la montagne les cohortes de banlieusards qui ne fréquentent que la plaine et qui, après une vaine tentative d’enlever de haute lutte les 6 kilomètres à 6 1/4 %, avaient pris le train.
Dans un avenir sans doute prochain, grâce aux efforts combinés des rétroïstes et des lévocyclettistes, on pourra s’offrir pour la montée des côtes un train moins rapide encore. Les rétroïstes parlaient de 4 kilomètres et demi à l’heure et se croyaient bien malins, mais les leviéristes ont déjà abaissé le record à 3 kilomètres 600. C’est de La Revue du T. C. F. de ce mois que nous tirons ces derniers hauts faits des hommes qui ont juré de pousser jusqu’aux extrêmes limites, usque ad absurdum, les perfectionnements de la bicyclette. Au lieu de prendre le train onze qui fait encore du 5 à l’heure, on prendra le train rétro qui sera bientôt, je l’espère, à 4, ou le train levo qui est actuellement à 3 1/2 kilomètres, toujours à l’heure, entendons-nous bien.
Et l’École Stéphanoise qui s’était imaginée que les perfectionnements devaient tendre à augmenter la vitesse de marche sans augmenter la fatigue, même et surtout à la montée des routes véloçables les plus dures, qui s’applaudissait de faire le 10 % à 10 et le 15 % à 8 à l’heure et d’avoir gravi le Ventoux en deux heures et demie  !
Pas de ça, Lisette, le progrès consiste à faire à bicyclette le Ventoux (22 kilomètres) en 6 heures, moins vite que les piétons qui le font en cinq heures.
Le col du Noyer est de la catégorie des cols décevants, de ces cols que l’on croit tenir alors qu’on en est encore loin, tels le Stelvio en venant de Santa Maria ou de Bormio, le Gothard du côté d’Hospenthal. Ce sont des cols à deux étages séparés par un palier ou une pente moindre qui, pendant qu’on gravit la première partie, éloigne et dissimule la seconde. Mon pneu, qui depuis le matin se comportait honnêtement, partage ma déconvenue au point d’en perdre le souffle. Je le sens qui talonne  ; vite un coup de pompe  ; je réparerai au sommet, mais il faut me livrer deux ou trois fois en un quart d’heure à ce peu agréable exercice.
Ah ! que j’ai chaud  ! pas d’autre ombre que celle des poteaux du télégraphe, pas d’autre eau que celle d’un ruisselet qui court à travers un champ de cailloux en contrebas de la route  ; un soleil tropical, une suée à ne me laisser que les os et la peau. Je rencontre pourtant une créature humaine qui sue encore plus que moi.
Derrière le mulet que j’étais chargé d’arrêter, trotte une femme dont le visage ruisselle, dont les cheveux collés aux tempes écarlates ont perdu toute prétention à l’élégance. Je la félicite d’avoir rattrapé le fuyard. « C’est que ça vaut de l’argent, une bête comme ça, me répond-elle  ».
Elle voulait plutôt dire que ce mulet lui était utile et valait du travail. C’est à mon avis une façon de parler erronée et fâcheuse que de toujours estimer en argent la valeur utile, c’est-à-dire la valeur de production ou de consommation des objets que l’on possède. Cela donne à l’idée de l’argent considéré comme monnaie, dans l’esprit des gens peu cultivés, une importance qu’il n’a pas, au préjudice de l’idée de travail qui est la seule importante.
La route, pas fameuse dès le début, finit par n’être à quelques endroits qu’un lit de cailloux  ; on n’avance que par sauts et la roue motrice patine fréquemment. Je côtoie une belle flaque de neige qui alimente un petit bassin où viennent boire quelques troupeaux épars à travers les pierres  ; les bergers m’annoncent que je serai bientôt au bout de mes peines. Cela se voit et cela se sent, car l’air devient vif et même froid.
La maison du cantonnier, massive, aux murs épais, est là juste au sommet. Mon pneu est plat, je renverse ma machine et procède à une inspection méticuleuse. Accident bizarre, je trouve, sortant de la chambre à air, tout près de la valve, une mince arête de fer rouillé, longue de cinq centimètres  ! L’enveloppe est intacte, l’arête est d’ailleurs entrée dans la chambre du côté de la jante et elle a fait trois petits trous sur le côté diamétralement opposé pendant que je talonnais. Ce morceau de fer avait dû pénétrer sous l’enveloppe sans léser d’abord la chambre, il avait dû se loger quelque temps très innocemment dans le fond de la jante d’où, sous une influence inconnue, il avait peu à peu, en se redressant, percé la chambre et l’empâture de la valve qui est en caoutchouc moulé. Je répare avec tous les soins possibles, mais à cet endroit-là les réparations sont peu durables et j’aurai jusqu’au soir à regonfler souvent ce pneumatique. Peut-être aurais-je prévenu cet accident en passant la main sous mon enveloppe lors du précédent démontage  ; c’est une opération qu’on devrait toujours faire et au cours de laquelle on trouve parfois une pointe d’épine, un gravier ou tout autre objet meurtrier à la longue pour la chambre à air. Faute d’avoir pris cette précaution, je dus démonter encore une fois le lendemain matin pour remplacer la pastille collée sur l’empâture et regonfler ensuite toutes les deux heures jusqu’à mon retour. Que mon exemple puisse servir de leçon à ceux qui se pressent toujours trop en réparant un pneumatique. Pendant que je travaille, aidé par la femme du cantonnier, une accorte petite brunette, le cantonnier répond à mes questions.
Il est claquemuré par la neige pendant quatre mois sans pouvoir sortir et ce n’est pas très gai l’existence dans cette solitude où il ne fait vraiment beau comme aujourd’hui que 15 jours par an. Je me félicite d’avoir choisi un de ces quinze jours-là.
— Avez-vous vu passer des automobiles  ?
— Oui, l’an dernier deux petites voitures qui venaient de Gap, et je m’étonne qu’elles aient pu arriver sans encombre.
Je m’en suis étonné aussi quand j’ai fait, un instant après, la descente sur le Noyer.
Le cantonnier donne à boire, à manger, et peut même mettre quelques lits à la disposition des voyageurs.
Mes six compagnons qui n’arrivèrent le soir même là-haut qu’à 20 heures passées, en furent enchantés  ; car ils n’auraient pu, dans l’obscurité, entreprendre la descente.
À leur arrivée, le cantonnier qui était déjà couché — dame, les distractions vespérales manquent au col du Noyer — ne se détermina à ouvrir qu’après avoir minutieusement inspecté les arrivants. Avec des œufs, des pommes de terre et du fromage, on improvisa un repas végétarien où il entra pourtant, m’a-t-on dit, un peu de jambon et l’on eut trois lits pour six.
À 15 heures, je commençai la descente que je comparerai volontiers à celle du col du Parpaillon vers la vallée de l’Ubaye par son tracé au flanc d’une montagne d’où les coulées de pierres sont chose fréquente. Çà et là, on trouve la route barrée par un éboulis ; on peut passer à la rigueur, mais il est plus prudent de mettre pied à terre. Dès qu’on a franchi les premiers lacets encore bien garnis de neige en cette saison, on aperçoit, là-bas tout au fond, le village du Noyer où vraiment il me tardait d’arriver.
La vue, pendant la descente, s’étend jusqu’aux sommets du Pelvoux, mais les alentours immédiats sont bien moins impressionnants qu’au Parpaillon où il semble qu’on va plonger dans un abîme insondable quand le brouillard, comme le jour où nous y passâmes, masque le fond de l’étroite gorge. Au Noyer, tout le monde est dehors  ; je me fais indiquer la route de Lacoue, marquée en pointillé sur ma carte au 1/200 000, mais que le cantonnier m’avait assuré être aussi bonne sinon meilleure que celle de Poligny. À la vérité, elle n’est pas fameuse et elle a des passages tout à fait détestables. Enfin, l’on peut rouler et j’arrive cahin caha à la belle route de Gap à la Mure où je me console de mes tribulations en me laissant filer à la vitesse limite jusqu’au pont sur le Drac.
De là à Corps, c’est une succession de raidillons, de descentes rapides, de montées longues, de passages ensablés à côté d’autres passages admirablement roulants, à lasser les monomultipliés les plus tenaces. Un changement en marche est aussi rendu obligatoire, car les inégalités du terrain se succèdent rapidement.
Si j’avais eu deux heures de plus, j’aurais fait une incursion rapide dans le Valgaudemar, mais je dus me contenter de jeter un regard d’envie vers cette gorge d’où sort un torrent presque aussi important que le Drac et par laquelle on pénètre jusqu’au cœur du massif du Pelvoux. Après Corps, la route descend plus qu’elle ne monte, bien que les contrepentes ne manquent pas, et l’on arrive au Pont-Haut après une descente fatigante pour les freins qu’il faut tenir serrés à cause du mauvais état du sol et des sinuosités incessantes de la route qui obligent à beaucoup de prudence. Cela n’a pourtant rien de comparable avec la descente du Noyer.
De Pont-Haut est situé au fond d’un curieux entassement de montagnes éventrées, qui m’avait frappé quand je passai là pour la première fois en 1902 en allant au col d’Ornon.
Tout doucement, je grimpe à la Mure (4500 mètres et 300 mètres d’élévation) et je descends à 20 heures plus reposé assurément que je ne l’étais en arrivant au col du Noyer, à l’ancien hôtel de la gare dénommé maintenant hôtel de la paix.
Le nouvel hôtel de la gare, toujours dirigé par M. Marron, se trouve à côté de la gare. Deux de mes amis venant du Vercors y descendaient à la même heure et nous passâmes ainsi la nuit sans nous en douter à cent mètres les uns des autres.
À 2 h. 1/2, réveil en musique : vent, pluie, tonnerre, éclairs, toutes les cordes de la lyre vibraient à la fois  ; je me hâtai de fermer les volets et, malgré le bruit, je ne tardai pas à refermer les yeux. La pluie paraissant devoir durer, je renonçai à allonger mon itinéraire de retour qui passait par Vinay, Roybon et Saint-Vallier et je me décidai de rentrer par le plus court. Grenoble, Saint-Etienne de Saint-Geoirs et Andance. J’avais donc du temps de reste et je pouvais dormir tranquillement.
À 7 heures, il pleuvait encore, à 8 heures il pleuvait toujours  ; mais à 9 heures le soleil fit une risette et je partis. Un kilomètre plus loin je dus dérouler le manteau et la pluie se remit à tomber plus drue que jamais. La route était défoncée, ravinée, pleine d’eau  ; la descente Laffrey-Vizille me parut longue, interminable  ; je la fis sous la pluie à une allure de tortue  ; mes deux freins sur jante tinrent bon heureusement, mais j’étais dans les transes. Assis très en arrière, presque sur mon porte-bagage, j’avais fort à faire pour éviter les trop profondes ornières, et pour ne pas déraper dans le sable que la plaie avait amoncelé et qui parfois barrait complètement la route. De temps en temps, je m’arrêtai pour laisser mes jantes se refroidir et mes nerfs se calmer et j’en profitai pour admirer, malgré la brume et la pluie, au-dessous de moi, l’étroit vallon de la Romanche et Vïzille se rapprochant de plus en plus. La pluie me laissa quelque répit jusqu’à Grenoble que je traversai de 11 heures et demie à midi, mais elle recommença ensuite de plus belle. Bref, de 9 heures à 15 heures, je pédalai sous les cataractes célestes et ne m’en portai pas plus mal pour cela. À 19 heures, j’étais à Annonay ou j’oubliais les péripéties de mon excursion auprès de l’aimable famille de mon ami Féasson, un rétroïste de la première heure, plus convaincu que jamais de la supériorité de la rétrodirecte, mais admettant cependant que le rétropédalage peut ne pas être également avantageux pour tous les cyclistes.
La peste soit des gens qui, ayant enfourché un dada, veulent que tout le monde monte en croupe et traitent plus ou moins ouvertement d’ânes bâtés les récalcitrants  ! C’est contre eux que se retournent leurs railleries enfantines. Que penseriez-vous de moi si, parce que je suis satisfait de la tige de selle oscillante, je prétendais que tous les cyclistes doivent l’adopter ?

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